mardi 17 décembre 2013

Contingence de Dieu



Boutroux, grand ami de William James, est encore connu pour avoir été le beau-frère du prestigieux mathématicien Henri Poincaré, partageant avec lui l’idée que la trajectoire de la terre autour du soleil n’a sans doute rien d’immuable et de nécessaire. Discussions interminables, donc, autour des tables familiales pour longer les ellipses d’astres qui se perdent dans l’indéterminé. Demain peut-être, comme l’affirmait Hume le soleil ne se lèvera plus ! L’incertitude devant la fin et les confins ne conduit cependant guère au scepticisme. Elle est, dira Boutroux dans son essai sur La contingence des lois de la nature, l’élément même de la liberté, laquelle a besoin que l’étau de la nécessité se relâche un peu afin de pouvoir s’exercer.
A l’heure où la science triomphait de son savoir absolu, Boutroux affirmait que la philosophie se doit de contester l’idée de loi. La loi explique le retour des mêmes phénomènes dont elle énonce la cause. Ainsi quand il fait très froid, l’eau va forcément geler. Mais que vaut la certitude du retour de l’hiver et de la répétition du gel ? A la même époque que Nietzsche, Boutroux dira que ce genre de lois reflète une intention : celle que possède l’observateur enclin à réduire la nature à son seul point de vue, non sans ramener la diversité des phénomènes à la trop grande généralité d’un système. Qu’il puisse en être autrement, que le désert s’installe, même en décembre, n’est pas impossible. A l’inverse, des glaciations pourront encore se produire pour des étés incertains. Le devenir se voit donc trop facilement expulsé de la répétition des phénomènes lorsque les mêmes causes sont censées reproduire toujours les mêmes effets. Ce pourquoi la réalité sera appauvrie par des lois bien trop rassurantes, au point de se réduire à l’immuable où l’on est heureux que rien ne puisse changer. Rien, à cet égard, n’est à faire, tout étant déjà fait.
Boutroux s’oppose résolument à la philosophie hégélienne de l’Histoire selon laquelle tout se réduirait au déroulement implacable du concept, au rouleau compresseur de la dialectique. Mais plus encore, il rejette le système de Laplace pour qui tout événement est calculable d’avance. En effet, le développement prévisible des événements, soumis soi-disant à un enchaînement logique, est une illusion qui provient de ce qu’on ne se rend pas attentif suffisamment aux cas individuels. L’histoire est généralement considérée de loin, selon un effet de surface qui cache, sous son apparente homogénéité, un monde accidenté compatible avec la liberté de tout ce qui advient par surprise et se déchaîne en tempête. Ce qui ne condamne nullement l’action à l’incohérence. En effet, le désordre serait éternel, irrémédiable, si les forces dont se compose le monde, produisant inévitablement leurs désaccords, n’admettaient, jamais, dans toute la série de leurs actions, aucune capacité à se croiser et à se coudre ensemble. Un ordre toujours a tendance à se construire, mais à partir de rencontres assez inattendues. L’ordre repose sur un désordre initial qu’il va pacifier. Ce pourquoi, la contingence des actions individuelles donne lieu, dans le monde des forces, à une convergence féconde qui tient à la puissance de la liberté dont les sauts en avant anticipent et créent des vraies rencontres, de véritables recoupements au lieu de s’agiter éternellement dans le vide sans jamais réussir à le peupler. La contingence n'est donc pas celle du simple hasard même si les organisations constatées sont souvent locales et si difficile à universaliser.
Il convient de reconnaître alors que les lois de la nature, ces lois que la physique nous assène, ne suffisent pas à rendre raison du réel de sorte que la vue de l’entendement n’est pas une vue définitive sur les choses. La réalité se voit sans cesse débordée sur sa frontière comme par des vagues concentriques dont les plus lointaines seraient contingentes par rapport à celles qui suivent, rencontrant précisément des accidents que les suivantes ne vont pas affronter de la même manière, prévenues des récifs qu’il convient d’épouser ou de l’obstacle qu’il s’agit de contourner. Les premières lames sont indéterminées par rapport à celles qui se pressent en ordre derrière-elles. Sur les bords extrêmes du monde mousse une écume en rupture avec cette organisation apparente qui la poursuit et se construit semble-t-il de l’intérieur.

Aux confins de l’être, la contingence va en augmentant, et plus on s’éloigne du centre, plus les cercles se prolongent avec un rythme et une fréquence instables. La vague se défait sur la grève et produit ainsi la richesse de son explosion, d’abord calme en haute mer, ordonnée par périodes, puis de plus en plus capricieuse en rencontrant les premières barrières de coraux. C’est sur cette limite tourmentée que la liberté est à son comble et que les décisions extrêmes se font jour, comme si placé sur une frontière de ce genre, l’individu rêvait d’incarner la loi au lieu de la subir, d’énoncer de son propre fait ce qu’il convient de décider dans l’exercice d’une liberté qui se spiritualise de plus en plus comme pour atteindre, sur les bords de l’incertitude, les forces créatrices d’un Dieu (1)

JCM / Extrait de 100 mots pour 100 philosophes, Les Empêcheurs/Seuil, Janvier 2005.


(1) Le Dieu de Michel Ange est ici placé aux confins de l'homme, pris dans les nuages de l'incertitude. Qui donne la vie à qui ici? Dans quel sens circule le courant? Dieu devant l'homme...


3 commentaires:

  1. tout cela fait aussi penser à Ravage de René Barjavel où dans un monde, l’électricité cesse un jours sans raison d’exister; voyez une scène parmi d'autres: "ce qui se passe, c’est un changement dans les manifestations du fluide électrique. un changement qui nous bouleverse, qui démoli tout édifice de science que nous avons bâti (...) caprice de la nature, avertissement de dieu? nous vivons dans un univers que nous croyons immuable parce que nous l'avons toujours vu obéir aux mêmes lois, mais rien n’empêche que tout puisse brusquement se mettre à changer, que le sucre devienne amer, le plomb léger; et que la pierre s’envole au lieu de tomber quand la main la lâche. nous ne sommes rien mon cher ami, nous ne savons rien..."

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  2. Cf. Quentin Meillassoux, métaphysique et fiction des mondes hors science

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