Lutte
des rêves et interprétation des classes
Paris, éditions de l’Olivier
(penser/rêver), 2013
Présentation
Dans son livre à l’intitulé biface
(« lutte des rêves » / « interprétation des
classes »), Max Dorra se propose de mener une double opération :
« casser le noyau » (en démontant l’ordre rigide, prétendument
intemporel, du symbolique et de ses « valeurs » : le mystère de
la chambre jaune), et « percevoir l’amande » (Le parfum de la dame en
noir : l’univers perdu du « sens » et de ses montages
imaginaires tels que ceux-ci s’effectuent dans le temps, sous des formes
singulières et provisoires qui s’offrent en permanence à être recomposées).
Casser le noyau, c’est en premier
lieu révéler le secret d’un « truc », c’est-à-dire d’un truquage. Le
livre de Max Dorra est traversé de part en part, avec une étrange insistance,
par des allusions aux techniques sophistiquées dont les manipulations sont
destinées à produire de l’illusion par des moyens artificiels. L’une de ses
références préférées est le prestidigitateur Houdini, dont Meliès s’est inspiré
pour mettre au point de nouvelles méthodes en vue de prendre et monter des
images au cinéma de manière à produire un effet factice de réalité ; le
problème auquel il ne cesse de revenir est celui de la « chambre
close », qui nécessite, pour être percé, qu’il soit fait appel, selon la
leçon administrée par Rouletabille, au « bon bout de la raison », ce
qui permet de reconstituer le mécanisme du « truc », et du même coup
de dissiper le mystère. En suivant cette ligne de réflexion, qu’on serait tenté
de diagnostiquer à première vue comme futile, proprement infantile, indigne de
l’attention d’un vrai théoricien, Max Dorra, remarquons le, fait ressurgir des
préoccupations qui avaient marqué la rationalité moderne au moment de son
émergence. Francis Bacon, dans sa fiction utopique de La Nouvelle Atlantide, mentionnait déjà, tout à la fin de sa
présentation de l’organigramme de la « Maison de Salomon »,
préfiguration de la cité scientifique moderne, sorte de CNRS avant la lettre,
la présence d’un département dont on s’attendrait plutôt à voir figurer les
activités dans le cadre d’un répertoire de farces et attrapes ou de tours de
magie (blanche) :
« Nous avons également des maisons
consacrées aux erreurs des sens ; là nous produisons de prodigieux tours
de passe-passe, de trompeuses apparitions de fantômes, des impostures et des
illusions, et nous en montrons le caractère fallacieux. Vous n’aurez
certainement pas de peine à croire que nous, qui possédons tant de choses
merveilleuses qui sont pourtant tout à fait naturelles, nous serions capables,
dans un grand nombre de circonstances, de tromper les sens, si seulement nous
voulions maquiller lesdites choses en travaillant à les faire paraître plus
miraculeuses qu’elles ne sont. Mais nous détestons toute tromperie et tout
mensonge, à un point tel que nous avons sévèrement interdit à tous nos
confrères, sous peine de déshonneur et d’amendes, de présenter, enjolivé ou
rendu plus imposant qu’il n’est, quelque phénomène naturel que ce soit. Ils
doivent au contraire présenter les choses telles quelles, sans adultération,
sans leur prêter en rien une allure usurpée de prodige. »[2]
Ce passage étonnant témoigne de
l’intérêt de Bacon pour ce qu’on appelait à l’époque les « sciences
curieuses », dont la Magia naturalis
sive de miraculis rerum naturalium de Giambattista della Porta (1558) était
la représentante la plus connue, qui avait également retenu l’attention du
jeune Descartes, et que, déjà, dans La
Tempête de Shakespeare, pratiquait le mage Prospero. De telles pratiques
ont pu alors être intégrées à l’ordre du
savoir, en tant que connaissance de la vérité des choses, dans la mesure où
elles permettent de mieux maîtriser les enchaînements par lesquels sont
engendrées erreurs et illusions, ce qui doit permettre à terme, en
contrepartie, de dépouiller l’ensemble des phénomènes naturels du caractère de
prodiges et de merveilles avec lesquels, souvent, ils se présentent à première
vue : la science, selon la représentation qui en est ainsi proposée, est
destinée à s’affronter en permanence au problème de l’erreur, un problème
qu’aucune procédure rationnelle ne permet d’éliminer une fois pour toutes, ce
qui reviendrait à priver la recherche de la vérité à laquelle elle se consacre
de sa dimension temporelle, qui la condamne à l’inachèvement. Maîtriser les
mécanismes artificiels de l’illusion, c’est du même coup contrer, autant que
faire se peut, la fonction de blocage qu’ils exercent sur la volonté de savoir,
qu’ils condamnent littéralement, lorsqu’ils jouent sans contrôle, à rester
enfermée comme dans une chambre close.
