lundi 16 décembre 2013

Maigreur de Callas / André Hirt

  


Callas fait rêver. Presque toutes les cantatrices chantent comme il faut, bien et juste. D’autres ou les mêmes possèdent ce qu’on appelle une belle voix, ou encore une voix originale, au timbre et au grain parfois incomparables. Callas n’est rien de cela. Certes, la voix est reconnaissable entre toutes, comme l’est le piano de Gould. Cela est rare. Toutefois, ni Callas et sa voix ni Gould et son piano n’ont cherché à correspondre au goût du jour, encore moins à des canons esthétiques. Ils ont imposé leurs règles : c’est le fondement mystique de leur autorité.

Et puis, malgré la riche iconographie, on ne connaît Callas physiquement et en action, dans ma génération, que par quelques films de télévision telle qu’on peut la voir dans des récitals. De l’opéra, nous ne possédons rien ou presque, si ce n’est le témoignage incomparable de Tosca, l’acte du meurtre de Scarpia, par Zeffirelli. C’est pourquoi il nous faut en effet rêver Callas, c’est-à-dire toucher à sa caractéristique ou encore à sa vérité. Grande comédienne et tragédienne, Callas l’est assurément. C’est même dans ces termes qu’on la qualifie désormais outre la reconnaissance de sa voix. Mais Callas, est-ce cela ? Est-ce bien cela ?
                                                                         *
Que savons-nous ? Une jeune femme bien en chair devient soudainement mince, non : maigre, très maigre… Elle-même avoue qu’elle n’a jamais aussi bien chanté qu’en étant devenue très maigre. Un corps maigre, donc, qui a connu l’épaisseur et qui en a fait l’expérience. C’est que maigrir fut pour Callas une tout autre expérience, en vérité un acte artistique, voire l’acte artistique par excellence. Une figure nouvelle, en somme, une véritable apparition.  Et pourquoi pas un commencement, une libération ?
Qu’est-ce à dire ? Laissons de côté les raisons de santé, de confort ou encore d’esthétique, ce qui va de soi mais ne touche pas à la question. Mais la voix n’a-t-elle pas perdu en volume et en puissance ? L’énergie ne s’en est-elle pas allée ? Au contraire, la voix est devenue plus violente, plus habitée encore, plus tranchante et jaillissante. À l’évidence elle se taille désormais dans la plus grande articulation, la diction la plus juste au sein du flux de l’éloquence du répertoire privilégié, le bel canto. La maigreur dans le gras de la musique et de la phrase apparaît dans le profil de Callas et fait songer à la violence d’un brise-glace. On doit, à cet égard, pouvoir penser une maigreur non ascétique, faible, mais une maigreur virile, anguleuse et fière. Callas, enfin, en Carmen ! Et en même temps, on ne pourra pas ne pas remarquer la projection violente de cette articulation, comme si elle épelait, dans un cri, non pas purement et simplement expressif, chaque nuance de la couleur ou du timbre. Car Callas a fait du cri un mot et de chaque mot un cri. L’expressivité du langage et le langage articulé ne s’opposent plus. On imagine Rousseau, effrayé, entendant Callas : la langue rentre en elle-même, se dirige en avant vers sa propre origine, on ne sait vers quel mystère de la naissance. Callas ou la chant du cri. Un velours noir ou mauve, ou encore rouge ocre, mais toujours rêche…
On en conviendra, nous sommes très loin du chant parfait et arrondi de Tebaldi. C’est un chant effrangé, en arêtes, fractal. Parfois, l’association est osée et sans raison, on se surprend à comparer avec le piano de Schumann : même nervosité, mêmes arêtes et sursauts, mêmes bifurcations dans les intonations, mêmes embardées (qui sait jouer Schumann ainsi, dans une telle maigreur ? Richter peut-être...).
                                                                         *
Rien de pur ou de virginal par conséquent chez Callas, mais un chant de la trace, celle d’une expérience impossible, celle des traumas, des vestiges du passé, du silence aussi et de l’horreur soupçonnée, des traces encore de l’impuissance éprouvée dans le passé. Personne comme Callas n’aura vérifié autant, mais si spécifiquement, la maxime qui veut que le manque ou le défaut constituent le ressort de l’art. Manque et défaut, mais en un sens très spécial, déjà dans la maigreur qui s’exigeait originellement dans un corps encore trop épais. Callas, le chant impur, la vérité du chant, qui n’est pas celle des anges. C’est-à-dire en définitive un chant traversé par autre chose que par l’art, mais un chant défoncé par la vie et l’existence. Un chant, en somme, qui existe et qui fait que l’art n’est, ni vaut, qu’à la condition d’une existence qui s’éprouve elle-même dans l’absence de fondation.

