Le livre
de Jean-Clet Martin - Derrida. Un
démantèlement de l’Occident – n’est pas "sur" Derrida. Il est, sûrement, au plus proche de
Derrida ; il l’est même, je dirai, très
exactement. Qu’il ne soit pas sur
veut simplement dire qu’il n’est pas en surplomb. Martin constitue dans son
écriture, dans le sillon de Nietzsche et d’un jugement de Dieu passé aux
oubliettes[1],
la promesse d’une immanence de lecture qui ne se destine pas au discours
universitaire, c’est-à-dire au commentaire. Il s’agit, pour Martin, d’écrire la
philosophie, autrement dit d’y faire paraître une littérature ; un style.
Il aura
donc écrit Derrida[2]. Il nous
dit : « le livre que je donne de Derrida » (240) ; il ne
nous dit pas qu’il donne un livre sur
Derrida, mais bien de Derrida. Comme
si, d’une certaine manière, le livre avait été écrit par Derrida – carte
postale renversante : Derrida écrivant, et Martin derrière ? Ce
serait simplifier la scène, car ce Derrida-là n’est pas Jacques, pas Jacques
D., pas de cette façon, de cette singularisation-là – chaque vie a son
« tracé » (293). Mais, comme avec (d’après, ou de) Derrida, il n’est
nul « propre », le problème n’est pas d’attribution, mais de
rencontre, croisement, reprise, trace et répétition. La mort, pour la
déconstruction, est « restée ouverte » (292) – entendez ici restée à la manière d’un nom commun,
comme on dirait « la jetée » : la mort est la restée ouverte, elle n’est pas cachot[3].
D’où les spectres, c’est-à-dire « l’écriture d’une espèce qui vient hanter
une matière » (120). Le livre que Martin donne de Derrida est donc hérité,
ce qui se passe de l’un à l’autre, jusqu’au lecteur, et répété – « c’est
la répétition qui démantèle » (47-48). C’est cela, le démantèlement de l’Occident,
cette manière de ne plus aller de l’Orient vers l’Occident, de l’Est vers
l’Ouest, puisque ce qui est à l’Ouest, carrément à l’Ouest, revient. « La mort n’est pas la
vérité aboutie » (291).
Cela,
comment l’écrire ? Certainement pas – j’y insiste – en allant « à
l’essentiel » ; le lecteur doit pouvoir « s’oublier au moment de
la lecture », oubli au sens de « distraction », passivité, être
« retranché de son horizon personnel » (211). Ces lignes nous disent
quelque chose de l’écriture du point d’un lecteur : ne cherchez pas
l’essentiel signifie : ne cherchez pas, volontairement, activement,
utilitairement, immunitairement, le lieu en ce livre de l’essentiel,
c’est-à-dire de la formule-butin que l’on pourrait emporter dans son
commentaire. Il faut que le texte « ne s’efface pas devant les exigences
d’aller à l’essentiel ». Amener le littéraire en philosophie, ce n’est pas
pour faire joli, ce n’est pas de l’ordre de l’enveloppe, mais de la carte
elle-même, carte de Moebius sans doute. Il est nécessaire que le texte demeure
pour lui-même, là où le métaphysique l’emporterait. L’emporterait au paradis
des idées, laissant derrière lui un texte exsangue, coupé d’une partie de
lui-même, réduit à quelque narration sans idée. Il faut imaginer que l’écriture
de Martin consiste à rendre impossible ce détachement. Dessein volontaire, ou inconscient ?
Cette question n’a aucun intérêt : nous lisons simplement un livre qui
refuse de poser, à un endroit spécifique, c’est-à-dire en quelque centre,
l’essence, l’essentiel, le vrai, la définition du dictionnaire. Qu’on ne
s’étonne donc pas de ne pas trouver une
définition de la déconstruction ! C’est, si ce n’est volontaire – quoique,
à la vérité, je le crois – tout du moins suivi,
c’est-à-dire de travail, de désir, de calcul métrique et littéraire.
En cela
ce livre serait, sûrement, un livre donné de Derrida, c’est-à-dire un livre
impossible, exactement. Qui se donne à partir de ce que je nommerai un coup de dé-. Que nous écrit ce livre,
du début à la fin ? Ou, plutôt, de l’archi-début vers l’archi-fin ?