Cette leçon, tout autant qu’à la
manière dont des phénomènes naturels se nouent entre eux par des rapports de
nécessité susceptibles d’être connus, s’applique aux mécanismes psychiques.
Lorsqu’il a inventé la psychanalyse, Freud s’est confronté lui aussi, comme
Rouletabille, à un problème de chambre close. S’il y a dans le psychisme humain
quelque chose qui ne tourne pas rond, ce qui génère à l’occasion de l’angoisse,
source principale des pathologies qui lui sont propres, c’est, en partie du
moins, parce qu’il tourne en rond, comme s’il était sous l’emprise d’un
magicien qui le condamne à voir les choses et à se voir lui-même à travers des
images figées, véritables idées fixes dont il ne parvient pas à se débarrasser.
Qu’est-ce qui rend ces images, qui le hantent, si obsédantes ? C’est le
fait que le magicien qui les élabore et les manipule se présente comme n’étant
autre que lui-même en personne : c’est du fond de lui qu’elles paraissent
surgir. Or là est précisément le secret du « tour » : ces images
pèsent sur lui en engendrant la fiction d’une intériorité factice, qui se
présente comme un espace clos, « sans portes ni fenêtres », comme dit
Leibniz de ses monades[3].
La première cause de l’aliénation sous toutes ses formes, c’est justement cette
porte refermée sur un monde en proie aux « forces des affects » (vires affectuum), dirait Spinoza, la
grande référence philosophique de Max Dorra.
En effet, avant Freud, et
pourrait-on ajouter avant Nietzsche, Spinoza a été le premier à tirer toutes
les conséquences du fait que notre régime mental est naturellement en proie à
des affects dont les impulsions présentent des aspects divergents. D’une part,
ces affects sont issus en dernière instance du « conatus », tendance à persévérer autant que possible (quantum in se est) dans son
« être », énergie primordiale qui, loin d’enclore chacun dans la
solitude de sa nature propre, le met en communication avec la nature toute
entière dont elle est « l’expression », pour reprendre la notion que
Deleuze a mise à la base de sa lecture de l’Ethique[4].
D’autre part, ces émanations du conatus
naturel dont les manifestations primitives sont les élans libres du désir et
les sentiments alternatifs de joie et de tristesse qui les accompagnent, sont
exposées à entrer à certains moments en conflit avec elles-mêmes : cela
se produit lorsqu’elles se confrontent à un monde d’objets qu’elles se
représentent mentalement en extériorité, ce qui les cantonne à leur égard dans
la position fausse de « sujets » repliés sur eux-mêmes, des sujets
qui n’en peuvent mais lorsqu’ils sont en proie à des affects qui exercent
sur eux leurs « forces » (vires)
au titre d’une contrainte qui leur est étrangère, potentiellement hostile en
conséquence. Alors est enclenchée la grande intrigue dont, après Spinoza, Hegel
a reconstitué la trame dans sa Phénoménologie
de l’Esprit, qui, étape par étape, suit l’histoire tragique de la
conscience confrontée à cette alternative du subjectif et de l’objectif, une
alternative qui n’a plus aucun sens lorsque parvient à s’imposer le point de
vue de l’Esprit.
La grande question éthique soulevée
par Spinoza, c’est : comment, par quel tour de passe-passe, en arrive-t-on
à devenir l’esclave de soi-même ? Répondre à cette question, comme il le
fait dans la troisième partie de l’Ethique
où est exposée sa théorie des affects qui révèle le « comment »
de ce tour, c’est du même coup se donner les moyens d’y échapper en pratique,
en faisant s’évader de la chambre close où elle a été momentanément
enfermée , mais ce n’était qu’une apparence provoquée par un tour de
magie, la « puissance de l’intellect » (potentia intellectus) sur laquelle seule peut reposer la
« liberté humaine » (libertas
humana), pour reprendre les formules qui apparaissent dans l’intitulé de la
cinquième partie de l’Ethique, où il
n’est pas absurde de trouver une première esquisse de ce qui sera ensuite la
cure analytique[5].
