samedi 7 décembre 2013

DéConstruction




Relativement à un livre traversant l'ensemble du texte de Derrida, dans le détail d'une approche serrée, il est toujours étonnant de se confronter au regard de l’autre, à la lecture qu’il en pratique. La belle lecture de Cazier, celle  de Llored relativement à l'animal, celle de Neyrat ou celle de Macherey, très instructives et fort exigeantes, restituent assez bien le principe de mon approche derridéenne, pointant l’intérêt majeur dévolu notamment à la trace  -elle-même déclinée selon  le tag, le graffiti et le tatouage

Du tag, je dirais qu'il s'agit d’abord d'une im/pression, un imprimé qui me laisse découvrir que le sceau ne vient pas d’en haut, depuis l’autorité d’un modèle qui pèserait comme ferait un poinçon massif sur la matière. Le tag est plutôt une espèce de « pas », l’empreinte horizontale d’une marche dont la trace ne doit rien non plus au sol, à la profondeur de ce qui serait d’en bas. En surface règne le sable, la poussière. Ce sont là les médiums du tag, comme ferait une lithographie expansive, toujours multiple, poudreuse, en jets ou points atomisés selon les molécules du noir et blanc, l'original n'ayant aucun intérêt (il est un réseau de traces sur une matière sombre qui vont elles-mêmes faire trace sur papier). Donc en effet, ni surplomb, ni profondeur, le monde est surface -et sur cette surface, creuse des écarts, des différances de rythme et de temporalité. Mais on ne peut en rester là. S’il y a écart, transport, différence, il faut un trajet, une vitesse, des déplacements incalculables.
Le graffiti est une ligne, une gravure qui exige le mouvement d’un microsillon, mouvement d’une signature sans signataire, redevable d’un spectre assez difficile à localiser. Et le médium du graffiti n’est plus seulement le sable, la poussière; il est passage qui vient rayer le papier, exploser en taches sur un ruban. D’où l’intérêt pour les phylactères de la momie sans nom dont les signatures sont interminables, composées de sang, d’huile, d’onguents difficiles à attribuer à quelqu’un. La survivance de ce ruban confine à la revenance, au retour, au reste qui en effet, comme le rappelle Macherey, correspondent à de l’indéconstructible (khôra, poussières, cendres...). Les traces dans un ruban, comme un fossile livresque, ont la vie plus dure que les monuments effrités, effondrés toujours à plus ou moins longue échéance.
Le troisième volet de cette philosophie indicielle concerne enfin le tatouage. Plus fortement que pour le tag et le graffiti, il y a dans le tatouage une déformation, une décoloration, une morphologie en devenir. Et cela est comparable à la circoncision autant qu’à la cicatrice. Cette trace vitale, cette vie de l’empreinte, ce n’est plus le sable, ce n’est plus le ruban, c’est la peau à vif, sur le vif ou encore cousue au pli de son tissu. Il y a un vitalisme du tatouage que l’animal montre par les dessins de son pelage, l’aile du papillon étant comme un décalque du milieu, un tatouage de la lumière. De cette traçabilité du vivant dans la peau, la « circonfession » croisera des cicatrices qu’on ne peut fermer, qui vont évoluer selon leurs propres lois, scarifications, viralités, malignités dont Derrida cherche à dire la tournure vivement écorchée au travers de cris nommés "esprits", "animots", "voyous"... 

