Callas fait
rêver. Presque toutes les cantatrices chantent comme il faut, bien et juste.
D’autres ou les mêmes possèdent ce qu’on appelle une belle voix, ou encore une
voix originale, au timbre et au grain parfois incomparables. Callas n’est rien
de cela. Certes, la voix est reconnaissable entre toutes, comme l’est le piano
de Gould. Cela est rare. Toutefois, ni Callas et sa voix ni Gould et son piano
n’ont cherché à correspondre au goût du jour, encore moins à des canons esthétiques.
Ils ont imposé leurs règles : c’est le fondement mystique de leur
autorité.
Et puis, malgré
la riche iconographie, on ne connaît Callas physiquement et en action, dans ma
génération, que par quelques films de télévision telle qu’on peut la voir dans des
récitals. De l’opéra, nous ne possédons rien ou presque, si ce n’est le
témoignage incomparable de Tosca,
l’acte du meurtre de Scarpia, par Zeffirelli. C’est pourquoi il nous faut en
effet rêver Callas, c’est-à-dire toucher à sa caractéristique ou encore à sa
vérité. Grande comédienne et tragédienne, Callas l’est assurément. C’est même dans
ces termes qu’on la qualifie désormais outre la reconnaissance de sa voix. Mais
Callas, est-ce cela ? Est-ce bien cela ?
*
Que
savons-nous ? Une jeune femme bien en chair devient soudainement mince,
non : maigre, très maigre… Elle-même avoue qu’elle n’a jamais aussi bien
chanté qu’en étant devenue très maigre. Un corps maigre, donc, qui a connu
l’épaisseur et qui en a fait l’expérience. C’est que maigrir fut pour Callas une
tout autre expérience, en vérité un acte artistique, voire l’acte artistique
par excellence. Une figure nouvelle, en somme, une véritable apparition. Et pourquoi pas un commencement, une
libération ?
Qu’est-ce à
dire ? Laissons de côté les raisons de santé, de confort ou encore
d’esthétique, ce qui va de soi mais ne touche pas à la question. Mais la voix
n’a-t-elle pas perdu en volume et en puissance ? L’énergie ne s’en
est-elle pas allée ? Au contraire, la voix est devenue plus violente, plus
habitée encore, plus tranchante et jaillissante. À l’évidence elle se taille
désormais dans la plus grande articulation, la diction la plus juste au sein du
flux de l’éloquence du répertoire privilégié, le bel canto. La maigreur dans le
gras de la musique et de la phrase apparaît dans le profil de Callas et fait
songer à la violence d’un brise-glace. On doit, à cet égard, pouvoir penser une
maigreur non ascétique, faible, mais une maigreur virile, anguleuse et fière. Callas,
enfin, en Carmen ! Et en même temps, on ne pourra pas ne pas remarquer la
projection violente de cette articulation, comme si elle épelait, dans un cri,
non pas purement et simplement expressif, chaque nuance de la couleur ou du
timbre. Car Callas a fait du cri un mot et de chaque mot un cri. L’expressivité
du langage et le langage articulé ne s’opposent plus. On imagine Rousseau,
effrayé, entendant Callas : la langue rentre en elle-même, se dirige en
avant vers sa propre origine, on ne sait vers quel mystère de la naissance. Callas
ou la chant du cri. Un velours noir ou mauve, ou encore rouge ocre, mais
toujours rêche…
On en
conviendra, nous sommes très loin du chant parfait et arrondi de Tebaldi. C’est
un chant effrangé, en arêtes, fractal. Parfois, l’association est osée et sans
raison, on se surprend à comparer avec le piano de Schumann : même
nervosité, mêmes arêtes et sursauts, mêmes bifurcations dans les intonations,
mêmes embardées (qui sait jouer Schumann ainsi, dans une telle maigreur ?
Richter peut-être...).
*
Rien de pur ou
de virginal par conséquent chez Callas, mais un chant de la trace, celle d’une
expérience impossible, celle des traumas, des vestiges du passé, du silence
aussi et de l’horreur soupçonnée, des traces encore de l’impuissance éprouvée
dans le passé. Personne comme Callas n’aura vérifié autant, mais si
spécifiquement, la maxime qui veut que le manque ou le défaut constituent le
ressort de l’art. Manque et défaut, mais en un sens très spécial, déjà dans la
maigreur qui s’exigeait originellement dans un corps encore trop épais. Callas,
le chant impur, la vérité du chant, qui n’est pas celle des anges. C’est-à-dire
en définitive un chant traversé par autre chose que par l’art, mais un chant
défoncé par la vie et l’existence. Un chant, en somme, qui existe et qui fait
que l’art n’est, ni vaut, qu’à la condition d’une existence qui s’éprouve
elle-même dans l’absence de fondation.
Callas, c’est en
effet le langage brisé et qui parle depuis cet événement, qui le rappelle et le
creuse. Il en appelle certes à ce qui fut brisé, mais surtout à ce qui se brise
encore. Cet art est celui, qu’on l’entende comme on veut, de l’éclat, en ce qu’il
ne cherche pas à remplir quoi que ce soit – il ne s’agit pas de grossir ou
de regrossir. Non, percevons plutôt la maigreur nue, la sobriété dans
l’hystérie du corps, une hystérie justifiée, vraie, une hystérie du malheur et
de l’horreur traversés, qu’on ne prétendra pas, surtout pas, juger. Callas est
le paradoxe du chant. Et c’est justement parce qu’elle touche le point
d’hystérisation de tous et de chacun que Callas, cette singularité extrême, se
fait universelle. L’universel n’est jamais une moyenne, un poncif, mais l’effet
d’un extrême et d’extrêmes. Lorsque les extrêmes se touchent, alors il y a
configuration de quelque chose, une œuvre, une vérité.
*
On l’a dit, Callas
aurait été surtout une tragédienne. Sans doute. Ce faisant, qu’on le veuille ou
non, on rabaisse la voix (il y en a sans doute de plus parfaites, mais ça n’est
pas le sujet de Callas). Dans cette réduction, on met la
voix dans l’actrice là où au contraire il faut mettre l’actrice dans la voix.
Chez Callas, c’est la voix qui fait la tragédienne. On sait que Callas ne
recherche pas la beauté. On sait moins qu’elle ne recherche pas davantage
l’émotion, ni finalement l’émotion. Elle cherche la fêlure, en ce qu’elle pose
et dépose sa voix là où elle et nous succombons, où nous tombons, où nous nous
perdons. Elle donne une voix à cette fêlure. L’émotion simplement artistique
est comédie, pure esthétique. Callas n’est pas, en ce sens comédienne, c’est
une rencontre réelle et vitale, elle nous infuse son corps et tout ce qu’il a
su formuler en et pour lui-même en l’amenant à la diction.
*
Regardons pour
finir les photographies, qui sont, comme souvent, plus signifiantes qu’un
film : presqu’aucune (je n’en trouve pas) n’est manquée, encore moins
ratée. (Physiquement, on songe parfois à Barbara, mais on reste ici dans la
seule émotion). Regardez les yeux exorbités, immenses toujours (Callas ne
contourne pas, ne négocie pas). Entendez-y ces passages du grave le plus
insondable et rauque à l’aigu le plus métallique et déchirant (oui, déchirant,
au sens propre, Callas est incomparable : elle vous lamine). Regardez le
cou, magnifique, tendu comme chez une girafe. Regardez le nez d’aigle qui
souffle dans le chant. Laissez-vous submerger par sa colère étranglée (une
Phèdre en furie). On entendra alors l’expulsion, la logique respiratoire de
l’expulsion dans le chant. Callas ne respire pas, elle expulse, elle meurt et
expire à chaque instant (les chutes expirantes dans les modulations de la
voix (la fin de « réponds à ma
tendresse » de Samson et Dalila)).
Elle attaque, elle exige, elle ne laisse aucun choix. Un fauve. Sans doute
personne ne pourrait-il supporter de vivre avec Callas. On s’y
consumerait : « Une explosion
dans les ténèbres », dirait Baudelaire. Personne n’est en mesure de
répondre à Callas ou d’être à sa hauteur. Baudelaire, décidément, qui aurait succombé à Callas :
« Il y a des femmes qui inspirent
l’envie de les vaincre et de jouir d’elles ; mais celle-ci donne le désir
de mourir lentement sous son regard » … et sous son chant. On peut en
rêver, en effet.
André
Hirt
Chronique du 16
Décembre
2013
Puccini, Tosca, Maria Callas, direction Victor de
Sabata (Emi).
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