« Ce qu’il serait bien de faire, je le vois et j’y donne mon adhésion de
façon pleine et entière, ce qui n’empêche que ce soit dans la voie du pire que
je m’engage » (video meliora
proboque deterioraque sequor) : cette parole qu’Ovide a mise dans la
bouche de la sorcière Médée est citée par Spinoza (et par Leibniz) en vue de
faire comprendre que l’esprit humain est en
proie à un conflit fondamental dont seuls les effets parviennent en
certaines occasions à la conscience, mais dont les causes lui demeurent
inconnues, ce qui est la source pour lui de grandes souffrances. L’éthique
telle que Spinoza la conçoit, art de vivre dont la devise est bene agere et laetari (« bien agir
et se réjouir »), remonte aux causes de cette souffrance dont il ne suffit pas
de soigner au coup par coup les effets pour l’éradiquer.
Lorsqu’il avance le thème d’une
« interprétation des classes », c’est aux mécanismes qui provoquent
un tel déchirement que, en vue de « casser le noyau », s’attaque Max
Dorra. Qu’est-ce que les classes, modes de catégorisation du social, viennent
faire dans le déroulement de cette opération de schize qui, semble-t-il,
s’effectue au plus intime de chacun ? La toute première réponse qui peut
être proposée à cette interrogation est que, justement, l’intime, le propre, le
« privé », qui coupe le « soi » individuel de tout échange
avec le monde extérieur et avec le monde des autres, est une création
artificielle reposant sur une certaine façon de gérer l’existence sociale, qui
en escamote les ressorts profonds en vue de la perpétuer sur le mode de
l’évidence, ce qui tarit à sa source le désir de s’y attaquer[6].
Ce mode de gestion, qui prête à la vie en société le caractère d’une seconde
nature, repose principalement sur le fonctionnement de « l’ordre
symbolique », notion que Max Dorra exploite en croisant des références
empruntées à Lacan et à Bourdieu. Pour que les individus coexistent en étant
rangés les uns à côté des autres, comme s’ils étaient des entités indépendantes
(des petits pois à l’intérieur d’une boîte, pour reprendre une métaphore
utilisée par Sartre), il faut que leur existence, qui en réalité ne cesse
d’interférer avec celle des autres, soit conditionnée (au sens où on
conditionne un produit pour le transformer en marchandise) de manière
appropriée : c’est l’ordre symbolique, avec ses codes, et en tout premier
lieu ses usages langagiers, qui fait rentrer les petits pois dans la boîte sur
laquelle il referme son couvercle, ce qui en fait une chambre close, à
l’intérieur de laquelle les rapports interpersonnels sont, pris à leur origine,
trafiqués de part en part. Par exemple, ayant ainsi été mis en boîte, suite à
une opération qui combine calibrage et enfumage, quelqu’un à qui les conditions
naturelles de sa naissance ont donné une couleur de peau foncée, devient
« un noir » : il est irrémédiablement classé, casé, callé dans
le genre noir, privé de la marque d’incoloration dont sont crédités par
contraste « les blancs », de telle façon que, pour lui, suite à ce
traitement, l’essence précède l’existence : proprement, il est aliéné[7].
De la même façon, être recensé comme « un vieux », « un
juif », « un homo », « une femme », etc., c’est être
plié à un système d’identification dont il est interdit de s’écarter, sous
peine d’être reconnu comme coupable : et pour éviter d’être ainsi
stigmatisé, le moyen qui s’offre immédiatement, - ce moyen, en fait, aggrave le
mal -, est d’intérioriser cette culpabilité, de la subir comme un destin
personnel, en tant que « toujours-déjà-sujet »[8],
attendu dès sa naissance par le régime des normes collectives qui le possèdent
de part en part. L’intériorité dont on est crédité grâce à ce tour de
prestidigitation, c’est en réalité du dehors qu’elle est venue, grâce à
l’interposition de l’ordre symbolique et de ses grilles idéologiques, qui
« interprètent » l’existence humaine de la manière dont on crypte un
message : elles la transcrivent dans la langue des classes.