La partie la plus dense de la présentation de Macherey me touche beaucoup en ce qu’elle cherche un régime pour l’articulation de ces trois mouvements, un fil d’Ariane redevable au concept que je ne donne pas dans le texte lui-même, sauf de façon « élonguée », « délayée ». Il s’agira, dans ce démontage, de tout autre chose en effet que d’une « néantologie », même s’il n’y a pas d’être pour soutenir toutes les bigarrures et empreintes de la « différance ». Il faudrait pourtant y reconnaître une forme d’ontologie, sans catégories, sans attribution ni finalisation dogmatique. Et ce serait une «ontologie négative», aux traits défaits, surlinéaires, une hantologie. Et je crois qu’en effet, la négativité, l’altération n’ont pas dit leur dernier mot. Il y a dans l’altération des ouvertures qui ne sont pas du néant et qui tissent avec l’être multiple un devenir, un point de tissage qui est composé d’un fil autant que d’un trou, d’une maille ou encore d’un « pas ». Pas à pas. Je n’ai fait rien d’autre que de suivre ce « pas au-delà », dans une forme d’ontologie négative au sens d’abord du négatif lithographique, un peu comme un suaire ou un ARN messager portant une forme en creux, une contreforme assurant la répétition de son code, répétition déformante. D’où sans doute un croisement avec un de mes livres sur Le corps de l’empreinte qui dessine la vitalité/viralité de cette "ontologie négative" et qui culmine à la fin de mon intrigue sur Hegel  (elle aussi, montre comment la vie, la mutation, les mutants du concept sont indissociables de leur spectralité). Et cet enfer de la répétition ou de la revenance est peut-être bien comme le note fort justement Macherey du côté d’un mauvais infini –« mauvais » devant s’entendre ici par tout ce qui va mal, mauvais donc tout autant au sens immoral de ce qui fait le « mal » et son « pardon », plutôt que dans le sens topologique de l’interminable, de l’incloturable qu'il est aussi. L’infini est alors toujours devenu mauvais dans le fini, mis à mal par la finitude dont il est le trait mutant, la mutation, l'Alien.

J’ajouterais à cela que, à lui soustraire évidemment l’aspect négatif et mauvais d'un infini de ce genre, mon approche de Derrida reste essentiellement Deleuzienne, dans le style et le ton. Elle reprend ce que Deleuze disait également dans un lettre inédite à l'un de mes ami : « chercher l’image négative d’un auteur en niant les préjugés qui l’accablent et l’étouffent», une "réinvention", "renouvellement"... (re- plus que dé- disons). Ce qui me conduit à la recension, celle de Frédéric Neyrat qui partage avec Macherey et Cazier un sentiment commun, notamment au sujet de ma réécriture, son coup de "dé-" comme glissement de la négation. Et sans doute Platon fait muter Socrate comme Ménard réécrit Cervantès ou comme ce livre réécrit Derrida. C’est la raison même qui nous pousse à muter aujourd'hui dans la reprise, la recréation, selon une philosophie qui souvent confine à la monographie de l'Autre -un véritable genre d'époque, un trait : la réécriture qui donne au commentaire une place dé/bordante, ex/pli/cative au lieu d'universitaire. Mais pour autant, il me semble que cette réécriture est aussi une relecture à la façon dont Hegel se relit dans « La Phénoménologie ». « Hegel lecteur de lui-même ». Hegel qui refait un tour à la fin, recommençant par la "préface" selon un infini qui rend finalement improbable toute clôture par l’Absolu (et pourquoi pas imaginer Derrida lecteur de lui-même par un autre...). Toute lecture est créative et inventive d’un retour, à la manière du tourne disque et, comme dit Macherey, ce genre de revenant, ce spectre, on ne lui demande pas son accord. Il y a jusqu'à la couverture de mon livre cette idée, en effet, d’offrir un médium au spectre, une machine dans laquelle Derrida retrouve ses rubans, ses pas, ses mailles qui en forment le reste et le revenir. Quelque chose comme une résurrection, en baissant d’un ton le gramophone, en baissant le son pour redonner une vie à des voix plus fines, à des grains qu’on avait pas vus à force de crier « déconstruction, Abbau, nazisme… ». 

D’une certaine manière, au-delà d’un « coup » (celui du dé), j’ai fait ce livre pour Derrida : un « don » à Derrida qui m’avait adressé un signe posthume à la fin de La bête et le souverain Vol.1. Et sous ce rapport, Neyrat a raison de relever une certaine impertinence, impertinence d’un livre affiché comme du Derrida, de Derrida, donné par Derrida. Don de Derrida qui me pardonnera cette amitié exappropriante me rappelant du reste une demande de Derrida disant un jour « mais vous pourriez bien faire seulement un livre de moi ». Et je le prends au mot, avec peut-être sans doute le risque du « coup de dé- » qui évente dit Neyrat la répétition négative en « détérioration », « dérive », « détresse », « dépréhension», « déchéance », «déconstruction»… Mais pour moi, il s’agit plus comme d’une litanie à laquelle l’ajout, le supplément inocule autre chose qu'un coup. Traversant l'ensemble de l'oeuvre de Derrida, tout de même, je me sens plus comme un conteur au Caire qui raconte ce que rapporte un autre qui le reçoit déjà d’un Autre, finissant par ajouter son nom à la fin du récit pour s’y présenter comme témoin et garantie de véracité. Et cette "présentation" vérace est redevable d’un "présent" tout autre que celui de l’unité, le présent du narrateur étant fort composé, effacé, laissant place à une ribambelle de «noms revenants » qui ne laisseront pas fermer le livre, poussant de tout côté sur le frontispice, tout un jeu de cartes postales dont chacune comme dit Neyrat formerait un carrefour de vérité, daté, localisé. 

Cette structure en gigogne est par exemple celle des « Mille et une nuits » infiniment traduites, « l’une de plus », la supplémentation manifestant l’impossibilité de finir, la fin entraînant la mort de celle qui se raconte, celle qui, du reste, se présente elle-même en l’une de ces "plus d’une nuit" (je ne sais plus laquelle d'ailleurs). Dans cette perspective, la narratrice se place elle-même dans un des contes racontant des contes, dans un monde incluant le livre qu'elle tisse, mais personne ne remarque cet effet de survie, le lecteur se laissant prendre au jeu des nuits successives, au mauvais infini dans lequel aussi est inscrit  -sans qu'on ne le voit et comme en marge-  un infini actuel. Et si je dis « une » nuit, « un » monde, c’est comme si je disais, « un voleur », « un passant »… non pas en tant qu’unité mais dans l’indétermination de l’article indéfini devenu infini. Faire «un» monde qui en contienne tout autant quarante, comme Ali Baba vient à bout des quarante voleurs, n’étant lui-même qu’un voleur de plus... Je veux dire qu’en ce qui me concerne, l'apparition, la disparition, la présence et l’absence ne deviennent des catégories intéressantes que par l’affirmation de leur contact, le toucher tangentiel trouant, infectant, l’ontologie du monde, trop unitaire. Que le "un voleur" devienne quelconque, que le « un » monde deviennent neutre, cela ne se peut que par sa « présence » comprise comme « prae/sum » et son « absence » donnée comme «ab/sum» (être ailleurs). Alors, il y a en effet « mille et un », mille et une situations toujours offertes, ouvertes, inextricables. Impossible à clore, le pré/sent sort de soi pour se fendre d’un préalable d'avant l’être (prae-sum) autant que l’ab/sence plonge dans l’abyme (L'abyme comme ab/sum, éloignement qui n’est pas le là, mais l'ab/errant dans l’ab/négation de l’enfer (Ab/grund)).

Raconter des histoires ab/errantes au-delà de "mille et un", monter des fictions, ce n’est rien d’autre pour Derrida qu'explorer l’avenir perturbant l’économie de l’absence et de la présence, annonçant leur enroulement dans la spirale du devenir, devenir autre, devenir carte, devenir étranger, devenir animal que je partage sans doute avec Neyrat... J'ajouterais à cette spirale toute l’importance que mon livre accorde au concept inesthétique de marges, extrêmement redondant. Si l’esthétique est le nom d’un monde commun que la sensibilité humaine bricole en un "espace-temps" partageable a priori, l’inesthétique annonce l’événement colossal qui vient rompre les mondes par autant de marges, de portes dérobées dans la collaboration de nos facultés (et pourquoi ne pas voir ailleurs (ab/sum) avec l'écran numérique ou avec la peau du serpent, l'oeil du rapace, le poils des paramécies?). La sensation est elle humaine? Curieusement Condillac débute par la statue encore insensible et qui présente des fissures, des micro-racines pour des spatiums parasitaires et volcaniques. L’inesthétique Derridéenne c’est, au cœur de l’être, ce qui l’ouvre toujours ailleurs, absent peut-être, spectral, -et donc bien loin du sens commun- vers la fiction d’un événement abscons, inassimilable et démantelé. Assurément, par ces cicatrices, nous voyons filer des mondes innombrables que ni l'homme seul, ni la machine seule, ni l'animal seul ou la statue robotique ne suffiraient à lire, à capter sans les occire et tout occidentaliser à nouveau par une telle souveraineté. Technique, animalité, humanité ne valent pas mieux l'une que l'autre lorsqu'il est question de souveraineté de l'une au détriment des autres. Du tigre et de l'homme, il faut que le second monte sur le dos du premier pour des bonds acosmiques et accidentés

JCM 

L'oeuvre peinte est de Noël, Georges

Palimpseste "Le Soir"1965




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