mardi 7 janvier 2014

Qu'est-ce que la déconstruction? (entre Kant et Derrida)





"Il y a une fascination contemporaine autour de Kant que Derrida avait impulsée par sa manière habile de rendre sensible le décadrage du criticisme. Kant, par ses trois critiques,  construit une étrange anagramme qu’il s’agit de redessiner en marge de sa continuité affichée. Prise dans son sens étymologique, une anagramme est un chamboulement, une inversion des lettres dont la lecture se trouve du coup démantelée. En quel sens suivre alors ce graffiti, la composition de ses filaments et de ses lignes désorientées dans une doctrine philosophique « Critique », elle qui pose en son cœur la question de son orientation : comment s’orienter dans la pensée ?[1] Il y a un conflit au sein des différentes doctrines dont Kant n'aborde que fort tardivement l’anagramme. On y pressent le démantèlement intégral d’un système placé au centre de la philosophie occidentale, celui dont le sens suit un ordre de lecture partant de gauche à droite et du haut vers le bas. Heidegger avait déjà prêté attention aux deux versions superposées de la Critique de la raison pure dont la structure venait compliquer l’ordre de sa lecture. La traduction française, aux éditions PUF, en donne une mise en page qui laisse au lecteur le soin de lire les textes en regard, sautant de l’un à l’autre par-dessus une marge qui existe bien dans la pensée de l’auteur. Ouverture d’un couloir dans le texte, un pied de page qui fonctionne non seulement comme une marge mais comme le mouvement exorbitant d’une révolution, celle de la philosophie. Révolution, force centrifuge qui produisent des fils, des passages plus troublants que ne le fut la vision solaire de Copernic. On dirait que le criticisme, en faisant tourner le monde autour d’un axe inédit, conduit à une dissémination de ses gonds qui ne tournent plus selon la ligne d’une lecture successive. Elle emprunte désormais des formes de constellations, des systèmes à branes, des hyper-cordes pour perforer notre conception de l’espace et du temps. En son sein, nous sommes plongés dans une dissémination qui ne s’ordonne que de façon idéale. L’idéalité de l’espace-temps que Kant lamine en « un divers » phénoménal conduit à un réseau de constellations aux angulations souvent aberrantes.
De ce démantèlement vont surgir des nébuleuses qui confèrent au Criticisme sa complexité architectonique. Il s’agit en premier lieu de la constellation conflictuelle des facultés humaines que Kant n’ordonne pas à la loi du temps successif de la lecture ou de la pensée associative. On dirait plutôt une  écriture asynchrone, placée hors de la suite réglée d’une méditation bien menée. Les trois Critiques entrent dans un jeu de composition grammatologique. Celui-ci dessine des relations non-linéaires comme ferait un réseau de renvois capables de sauter de l’une à l’autre. Voici que se déploie, sous cette révolution étrange, une analytique faite de tables, de tableaux et de cadres, avec des antinomies qu’on ne saurait lire autrement qu’en parallèle. Cette étrange construction déjoignant les trois Critiques, Derrida va l’aborder en « surchargeant le texte de guillemets, de guillemets entre les guillemets, d’italiques, de crochets, de gestes pictographiés » multipliant « les raffinements de ponctuation dans tous les codes »[2]. A la considération mécanique de l’ouvrage, Derrida superpose une approche quantique, sensible aux paradoxes, à l’incertitude des micro-constructions textuelles. Et il n’en fallait pas moins, pour le montrer, qu’un livre étrange, assez nouveau, fait de sauts brusques, de singularités brisées, d’angles de raccordement. La vérité en peinture de Derrida est d’abord, sur le plan typographique de son exposition, une « désangulation » critique bordant chaque paragraphe d’un vide impossible à combler. Se pratiquent des coupures, des plans fixes qu’on peut également associer par court-circuit selon une temporalité qui n’est plus du tout celle de la succession. Entre les paragraphes, se dessinent des crochets qui sont des points d’accroches, des passages brutaux, selon une continuité brusque, surprenante. On dirait les côtés d’un dé qui s’ouvrent, se scindent et inaugurent leur chute en laissant dans la marge des broches, des traits angulaires dont nous voyons l’écart qui se creuse comme la dérive des continents va déployer sa faille au lieu de l’occulter.