Cette soumission à
l’ordre symbolique, qui n’a rien de naturel, est-elle une fatalité ? Rien
n’est moins sûr. En tous cas, elle commence à être ébranlée lorsque, dans un
mouvement de révolte, ou de résistance, on entreprend de « casser le noyau »,
une démarche qui peut d’ailleurs être menée à différents degrés, et à laquelle
il faut se garder de prêter, dans un esprit de « tout ou rien », une
radicalité qui sape à sa base l’envie de s’y engager. Ici encore, on peut
s’inspirer de Spinoza. Pour celui-ci, le psychisme humain, et simultanément le
corps humain, sont livrés en permanence aux intermittences de la passivité et
de l’activité. Pourquoi parler à ce propos d’intermittences ? Parce que,
si on regarde les choses de près, on s’aperçoit que cela n’a aucun sens de
parler de psychismes et de corps qui seraient, les uns totalement passifs et
les autres totalement actifs : la passivité totale, ce n’est finalement
rien d’autre que la mort ; et l’activité totale n’appartient qu’à la nature
elle-même, ramenée à son principe initial, que Spinoza appelle Dieu (Deus sive natura). La ségrégation
installée entre de purs actifs et de purs passifs est précisément le résultat
d’un artifice, un effet de chambre close, qui déforme systématiquement les
faits et détourne l’attention des vrais problèmes en vue d’en différer la
résolution. Ce qu’il y a en réalité, ce sont des organisations mentales et
corporelles qui sont traversées, et à l’occasion déchirées, par un certain
rapport d’activité et de passivité, qui est modulable selon une infinité de
degrés, selon le type des échanges que ces organisations entretiennent avec
leur milieu de vie. « Se connaître soi-même », pour reprendre
l’injonction socratique, ce n’est pas s’attribuer une essence intérieure dont
la saisie identificatoire repose sur une mystification ; mais c’est
parvenir à analyser aussi exactement que possible dans quel rapport d’activité
et de passivité on se trouve à un moment donné, et dans un environnement
naturel et humain donné, et ceci en vue de modifier, autant que faire se peut,
ce rapport[9].
Quand la passivité tend à l’emporter sur l’activité, on est, plus ou moins,
déprimé, « triste » dit Spinoza ; quand l’activité tend à
l’emporter sur la passivité, on devient « joyeux », c’est-à-dire
qu’on se sent engagé dans le sens d’une augmentation de puissance, ce qui
correspond à un mouvement de libération : proprement, on est soulagé. Tout
le problème de l’éthique, c’est de trouver les moyens qui permettent de bloquer
la tendance à la passivité, et de rendre irréversible la tendance à être de
plus en plus actif, une fois que cette dynamique est amorcée[10].
De toutes manières, être libre dans l’absolu est une vue de l’esprit. Et, de
même, être esclave dans l’absolu, c’est-à-dire être la cible d’un pouvoir vis-à-vis
duquel on ne dispose d’aucune possibilité de résistance, n’est pas moins un vue
de l’esprit[11].
Ces deux vues de l’esprit, qui sont le reflet en miroir l’une de l’autre, sont
les effets complémentaires de « l’interprétation des classes ».
Ceci compris, s’ouvre
la voie qui conduit de « l’interprétation des classes » à « la
lutte des rêves ». Etre livré à l’interprétation des classes, c’est
occuper une certaine position à l’intérieur d’un monde où, explique Max Dorra,
règnent prioritairement des « valeurs » dont la fonction est
prioritairement culpabilisante. Les valeurs, comme par exemple celle de
« l’excellence » qui exerce aujourd’hui de graves ravages sur
l’appareil éducatif, prédisposent les « toujours-déjà-sujets » à vivre
dans un régime de comparaison qui, s’il valorise certains, le fait
inévitablement au détriment des autres : c’est, par exemple, ce qu’on
appelle l’élitisme républicain, qui est un système d’exclusion et de rejet
poussé à sa perfection. Mais ces valeurs, qui ont paradoxalement pour rôle de
dévaloriser, ne sont en fin de compte que des catégories qui sont venues se
poser, comme des étiquettes, sur la boîte dans laquelle on a enfermé les petits
pois : si elles « impressionnent », c’est en raison de leur
caractère factice qu’elles exploitent avec une habilité confondante. Autrement
dit, elles doivent laisser subsister chez les êtres sur lesquels elles
s’impriment, un résidu, un excédent, un supplément dirait Derrida, qui résiste
à la captation par les valeurs. Ce supplément, privé de valeur car il brille
par sa gratuité, Max Dorra l’appelle le « sens ». En chacun de nous,
quel que soit le poids des codes, persiste une énergie créatrice de sens, qui,
dirait un philosophe bergsonien, opère dans la durée, alors que les valeurs se
déploient à l’intérieur d’un espace qu’elles quadrillent selon un ordre fixe,
du moins en apparence (car les codes, eux aussi, changent lorsque les règles du
jeu en viennent à être modifiées, ce qui n’empêche que l’on continue à jouer un
jeu). Deux traits fondamentaux distinguent le sens de la valeur : d’une
part, il ne présente pas une dimension générique, essentielle, abstraite, mais
il se manifeste toujours en situation, donc de façon singulière, ce qui le rend
irrécupérable ; d’autre part, il n’a pas le caractère d’une donnée fixe,
mais il est emporté dans un mouvement permanent de transformation qui, par le
biais de la mémoire, trace la trajectoire d’une histoire personnelle, à nulle
autre pareille. Percevoir l’amande, une fois qu’on a cassé le noyau, c’est libérer
cette source potentielle d’énergie dont seule la mort peut interrompre la
circulation.
L’apport principal de
Freud, tel que l’interprète Max Dorra, consiste précisément à avoir, en
pratique, restitué un accès, au-delà des codes sociaux du symbolique et de leur
rationalité de façade, à cette réalité vivante du sens, dont l’allure est celle
d’une remise en question, d’une lutte. Il y est arrivé en investissant le champ
à l’intérieur duquel l’activité psychique s’exerce à travers des associations
libres, à savoir celui du rêve, où le sens se donne à appréhender dans sa
totale gratuité : à ce niveau, aux jeux trafiqués des symboles qui
classent se substituent les liaisons aléatoires qui se font, se défont et se
refont au gré des expériences menées par chacun, au fur et à mesure des
échanges qu’il entretient avec son milieu d’existence, et en particulier des
rencontres qu’il est amené à faire, à ses risques et périls, avec d’autres
personnes[12].
A travers les bricolages du rêve se déchaîne une sorte de pensée sauvage, qui
ne répond à aucun ordre préétabli et qui ne se dirige vers aucune fin, dans un
esprit de permanente invention. Au-delà des apparences du « moi »
socialisé, dont le destin obéit à un idéal de conformité, ce déchaînement, qui
n’a rien de paisible et ne repose sur aucune légitimité de principe, délivre
les traces d’une existence vécue en personne par quelqu’un qui n’est pas
« un moi », mais que l’on peut appeler « je », en sachant
que ce « je », qui est tout sauf « un je », ne dispose pas
d’une identité fixe, bien étiquetée, dont il disposerait déjà à sa naissance,
et qui ferait de lui, avant même qu’il ait eu la possibilité de se confronter
au monde des autres, « un noir », « un juif », « un
pauvre », etc..[13].
L’inconscient, qui, vu ainsi, est loin d’être structuré comme un langage mais
se présente sous les espèces de l’événement, de ce qui arrive, se déploie au
fil d’aventures incertaines, au cours desquelles se tracent peu à peu les
réseaux de l’imaginaire et du sens, un sens prêt à tout moment à basculer dans
le non-sens. Au moi, pris dans les filets de l’interprétation des classes,
tout, ou presque, est interdit ; à « je », livré au risque des
luttes de rêves dont l’issue n’est pas déjà toute écrite, tout, ou presque,
devient possible, sinon à proprement parler autorisé, pourvu que soit saisie au
vol l’occasion, une rencontre par exemple, qui peut tout changer : alors,
comme dit Proust, une porte s’ouvre, le temps est « retrouvé », une
« vraie vie » peut commencer. « Le moi », saisi par le
système des valeurs, arrimé à la loi du même, reste ; alors que
« je », qui, comme Rimbaud en a eu l’intuition géniale, en commettant
une faute de français (« je est ») qui l’aurait fait recaler à
n’importe quel examen, « est un autre », devient (deviens).
C’est ici que la
métaphore du noyau et de l’amande dont on s’est servi pour effectuer un
parcours libre à travers le livre de Max Dorra, rencontre sa limite. D’une
part, en effet, elle néglige le fait que le noyau est lui-même enveloppé par
toute une chair dont, pour l’atteindre, il faut traverser, percer, la peau qui
en constitue l’écorce : c’est à même cette peau, formée des mille
incidents, des tout petits riens de la vie quotidienne, que, peut-être, réside
en dernière instance le secret de l’amande. D’autre part, elle laisse entendre
que l’amande pourrait être finalement séparée du noyau qui la contient, au
titre d’une entité indépendante. Or il en va tout autrement dans la
réalité : sens et valeur n’occupent pas des mondes distincts, soumis
chacun à sa logique propre, et qui n’auraient aucune communication entre eux.
Ce qu’il faut comprendre, et c’est le plus difficile, c’est comment, selon
quelles procédures, imaginaire et symbolique, sens et valeur, je et le moi,
dame en noir et chambre jaune, interfèrent sans cesse, circulent de l’un à
l’autre, composent au jour le jour leurs effets respectifs, qui tantôt
convergent, tantôt divergent, ce dont ressort en dernière instance le tissu
fragile, précaire, exposé à tout moment à être lacéré, d’une vie humaine quelle
qu’elle soit.
Concluons cette
présentation, forcément lacunaire, du livre de Max Dorra par une remarque sur
le rapport singulier, inconfortable, qu’il entretient avec la philosophie. Ses
investigations recoupent sur bien des points celles de la philosophie à
laquelle il emprunte certains schèmes conceptuels : mais il le fait avec
une extrême prudence, en essayant de reformuler et de transposer sur un autre
terrain des problèmes, comme celui du sujet, auxquels elle s’était
traditionnellement confrontée. Ici encore, l’alternative entre sens et valeur
s’applique. Vue sous un certain angle, la philosophie se présente comme un
trafic qui dispense de la valeur, étalonnée sous des formes raisonnées qui lui
confèrent les apparences de la certitude. Mais on peut aussi la considérer tout
autrement, comme une aventure intellectuelle qui, parfois imprudemment, se
lance dans la recherche éperdue du sens, sans craindre de remettre en question
ses postulats de départ. A cet égard, le cas de Spinoza est éclairant. Pour beaucoup,
Spinoza est le philosophe du « mos
geometricum », qui enchaîne selon un ordre implacable des
démonstrations se terminant invariablement sur la chute d’un Q.E.D. (quid erat demonstrandum, « ce qu’il
fallait démontrer ») qui tombe comme un couperet. Mais, comme Deleuze l’avait diagnostiqué, l’Ethique n’est pas le discours
monolithique et ossifié auquel on la ramène le plus souvent, ce qui a pour
résultat de la fétichiser[14] :
parallèlement à l’Ethique des
propositions, il y a celle des scolies, dont le propos suit une logique
différente, ne serait-ce que parce que, en répondant à des objections, il ouvre
la possibilité d’un dialogue avec des points de vue différents. C’est cette
autre philosophie, témoignant de la possibilité de faire de la philosophie autrement,
qui, chez Spinoza, retient particulièrement l’attention de Max Dorra. Il va
jusqu’à écrire, à la fin de son livre :
« Maints systèmes
philosophiques sont ainsi construits, en quelque sorte, comme des rêves, à
partir de certains moments singuliers, de fragments vécus par leurs auteurs […]
Raison pure, dites-vous ? […] L’Ethique, un songe de Spinoza. »[15]
A l’énoncé de cette
formule iconoclaste, un spinoziste pur sucre ne peut que reculer d’effroi[16].
Mais, précisément, le « spinozisme » n’est-il pas une construction
relevant avant tout de l’ordre du symbolique, campée sur des valeurs réputées
intangibles, à prendre ou à laisser en bloc ? Et cette construction
n’est-elle pas, davantage encore que philosophique,
« idéologique » ? Max Dorra introduit le soupçon que toute
démarche philosophique, dès lors qu’elle est réduite à ses aspects purement
doctrinaux, est condamnée à dégénérer en idéologie : il en va à cet égard
du platonisme, comme du cartésianisme, du kantisme, ou du marxisme, ou de tous
les « -ismes », qui portent les marques de « la maladie de la
valeur »[17].
Lire l’Ethique de Spinoza comme on
analyse un texte de rêve, c’est-à-dire en effectuer ce qu’Althusser appelait la
« lecture symptomale », c’est sans doute prendre un grand risque, -
et on déconseillera à des candidats à un concours de recrutement des
professeurs du type de l’agrégation de philosophie de s’engager dans une telle
voie -, mais c’est aussi se donner les moyens d’en faire échapper, comme de la
clôture d’une chambre jaune, des effluves de parfum de dame en noir.
[1] M. Dorra, Lutte des rêves et interprétation des classes, p. 119. Cette
phrase, à l’endroit du livre où elle est énoncée, sert à mettre en évidence la
limite sur laquelle a buté la démarche de Bourdieu, qui justement, en
s’acharnant à casser le noyau, semble avoir oublié la nécessité de percevoir
l’amande.
[2] F. Bacon, La Nouvelle Atlantide, trad. fr., Paris, GF/Flammarion, 2000, p.
129
[3] Selon Foucault, ce mythe de
l’intériorité est un héritage du christianisme, qui a inventé la pratique de
l’examen de conscience : cf., entre autres, à ce sujet, la conférence
donnée en 1979 à l’Université de Stanford, « Omnes et singulatim : vers une critique de la raison
politique » (Dits et Ecrits,
Paris, Gallimard, 1994, t. IV, p. 134 et sq.).
[4] Et, pour Spinoza, la sagesse n’est
rien d’autre que la connaissance, par l’âme, de son union avec la nature tout
entière : cette connaissance, loin de la replier sur elle-même, l’ouvre sur
l’infini et sur la capacité de déploiement que celui-ci lui offre, à condition
qu’elle sache en assumer les risques.
[5] Ce rapprochement, toutefois, n’a
qu’une valeur limitée. Il faut se garder de rabattre sur l’Ethique une grille de lecture empruntée directement à Freud et à la
psychanalyse en général. Cf ., à ce sujet, P. Macherey, « Note sur le
rapport de Spinoza à Freud », in Avec Spinoza, Etudes sur la doctrine et
l’histoire du spinozisme, Paris, PUF, 1992, p. 198-201.
[6] Cf. B. Ogilvie, La seconde nature du politique – Essai
d’anthropologie négative, Paris, L’Harmattan, 2012
[7] Or on peut, au sens propre du mot,
être malade d’être « noir », c’est-à-dire d’être recensé comme
« un noir », un sujet d’essence noire, exposé à recevoir en pleine
figure, éventuellement sortie de la bouche d’un enfant, l’apostrophe :
« Tiens, un noir ! ». Cf. à ce sujet F. Fanon, Peau noire Masques blancs, Paris, Seuil,
1952. Lorsqu’il était chef de clinique à l’hôpital de Blida, Fanon a eu à
soigner des gens qui souffraient d’être « des arabes ».
[8] Cf. L. Althusser, « Idéologie
et appareils idéologiques d’Etat », Positions,
Paris, 1976, éditions Sociales, p. 115
[9] Cf. P. Sévérac, Le devenir actif chez Spinoza, Paris,
Honoré Champion, 2005
[10] Ce problème est traité dans la
cinquième partie de l’Ethique.
Spinoza y propose successivement deux solutions au problème de la
libération : la première consiste en une cure progressive de
l’imagination, la connaissance de premier genre, qui débouche sur la mise au
pouvoir d’un affect dominant, que Spinoza appelle amor erga Deum (l’amour « envers Dieu », qui considère
encore celui-ci au point de vue de l’imagination, dans une perspective de
transcendance qu’on peut dire « religieuse » ; cette attitude,
telle qu’elle est prêchée en particulier dans le Sermon sur la Montagne, est
propre à procurer le salut aux gens simples, les
« ignorants ») ; la seconde, qui suppose que le terrain ait été
préparé par la première dont elle prend la relève, consiste en la libération du
pur intellect, et culmine dans la pratique profane de l’amor intellectualis Dei,
l’« amour intellectuel de Dieu », qui opère la complète
réconciliation du rationnel et de l’affectif ; cette réconciliation, qui
est une chose « aussi difficile que rare », et à laquelle Spinoza
donne le nom de « sagesse », change la vie de fond en comble. Cette
présentation en deux temps de la manière de solutionner le problème éthique ne
doit pas être interprétée de manière à diviser l’humanité en deux catégories
nettement tranchées, d’une part les ignorant qui, en vue de se libérer, n’ont d’autre
perspective que de s’en remettre à l’amor
erga Deum, d’autre part les sages,
qui seuls ont accès aux délices sans pareille de l’amor intellectualis Dei.
Dans tout ignorant, il doit y avoir une part, si infime soit-elle, de sagesse
qui ne demande qu’à être réactivée ; et, de même, dans tout sage, doit
subsister une part d’ignorance qu’il lui faut combattre. Dans la nature telle
que Spinoza la conçoit, rien n’est figé, il n’y a que des processus
tendanciels : si ce n’était pas le cas, le problème éthique serait
insoluble.
[11] Cette thèse est au cœur de la
réflexion de Foucault, qui défend l’idée selon laquelle pouvoir et résistance
au pouvoir ne peuvent aller l’un sans l’autre : l’exercice même du pouvoir
génère les poches de résistance qui le minent de l’intérieur. C’est au fond
cette idée qui, déjà, animait Marx lorsqu’il expliquait, en retravaillant un
schème dialectique hérité de Hegel, que le pouvoir bourgeois, et
l’asservissement du travail au capital sur lequel celui-ci repose, doit finir
par céder à ses propres contradictions.
[12] A. Breton, dans son récit
autobiographique Nadja, qui s’ouvre
sur l’interrogation « Qui suis-je ? », trouve un élément de
réponse à celle-ci dans la relation des divers épisodes de sa relation
mouvementée, mêlant le sordide au merveilleux, avec l’étrange personnalité de
cette « Nadja », elle s’appelait en réalité Léona, dont le chemin
avait croisé le sien un jour, inopinément, avant de sortir à nouveau de sa
vie : cette relation, telle qu’il en enregistre au jour le jour les aléas,
sans négliger les moins glorieux, du moins dans la version primitive de son
texte, ressemble fort à un récit de rêve. Lorsque Breton est allé trouver Freud
pour lui expliquer à quel point la démarche surréaliste, qu’on peut aussi
présenter comme un effort en vue de casser le noyau pour percevoir le sens,
avait été stimulée par la méthodes des associations libres et par le primat
reconnu au rêve en vue de changer la vie, il n’a pas été bien reçu : on
peut regretter ce « lapsus » de Freud, qui s’apparente à un acte
manqué.
[13] On peut interpréter cette
distinction dans une autre perspective que celle de Freud, par exemple en reprenant
les hypothèses avancées par G. H. Mead dans le sillage du courant pragmatiste
en philosophie initié par William James. Selon Mead, la personnalité, le Self, n’est pas un donné élémentaire
immuable mais une construction complexe présentant simultanément deux faces, le
« Moi » (Me) et le
« Je » (I), qui
entretiennent un rapport dialectique de réciprocité combinant stimulation et
contestation. « Moi », c’est la face objectivée du « Soi »,
qui lui assigne la position d’un récepteur d’informations venues de
l’extérieur, de l’environnement social qui le conditionne, auquel il doit se
conformer pour exister ; et « Je », c’est sa face subjective,
grâce à laquelle il occupe la position d’un émetteur, qui réagit à ces
informations de manière à leur imprimer, au moins pour une part, sa
marque :
« Le « Je » est le
sens de la liberté et de l’initiative […] Pour cette raison, le
« Je » n’apparaît pas dans l’expérience de la même manière que le
« Moi ». Le « Moi » représente une organisation définie de
la communauté qui se réfléchit dans nos attitudes et qui appelle une réponse.
Mais cette réponse est un événement qui se produit. Il n’y a aucune certitude
la concernant. L’acte peut avoir une nécessité morale, mais il n’a pas une
nécessité mécanique. C’est seulement après coup, une fois l’acte accompli, que
nous découvrons ce qui s’est passé. Cet exposé nous indique les positions
respectives du « Je » et du « Moi » dans une situation,
aussi bien que les raisons de leur séparation dans le comportement. Ils se
disjoignent dans le processus, et pourtant ils s’appartiennent comme les
parties d’un tout. Cette séparation du « Je » et du « Moi »
n’est pas factice : ils ne sont pas identiques. Le « Moi »
appelle un certain type de « Je » dans la mesure où il lui faut
remplir des obligations données dans le cours de la conduite ; mais le
« Je » est toujours différent de ce qui semble imposé dans la situation.
Ainsi la distinction entre le « Je et le « