"Il y a une fascination contemporaine autour de Kant que Derrida avait impulsée par sa manière habile de rendre sensible le décadrage du criticisme. Kant, par ses trois critiques, construit une étrange anagramme qu’il s’agit de redessiner en marge de sa continuité affichée. Prise dans son sens étymologique, une anagramme est un chamboulement, une inversion des lettres dont la lecture se trouve du coup démantelée. En quel sens suivre alors ce graffiti, la composition de ses filaments et de ses lignes désorientées dans une doctrine philosophique « Critique », elle qui pose en son cœur la question de son orientation : comment s’orienter dans la pensée ?[1] Il y a un conflit au sein des différentes doctrines dont Kant n'aborde que fort tardivement l’anagramme. On y pressent le démantèlement intégral d’un système placé au centre de la philosophie occidentale, celui dont le sens suit un ordre de lecture partant de gauche à droite et du haut vers le bas. Heidegger avait déjà prêté attention aux deux versions superposées de la Critique de la raison pure dont la structure venait compliquer l’ordre de sa lecture. La traduction française, aux éditions PUF, en donne une mise en page qui laisse au lecteur le soin de lire les textes en regard, sautant de l’un à l’autre par-dessus une marge qui existe bien dans la pensée de l’auteur. Ouverture d’un couloir dans le texte, un pied de page qui fonctionne non seulement comme une marge mais comme le mouvement exorbitant d’une révolution, celle de la philosophie. Révolution, force centrifuge qui produisent des fils, des passages plus troublants que ne le fut la vision solaire de Copernic. On dirait que le criticisme, en faisant tourner le monde autour d’un axe inédit, conduit à une dissémination de ses gonds qui ne tournent plus selon la ligne d’une lecture successive. Elle emprunte désormais des formes de constellations, des systèmes à branes, des hyper-cordes pour perforer notre conception de l’espace et du temps. En son sein, nous sommes plongés dans une dissémination qui ne s’ordonne que de façon idéale. L’idéalité de l’espace-temps que Kant lamine en « un divers » phénoménal conduit à un réseau de constellations aux angulations souvent aberrantes.
De ce
démantèlement vont surgir des nébuleuses qui confèrent au Criticisme sa complexité architectonique. Il s’agit en premier lieu
de la constellation conflictuelle des facultés humaines que Kant n’ordonne pas
à la loi du temps successif de la lecture ou de la pensée associative. On
dirait plutôt une écriture asynchrone,
placée hors de la suite réglée d’une méditation bien menée. Les trois Critiques entrent dans un jeu de
composition grammatologique. Celui-ci dessine des relations non-linéaires comme
ferait un réseau de renvois capables de sauter de l’une à l’autre. Voici que se
déploie, sous cette révolution étrange, une analytique faite de tables, de
tableaux et de cadres, avec des antinomies qu’on ne saurait lire autrement
qu’en parallèle. Cette étrange construction déjoignant les trois Critiques, Derrida va l’aborder en
« surchargeant le texte de guillemets, de guillemets entre les guillemets,
d’italiques, de crochets, de gestes pictographiés » multipliant « les
raffinements de ponctuation dans tous les codes »[2]. A
la considération mécanique de l’ouvrage, Derrida superpose une approche
quantique, sensible aux paradoxes, à l’incertitude des micro-constructions
textuelles. Et il n’en fallait pas moins, pour le montrer, qu’un livre étrange,
assez nouveau, fait de sauts brusques, de singularités brisées, d’angles de
raccordement. La vérité en peinture de
Derrida est d’abord, sur le plan typographique de son exposition, une
« désangulation » critique bordant chaque paragraphe d’un vide
impossible à combler. Se pratiquent des coupures, des plans fixes qu’on peut
également associer par court-circuit selon une temporalité qui n’est plus du
tout celle de la succession. Entre les paragraphes, se dessinent des crochets
qui sont des points d’accroches, des passages brutaux, selon une continuité
brusque, surprenante. On dirait les côtés d’un dé qui s’ouvrent, se scindent et
inaugurent leur chute en laissant dans la marge des broches, des traits angulaires
dont nous voyons l’écart qui se creuse comme la dérive des continents va déployer
sa faille au lieu de l’occulter.
Cette faille
quasi tellurique, cette ligne en puzzle, nous la croisons déjà chez Platon qui
sépare en deux la réalité sensible et intelligible. La philosophie
platonicienne avait aggravé cette fêlure selon deux côtés, deux mondes qu’il
s’agit néanmoins de réduire « en un » à la faveur de l’analogie et de
la proportion. Du monde sensible au monde intelligible, l’écart se décuple en
suivant le paradoxe de Zénon pour diviser chaque fois par deux la distance qui
reste à parcourir. Il y a dans la philosophie une obstination à enchaîner, à
combler les fentes de son exposition, lui imposant l’ordre d’une construction
linéaire (d’où l’importance de la ligne fameuse donnée dans La République…). Les mots, le sens qui
débouche sur un référent se voient désormais embranchés selon une ligne, une
ligne que l’habitude ne voit pas, qu’on ne sent plus, comme s’efface une signature
de plus en plus abrégée, de moins en moins lisible[3].
Il y a, en toute ligne, un espacement qui constitue le signe écrit et qui
l’emmanche selon une orientation devenue insensible, comme perdue en chemin.
Aussi le trait, composant la ligne, n’est jamais interrogé comme tel -sauf à
prendre au sérieux l’espacement de la littérature que nous fait découvrir
l’obstination de Blanchot pour le vide et la béance. Cette disparation est vraie
autant de l’écriture que de la peinture, toujours recouverte par des procédures
pour occulter la césure au fond de toute association. On ne voit jamais un
trait, celui-ci se confiant au sfumato
nuageux de la couleur qui le recouvre en un lieu devenu invisible. Mais c’est
encore plus fortement le cas de l’incise chirurgicale du dessin.
Un dessin est
une idéalité, un tracé tellement net qu’il réclame une pointe invisible, une
lame de rasoir -plume, stylet, encre de chine à la finesse micrologique. Le
dessin trace des marbrures surréelles sur le papier. Et elles savent se faire
oublier, s’évaporent comme une encre sympathique. En effet, nous ne voyons jamais
un trait mais une forme. La ligne se fait chose ou paysage : ceci n’est
pas un trait mais une pipe, une silhouette, le corps d’un navire plié sur
papier. Le trait de Cézanne délivre une pomme, celui de Manet le jaune d’un
citron. Tracée dans cet oubli, la vérité de la peinture pourra émerger comme
évidence. Dans sa radiation, le cerne noir se fait objet au lieu de ligne, s’efface
dans la consistance de la figure. Le trait se retire comme trait pour libérer
des motifs, détacher des volumes, séparer l’horizon du papier afin de produire
un partage, une coupe entre le ciel et la terre. La finesse de l’incise
séparatrice s’enfonce de plus en plus dans la profondeur du support, se perd dans
ce médium quand le peintre se met à lustrer la toile à la cire pour effacer
toutes les traces, toute bavure de ce parasite refoulé. Il y a ainsi une espèce
de « retrait du trait » dans la profondeur du papier. Mais c’est déjà
le cas de l’écriture que nous lisons, du roman qui nous perd dans les formes
complexes de l’artifice.
La ligne de la
page se retire quand la lecture se distrait à en suivre le sens. « Un
trait n’apparait jamais, jamais lui-même, puisqu’il marque la différence entre
les formes ou les contenus de l’apparaître. Un trait n’apparaît jamais, jamais
lui-même, jamais une première fois (…).»[4] En s’en prenant à cette coupe, à cette
découpe, ce sont évidemment les partages du sens adoptés en occident qui se
voient mis à mal. Le trait n’est pas phénomène, et il n’y a pas de
phénoménologie du trait qui requiert une ontologie encore incertaine. Celle-ci
n’émerge que par visée déconstructrice ou critique. C’est Kant qui, le premier,
cherche à dégager le sol sur lequel l’occident prend son essor en tant que logos. Ce pourquoi, la philosophie de
Kant redessine les « constellations facultatives » pour chacune des
trois Critiques quand il s’agit de
sonder les limites et les points de recoupement qui rendent possible une
pensée, un jugement, une aperception. Toute critique porte sur une limite.
Jusqu’où peut-on adopter une vérité, à partir de quel seuil devant nous changer
de modèle, de ligne ? Passée quelle frontière cette ligne se fibre-t-elle,
émerge dans son inanité ou selon une direction insoupçonnée ? Ainsi de la première Critique qui n’interroge pas simplement le mode de ce qui apparaît
mais qui pose les limites de l’apparaître, le bord d’une île qui s’expose et se
phénoménalise devant un océan inconnaissable où ne valent plus les mêmes règles de jeu.
Il y a, chez
Kant, la délimitation d’un espace qui s’enlève sur des lignes de front au bord
du vide, laissant un dessin ou comme un foyer focal, un trait anagrammatique
qui vise un horizon. Mais cet horizon ne relève d’aucune expérience. Il est
foyer focal qui ne fait plus l’objet d’une exposition possible sauf dans
l’ordre de la fiction. Sur le plan de la raison, ces visées cessent d’être
imaginaires. Elles sont des ouvertures, des trouées, des fenêtres qui aménagent
des écarts projectifs. Elles sont donc soigneusement balisées dans le corps du
texte kantien, dans les différentes versions qui se recouvrent. Cette anagramme
ne se dessine pas évidemment en tant qu’écriture cursive, thématique, lisible
comme le sont les propositions de la langue. Elle n’orne aucune page en particulier
comme ferait une illustration précise. Il faut la lire plutôt entre, au milieu des
trois Critiques qui se disposent de
manière particulière l’une vis à vis de l’autre. De tels traits, invisibles
parce que tracés d’un ouvrage vers le suivant, de telles lignes de passage et
de partage, au lieu de se retirer de façon absolue, persistent dans l’œuvre de
Kant pour le lecteur qui en fouille les frontispices et les marges. Au point
d’ailleurs que les lignes en question ne valent que par « hors d’œuvres »[5],
passent par des passe-partout insaisissables,
nécessitant un art de serrurier – Derrida cambrioleur ! Sur d’autres fronts,
les passages se réalisent d’une façon parasitaire d’après une symptomatologie
qui pose un véritable problème de composition au philosophe allemand. Il y a,
dans la philosophie critique de Kant, des écarts entre la Critique de la raison pure et la Critique de la raison pratique, des failles dont on voit bien le
dessin et les schémas mais, tout en les voyant comme de véritables antinomies,
ces dernières seront reprises par le philosophe dans l’espoir d’une résolution
absolue qui ne soit ni fictive ni paralogique. Difficile néanmoins de combler
la fente sans un recours à l’imagination. L’abime sera si profond qu’il faudra
bien que Kant en vienne à expliciter par l’imagination ce conflit dans une
dernière Critique, la troisième,
celle de La faculté de juger que
Derrida retient comme cadre de son exposé. Un pont jeté entre la première et la
seconde Critique, un interlude dont
l’écriture s’écrit entre, passant partout, de l’une à l’autre, au point de
ventiler sous de nouveaux raccords et en un singulier hiéroglyphe la totalité
du système.
La manière dont
Derrida s’embarque dans le conflit des trois critiques est un peu celle d’un
marin sur ses cordages capable de laisser voir l’ensemble des nœuds en une
anagramme, une constellation impossible à joindre selon la logique d’une ligne
ou d’une proposition grammaticalement ordonnée. Le trait par lequel se ficelle
le criticisme est un trait qui passe entre les côtés que forment les livres
successifs et bouclés sur eux. C’est un trait irrégulier, disjoint comme un fil
peut se fibrer, s’ouvrir, confié à la dissémination d’une écriture qui revient
sans cesse sur les notes déjà écrites, placées en d’autres volumes et qui supposent une marge devenue
essentielle. La philosophie de Kant s’expose à un espace qui ne possède
« ni dedans, ni dehors, il s’espace sans se laisser encadrer mais il ne se
tient pas hors du cadre. Il travaille, fait travailler, laisse travailler le
cadre »[6].
Se noue un assemblage selon une trame qui permet de comprendre mieux la
construction du système. Où il s’agit de longer le mouvement d’une navette qui tienne
compte des marges, du cadre de l’ouvrage selon certaines clefs plus explicites
que si le texte était lu de façon linéaire. On pourrait donc se demander si au-delà
du texte, la quadrature de l’ornementation, la distribution de l’œuvre n’ont
pas leur importance singulière. Ce qui s’expose en philosophie dépend tout
autant d’un frontispice que d’une forme d’exposition linéaire. Pourrait-on
d’ailleurs parler du corps d’un texte sans la parure et le parergon capable de le revêtir ?
Aucun livre ne
possède de véritable couverture, ne se laisse barder de cuir, d’un fermoir
nettement tranché. Et cela est flagrant du mode de composition que Kant
poursuit livre après livre, quand il est nécessaire de recourir à des Prolégomènes ou à des Fondements, des exposés et des secondes
éditions… Autant de notices, notules, tables répétées par-dessus l’espace de
séparation qui ferme les ouvrages sur leur dos. Comment comprendre cette
répartition, ce système de cadrage, telle est la question de Derrida au moment
où la part décorative, la mise en page devient elle-même un motif de
composition : un voile jeté sur les ouvertures imaginaires, trop fictives,
un parergon recouvrant la
décomposition de l’œuvre, les articulations qui posent problèmes par des joints
oubliés dans le retrait du trait. On voit bien alors que « la vérité
pourrait se présenter ou se représenter tout autrement, selon d’autres
modes », dans l’écart, ou dans le tracé « qui ne s’ouvre pas
seulement au-dessus du gouffre mais tient ensemble des rives adverses »[7].
Et c’est cette partition de la bordure qui fait l’objet autant de Parages que de La vérité en peinture, sans omettre l’importance des cadres tout
comme du paramétrage de son espace d’exposition. On parlerait aujourd’hui
plutôt de son installation plastique,
son dispositif ou montage. Il en va des livres de philosophie comme du « passe-partout »
des encadreurs, une surface généralement découpée dans un carré de carton pour
préfigurer la dimension de l’œuvre, substitut sur lequel on évalue l’ouverture
en donnant ainsi l’avant-goût de la meilleure moulure possible[8].
Des
passe-partout se dessinent entre chaque ouvrage, comme si tout ouvrage ne se
contentait pas seulement de se laisser ouvrir et feuilleter mais était ouvert : rien qu’une ouverture en
enfilade sur d’autres ouvertures. Ainsi des Tables
du jugement réparties comme un singulier coup de dés par-dessus tous les
livres de Kant. Tout un système solaire dont les révolutions et les gravités multidirectionnelles
s’intègrent dans des « univers-iles », des nébuleuses extragalactiques
que le fonctionnement de la pensée manifeste en une complexité semblable[9].
Dans le hors d’œuvre qui s’ouvre au sein de l’œuvre, dans le regard qui creuse
un passage vers des reprises, des répétitions et des agencements multiformes la
ligne de l’écriture se fourche, cesse de longer la droite pour aller en des
sens inverses et révulser l’ordre de la lecture vers d’autres galaxies du sens.
L’île sur laquelle se tient la
première Critique de Kant se comporte
de plus en plus comme un univers complexe abordé déjà dans les ouvrages précritiques. Œuvrer c’est alors ouvrir
l’ouvrage, faire de « l’ouvrir »
l’ouvrage lui-même, le point de forage qui redistribue les constellations de la
pensée : déconstruire si l’on
veut mais de manière tout à fait créatrice. « Ce serait à peu près là le
lieu d’une préface ou d’un avertissement, entre la couverture portant les noms
(auteur et éditeur) et les titres (ouvrage et collection ou champ), le copyright, la page de garde et d’autre
part, le premier mot du livre[10] »
-mais on pourrait y ajouter pour la Critique
de la raison pure, l’exergue, la lettre au Baron de Zeidlitz, passe-partout
qui expose l’ouvrage au jugement du lecteur en liant la raison pure des
sciences à l’intérêt politique pourtant étranger à l’économie de son titre."
[1] Cf. Derrida Mochlos ou le conflit des facultés, in Philosophie n°2, Paris, Minuit, 1984, repris dans Du droit à la philosophie, op. cit. p.
397.
[2] Derrida, La vérité en peinture, Champs-Flammarion, 1978, p. 6.
[3] Une telle abrogation de la ligne
n’est pas étrangère au texte de Derrida Signature
événément contexte qui clôt Marges de
la philosophie, sensible aux « traits nucléaires de toute
écriture », p. 376. De même du texte Signéponge
qui concerne le processus de l’éponge, de l’effacement dans la constitution du
poème.
[4] Ibid. p. 16
[5] Ibid. p. 17 remarques sur le passe-partout.
[6] Ibid. p. 16. Il s’agit là encore d’une référence à Théophile
Gautier « Curiosités de toutes sortes, plâtres, moulages, esquisses,
copies, passe-partout remplis de gravures », cité par Derrida p. 18.
[7] Ibid. p. 10.
[8] Ibid. p. 17.
[9] La comparaison du « ciel
étoilé au-dessus de moi et la loi morale en moi » n’est pas sans rappeler
l’intérêt de Kant pour les univers-îles abordés dans l’Histoire générale de la Nature et théorie du ciel, Paris, 1984, pp 95-96.
[10] Ibid. p. 17.
........A LIRE......
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