Cette faille quasi tellurique, cette ligne en puzzle, nous la croisons déjà chez Platon qui sépare en deux la réalité sensible et intelligible. La philosophie platonicienne avait aggravé cette fêlure selon deux côtés, deux mondes qu’il s’agit néanmoins de réduire « en un » à la faveur de l’analogie et de la proportion. Du monde sensible au monde intelligible, l’écart se décuple en suivant le paradoxe de Zénon pour diviser chaque fois par deux la distance qui reste à parcourir. Il y a dans la philosophie une obstination à enchaîner, à combler les fentes de son exposition, lui imposant l’ordre d’une construction linéaire (d’où l’importance de la ligne fameuse donnée dans La République…). Les mots, le sens qui débouche sur un référent se voient désormais embranchés selon une ligne, une ligne que l’habitude ne voit pas, qu’on ne sent plus, comme s’efface une signature de plus en plus abrégée, de moins en moins lisible[3]. Il y a, en toute ligne, un espacement qui constitue le signe écrit et qui l’emmanche selon une orientation devenue insensible, comme perdue en chemin. Aussi le trait, composant la ligne,  n’est jamais interrogé comme tel -sauf à prendre au sérieux l’espacement de la littérature que nous fait découvrir l’obstination de Blanchot pour le vide et la béance. Cette disparation est vraie autant de l’écriture que de la peinture, toujours recouverte par des procédures pour occulter la césure au fond de toute association. On ne voit jamais un trait, celui-ci se confiant au sfumato nuageux de la couleur qui le recouvre en un lieu devenu invisible. Mais c’est encore plus fortement le cas de l’incise chirurgicale du dessin.
Un dessin est une idéalité, un tracé tellement net qu’il réclame une pointe invisible, une lame de rasoir -plume, stylet, encre de chine à la finesse micrologique. Le dessin trace des marbrures surréelles sur le papier. Et elles savent se faire oublier, s’évaporent comme une encre sympathique. En effet, nous ne voyons jamais un trait mais une forme. La ligne se fait chose ou paysage : ceci n’est pas un trait mais une pipe, une silhouette, le corps d’un navire plié sur papier. Le trait de Cézanne délivre une pomme, celui de Manet le jaune d’un citron. Tracée dans cet oubli, la vérité de la peinture pourra émerger comme évidence. Dans sa radiation, le cerne noir se fait objet au lieu de ligne, s’efface dans la consistance de la figure. Le trait se retire comme trait pour libérer des motifs, détacher des volumes, séparer l’horizon du papier afin de produire un partage, une coupe entre le ciel et la terre. La finesse de l’incise séparatrice s’enfonce de plus en plus dans la profondeur du support, se perd dans ce médium quand le peintre se met à lustrer la toile à la cire pour effacer toutes les traces, toute bavure de ce parasite refoulé. Il y a ainsi une espèce de « retrait du trait » dans la profondeur du papier. Mais c’est déjà le cas de l’écriture que nous lisons, du roman qui nous perd dans les formes complexes de l’artifice.
La ligne de la page se retire quand la lecture se distrait à en suivre le sens. « Un trait n’apparait jamais, jamais lui-même, puisqu’il marque la différence entre les formes ou les contenus de l’apparaître. Un trait n’apparaît jamais, jamais lui-même, jamais une première fois (…).»[4]  En s’en prenant à cette coupe, à cette découpe, ce sont évidemment les partages du sens adoptés en occident qui se voient mis à mal. Le trait n’est pas phénomène, et il n’y a pas de phénoménologie du trait qui requiert une ontologie encore incertaine. Celle-ci n’émerge que par visée déconstructrice ou critique. C’est Kant qui, le premier, cherche à dégager le sol sur lequel l’occident prend son essor en tant que logos. Ce pourquoi, la philosophie de Kant redessine les « constellations facultatives » pour chacune des trois Critiques quand il s’agit de sonder les limites et les points de recoupement qui rendent possible une pensée, un jugement, une aperception. Toute critique porte sur une limite. Jusqu’où peut-on adopter une vérité, à partir de quel seuil devant nous changer de modèle, de ligne ? Passée quelle frontière cette ligne se fibre-t-elle, émerge dans son inanité ou selon une direction insoupçonnée ?  Ainsi de la première Critique qui n’interroge pas simplement le mode de ce qui apparaît mais qui pose les limites de l’apparaître, le bord d’une île qui s’expose et se phénoménalise devant un océan inconnaissable où ne  valent plus les mêmes règles de jeu.
Il y a, chez Kant, la délimitation d’un espace qui s’enlève sur des lignes de front au bord du vide, laissant un dessin ou comme un foyer focal, un trait anagrammatique qui vise un horizon. Mais cet horizon ne relève d’aucune expérience. Il est foyer focal qui ne fait plus l’objet d’une exposition possible sauf dans l’ordre de la fiction. Sur le plan de la raison, ces visées cessent d’être imaginaires. Elles sont des ouvertures, des trouées, des fenêtres qui aménagent des écarts projectifs. Elles sont donc soigneusement balisées dans le corps du texte kantien, dans les différentes versions qui se recouvrent. Cette anagramme ne se dessine pas évidemment en tant qu’écriture cursive, thématique, lisible comme le sont les propositions de la langue. Elle n’orne aucune page en particulier comme ferait une illustration précise. Il faut la lire plutôt entre, au milieu des trois Critiques qui se disposent de manière particulière l’une vis à vis de l’autre. De tels traits, invisibles parce que tracés d’un ouvrage vers le suivant, de telles lignes de passage et de partage, au lieu de se retirer de façon absolue, persistent dans l’œuvre de Kant pour le lecteur qui en fouille les frontispices et les marges. Au point d’ailleurs que les lignes en question ne valent que par « hors d’œuvres »[5], passent par des passe-partout insaisissables, nécessitant un art de serrurier – Derrida cambrioleur ! Sur d’autres fronts, les passages se réalisent d’une façon parasitaire d’après une symptomatologie qui pose un véritable problème de composition au philosophe allemand. Il y a, dans la philosophie critique de Kant, des écarts entre la Critique de la raison pure et la Critique de la raison pratique, des failles dont on voit bien le dessin et les schémas mais, tout en les voyant comme de véritables antinomies, ces dernières seront reprises par le philosophe dans l’espoir d’une résolution absolue qui ne soit ni fictive ni paralogique. Difficile néanmoins de combler la fente sans un recours à l’imagination. L’abime sera si profond qu’il faudra bien que Kant en vienne à expliciter par l’imagination ce conflit dans une dernière Critique, la troisième, celle de La faculté de juger que Derrida retient comme cadre de son exposé. Un pont jeté entre la première et la seconde Critique, un interlude dont l’écriture s’écrit entre, passant partout, de l’une à l’autre, au point de ventiler sous de nouveaux raccords et en un singulier hiéroglyphe la totalité du système.

La manière dont Derrida s’embarque dans le conflit des trois critiques est un peu celle d’un marin sur ses cordages capable de laisser voir l’ensemble des nœuds en une anagramme, une constellation impossible à joindre selon la logique d’une ligne ou d’une proposition grammaticalement ordonnée. Le trait par lequel se ficelle le criticisme est un trait qui passe entre les côtés que forment les livres successifs et bouclés sur eux. C’est un trait irrégulier, disjoint comme un fil peut se fibrer, s’ouvrir, confié à la dissémination d’une écriture qui revient sans cesse sur les notes déjà écrites, placées en d’autres volumes  et qui supposent une marge devenue essentielle. La philosophie de Kant s’expose à un espace qui ne possède « ni dedans, ni dehors, il s’espace sans se laisser encadrer mais il ne se tient pas hors du cadre. Il travaille, fait travailler, laisse travailler le cadre »[6]. Se noue un assemblage selon une trame qui permet de comprendre mieux la construction du système. Où il s’agit de longer le mouvement d’une navette qui tienne compte des marges, du cadre de l’ouvrage selon certaines clefs plus explicites que si le texte était lu de façon linéaire. On pourrait donc se demander si au-delà du texte, la quadrature de l’ornementation, la distribution de l’œuvre n’ont pas leur importance singulière. Ce qui s’expose en philosophie dépend tout autant d’un frontispice que d’une forme d’exposition linéaire. Pourrait-on d’ailleurs parler du corps d’un texte sans la parure et le parergon capable de le revêtir ?
Aucun livre ne possède de véritable couverture, ne se laisse barder de cuir, d’un fermoir nettement tranché. Et cela est flagrant du mode de composition que Kant poursuit livre après livre, quand il est nécessaire de recourir à des Prolégomènes ou à des Fondements, des exposés et des secondes éditions… Autant de notices, notules, tables répétées par-dessus l’espace de séparation qui ferme les ouvrages sur leur dos. Comment comprendre cette répartition, ce système de cadrage, telle est la question de Derrida au moment où la part décorative, la mise en page devient elle-même un motif de composition : un voile jeté sur les ouvertures imaginaires, trop fictives, un parergon recouvrant la décomposition de l’œuvre, les articulations qui posent problèmes par des joints oubliés dans le retrait du trait. On voit bien alors que « la vérité pourrait se présenter ou se représenter tout autrement, selon d’autres modes », dans l’écart, ou dans le tracé « qui ne s’ouvre pas seulement au-dessus du gouffre mais tient ensemble des rives adverses »[7]. Et c’est cette partition de la bordure qui fait l’objet autant de Parages que de La vérité en peinture, sans omettre l’importance des cadres tout comme du paramétrage de son espace d’exposition. On parlerait aujourd’hui plutôt de son installation plastique, son dispositif ou montage. Il en va des livres de philosophie comme du « passe-partout » des encadreurs, une surface généralement découpée dans un carré de carton pour préfigurer la dimension de l’œuvre, substitut sur lequel on évalue l’ouverture en donnant ainsi l’avant-goût de la meilleure moulure possible[8].
Des passe-partout se dessinent entre chaque ouvrage, comme si tout ouvrage ne se contentait pas seulement de se laisser ouvrir et feuilleter mais était ouvert : rien qu’une ouverture en enfilade sur d’autres ouvertures. Ainsi des Tables du jugement réparties comme un singulier coup de dés par-dessus tous les livres de Kant. Tout un système solaire dont les révolutions et les gravités multidirectionnelles s’intègrent dans des « univers-iles », des nébuleuses extragalactiques que le fonctionnement de la pensée manifeste en une complexité semblable[9]. Dans le hors d’œuvre qui s’ouvre au sein de l’œuvre, dans le regard qui creuse un passage vers des reprises, des répétitions et des agencements multiformes la ligne de l’écriture se fourche, cesse de longer la droite pour aller en des sens inverses et révulser l’ordre de la lecture vers d’autres galaxies du sens. L’île sur laquelle se tient la première Critique de Kant se comporte de plus en plus comme un univers complexe abordé déjà dans les ouvrages précritiques. Œuvrer c’est alors ouvrir l’ouvrage, faire de « l’ouvrir » l’ouvrage lui-même, le point de forage qui redistribue les constellations de la pensée : déconstruire si l’on veut mais de manière tout à fait créatrice. « Ce serait à peu près là le lieu d’une préface ou d’un avertissement, entre la couverture portant les noms (auteur et éditeur) et les titres (ouvrage et collection ou champ), le copyright, la page de garde et d’autre part, le premier mot du livre[10] » -mais on pourrait y ajouter pour la Critique de la raison pure, l’exergue, la lettre au Baron de Zeidlitz, passe-partout qui expose l’ouvrage au jugement du lecteur en liant la raison pure des sciences à l’intérêt politique pourtant étranger à l’économie de son titre."   


Jean-Clet Martin 
extrait de Derrida, un démantèlement de l'occident, Ed. Max Milo






[1] Cf. Derrida Mochlos ou le conflit des facultés, in Philosophie n°2, Paris, Minuit, 1984, repris dans Du droit à la philosophie, op. cit. p. 397.
[2] Derrida, La vérité en peinture, Champs-Flammarion, 1978, p. 6.
[3] Une telle abrogation de la ligne n’est pas étrangère au texte de Derrida Signature événément contexte qui clôt Marges de la philosophie, sensible aux « traits nucléaires de toute écriture », p. 376. De même du texte Signéponge qui concerne le processus de l’éponge, de l’effacement dans la constitution du poème.
[4] Ibid. p. 16
[5] Ibid. p. 17 remarques sur le passe-partout.
[6] Ibid. p. 16. Il s’agit là encore d’une référence à Théophile Gautier « Curiosités de toutes sortes, plâtres, moulages, esquisses, copies, passe-partout remplis de gravures », cité par Derrida p. 18.
[7] Ibid. p. 10.
[8] Ibid. p. 17.
[9] La comparaison du « ciel étoilé au-dessus de moi et la loi morale en moi » n’est pas sans rappeler l’intérêt de Kant pour les univers-îles abordés dans l’Histoire générale de la Nature et théorie  du ciel, Paris, 1984, pp 95-96.
[10] Ibid. p. 17.

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