Que le démantèlement de l’Occident consiste à faire tomber le « mur »
qu’il a « dressé devant ses soubassements » (211). Démantèlement est
l’un des noms qui, se répétant et variant, selon un principe de pensée
fondamental chez Martin, vont travailler à l’éboulement de ce mur :
démantèlement donc, mais aussi « détérioration »,
« dérive », « détresse », « déprendre »,
« déchéance », « déconstruction » n’étant que l’un d’entre
eux[4].
Logique puisqu’il n’est ni signifié transcendantal, ni signifiant-maître.
Pourtant, on le sait, un signifiant n’est pas seulement un mot plein ou un
concept, ce peut-être un son ; ici, un préfixe : dé-,
« indiquant
qu’une action s’effectue en sens inverse ou est annulée, est issu de la
particule dis-. Celle-ci marque la
séparation, l’écartement, la direction en sens opposé et, par suite, le
contraire, la négation, elle s’oppose à com-,
de cum (Ù co) ».[5]
Le coup
de dé- est donc le coup porté à l’Occident et son ombre portée, son manteau
immunitaire et son mental atomique[6].
Et je dis, en toute amitié, que c’est là l’essentiel. Disant cela, je deviens,
d’une certaine manière, un lecteur récalcitrant, au désir immunologique.
J’espère pourtant que ma lecture « manifeste une baisse de la garde »
qui aura su laisser « s’infiltrer les parasites » de cette
« contrée lointaine » que constitue le graphe JCM, toujours vivant
mais déjà spectre par son écriture. Mais, volontairement, je constate aussi ce
qui, me semble-t-il, ne varie pas : le dé-. Certes, les faces qui se
donnent à lire à chaque coup ne sont jamais les mêmes, et il est bien possible
que le dé- ne se présente que superficiellement pour fixe. En effet, dans
l’écriture de Martin, nous sommes pris, avec plaisir, dans le mouvement des
marées où le flot des signes va et revient (49). Pourtant, il se répète qu’il
n’y a pas d’origine, pas de fond, pas sens ultime, pas de vérité, pas de
dernier « pas » - dé-
l’origine, le monde est toujours déjà dé-. C’est en cela que le livre de
Martin donne exactement un livre de Derrida.
Or à
l’endroit de l’exactitude, nous avons sûrement un désaccord. Le livre de Martin
partage, avec d’autres, l’idée que « la vérité vaut de toujours comme
éclaircie, éclairement, accomplissement démonstratif et explicatif de la
parousie solaire retombant dans la terre ainsi révélée à elle-même » (212).
La vérité serait dès lors « décorative » (54), ou « dissémination sans origine
pensable » (57). Oui, c’est exactement ce qui peut se donner d’une
approche de la vérité ; mais l’on pourrait envisager une vérité qui ne
soit pas l’« accomplissement démonstratif et explicatif » par rapport
auquel il y aurait, forcément, à nous faire le
coup du dé-. Concevons dès lors une vérité qui scinde chaque savoir de
façon locale, précise, datable presqu’exactement, ou dont l’exactitude se
traduira par ses conséquences – il y aura
eu la vérité, même si elle a « structure de fiction » (Lacan)
quand on la dit, quand on l’écrit, quand on la style et l’instille. Elle ne
serait dès lors plus dissémination mais insémination ou ex-sémination ;
mise au dehors de soi, sans aucun doute, mais de telle sorte qu’on soit ici, à
cet endroit, devant une racine peut-être.
Car
« l’illusion de la racine » (53), n’est-ce pas là aussi où l’Occident
se plante ? N’est-ce pas l’Occident
tout entier qui voit, dans la racine, une illusion ? L’illusion que la
modernité aura su exterminer ? Comme elle aura su exterminer ceux qui
croyaient dans leurs racines. Monsanto, non plus, ne croit pas aux racines,
rêvant de tout replanter à chaque fois. Et si l’Occident, loin d’avoir été la
croyance dans la Présence, avait été celle de l’Absence ? Et si la
présence différée n’était autre que la meilleure manière, ici-bas, de maintenir
la non-présence au monde, de contenir la présence loin de notre monde ? Et
si la métaphysique avait toujours été celle d’une absence ? Les
télé-techniques sont-elle autre chose que le fantasme réalisé – le programme –
d’une absence au monde ? Comme l’espace, loin de
la Terre, de Gravity (Alfonso Cuarón, 2013). Les racines ne sont peut-être plus illusoires si on les traque avec quelque outil dans
le sol, et qu’on s’aperçoit à quel point elles sont bien présentes;
enchevêtrées, en effet, mais insistantes, et furieusement, se dit le jardinier[7].
Dès lors, on rapportera l’Occident à sa fatalité accidentelle, pour reprendre
ce jeu de mot, je le reconnais, un peu usé. C’est justement parce que
l’Occident est un accident qu’on peut le ramener à des décisions ; et
c’est striés par une vérité qu’individus et collectifs en viennent parfois à
brûler son manteau politique.
Il faut
donc redonner une place aux racines. Une place à tous les êtres qui peuplent ce
que Martin nomme, ailleurs, un « plurivers ». A l’endroit précis où
Martin nous parle du livre qu’il donne de Derrida, il écrit également :
« Que
penser d’ailleurs du lien qui nous attache à une machine esclave ou à un
animal ? Voici, en tous cas, la question qui motive ma propre enquête, la
question qui justifie à elle seule le livre que je donne de Derrida »
(240).
Si
j’insiste tant sur ce passage, c’est parce que s’y délivre, je le répète,
l’essentiel. Et cet essentiel, Martin le partage – un autre partage – avec une
« constellation » - terme qu’il affectionne – d’autres penseurs dont je
crois aussi faire partie. C’est une autre configuration que nous tentons de
penser ensemble, un autre monde, n’hésiterais-je pas, pour ma part, à dire. Il
y a un monde ; c’est peut-être tout ce qui est le cas, quand bien même ces
cas seraient multiples, cela ne changera rien à l’affaire d’un monde que nous
n’avons pas construit, qui est, en tant qu’il existe, par un point au moins inconstructible. La pensée des « plurivers »
est, précisément, ce qui reprovoque un
monde, le relance, le fait advenir dans le courant des marées où se dessine sa
méta-stabilité ; elle ne l’annule pas. Nous
partageons, je crois, cette urgence de repenser la pluralité des êtres sans
aplatir celle-ci au niveau d’une ontologie sans relief. Martin, qu’il le
veuille ou non, retrace par son style une belle profondeur ; ce qui était,
à l’extrême, le désir de Nietzsche.
Pour
redonner du relief au monde, il faut compter avec les spectres. Mais c’est au vif du sujet, ou d’une trajectoire
existentielle, qu’un spectre s’annonce. Le vif doit se détourner du spectre, et
lui donner à entendre que c’est pour son bien. Qu’un spectre ne l’entende pas
toujours (déjà) de cette oreille ne nous regarde pas.[8]
F. Neyrat
[3] En ce sens, elle n’est pas
condamnée aux oubliettes.
[4] Une fougue analytique ne nous forcera pas à y ajouter
Descartes et Déleuze (sic). Mais, Derrida, sans aucun doute. Ainsi ais-je
failli titrer ce texte : « Un coup de dé-/ja », en référence au
texte de Mallarmé (« Un coup de dés
jamais », etc., mais aussi au nom De(rrida)
Ja(cques). Il me semble que
Bennington joue quelque part avec les signifiants déjà et Derrida Jacques (et le « toujours déjà »
derridien), mais je n’ai su retrouver la référence (toujours déjà
perdue ?).
[5] Le Robert. Dictionnaire historique de la Langue Française, sous la
direction de Alain Rey.
[6] Je fais bien entendu ici référence au manteau étymologique
du démantèlement. Il faut rapprocher le titre du livre de Martin des travaux de
Derrida consacrés à l’indemne et à l’immunologique. Démanteler, « baisser
la garde », c’est s’offrir (se donner) à la possibilité de
l’autodestruction, de la destruction de ses défenses. C’est en ce sens que le
livre de Martin est généreux : parce
qu’il n’est pas blindé.
[7] Je fais part ici de mon
expérience du rhizome.
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