Callas, c’est en effet le langage brisé et qui parle depuis cet événement, qui le rappelle et le creuse. Il en appelle certes à ce qui fut brisé, mais surtout à ce qui se brise encore. Cet art est celui, qu’on l’entende comme on veut, de l’éclat, en ce qu’il ne cherche pas à remplir quoi que ce soit – il ne s’agit pas de grossir ou de regrossir. Non, percevons plutôt la maigreur nue, la sobriété dans l’hystérie du corps, une hystérie justifiée, vraie, une hystérie du malheur et de l’horreur traversés, qu’on ne prétendra pas, surtout pas, juger. Callas est le paradoxe du chant. Et c’est justement parce qu’elle touche le point d’hystérisation de tous et de chacun que Callas, cette singularité extrême, se fait universelle. L’universel n’est jamais une moyenne, un poncif, mais l’effet d’un extrême et d’extrêmes. Lorsque les extrêmes se touchent, alors il y a configuration de quelque chose, une œuvre, une vérité.
                                                                         *
On l’a dit, Callas aurait été surtout une tragédienne. Sans doute. Ce faisant, qu’on le veuille ou non, on rabaisse la voix (il y en a sans doute de plus parfaites, mais ça n’est pas le sujet de Callas). Dans cette réduction, on met la voix dans l’actrice là où au contraire il faut mettre l’actrice dans la voix. Chez Callas, c’est la voix qui fait la tragédienne. On sait que Callas ne recherche pas la beauté. On sait moins qu’elle ne recherche pas davantage l’émotion, ni finalement l’émotion. Elle cherche la fêlure, en ce qu’elle pose et dépose sa voix là où elle et nous succombons, où nous tombons, où nous nous perdons. Elle donne une voix à cette fêlure. L’émotion simplement artistique est comédie, pure esthétique. Callas n’est pas, en ce sens comédienne, c’est une rencontre réelle et vitale, elle nous infuse son corps et tout ce qu’il a su formuler en et pour lui-même en l’amenant à la diction.
                                                                         *
Regardons pour finir les photographies, qui sont, comme souvent, plus signifiantes qu’un film : presqu’aucune (je n’en trouve pas) n’est manquée, encore moins ratée. (Physiquement, on songe parfois à Barbara, mais on reste ici dans la seule émotion). Regardez les yeux exorbités, immenses toujours (Callas ne contourne pas, ne négocie pas). Entendez-y ces passages du grave le plus insondable et rauque à l’aigu le plus métallique et déchirant (oui, déchirant, au sens propre, Callas est incomparable : elle vous lamine). Regardez le cou, magnifique, tendu comme chez une girafe. Regardez le nez d’aigle qui souffle dans le chant. Laissez-vous submerger par sa colère étranglée (une Phèdre en furie). On entendra alors l’expulsion, la logique respiratoire de l’expulsion dans le chant. Callas ne respire pas, elle expulse, elle meurt et expire à chaque instant  (les chutes expirantes dans les modulations de la voix (la fin de « réponds à ma tendresse » de Samson et Dalila)). Elle attaque, elle exige, elle ne laisse aucun choix. Un fauve. Sans doute personne ne pourrait-il supporter de vivre avec Callas. On s’y consumerait : « Une explosion dans les ténèbres », dirait Baudelaire. Personne n’est en mesure de répondre à Callas ou d’être à sa hauteur. Baudelaire,  décidément, qui aurait succombé à Callas : « Il y a des femmes qui inspirent l’envie de les vaincre et de jouir d’elles ; mais celle-ci donne le désir de mourir lentement sous son regard » … et sous son chant. On peut en rêver, en effet.
                                                                                              André Hirt
         Chronique du 16
         Décembre 2013

Puccini, Tosca, Maria Callas, direction Victor de Sabata (Emi).

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire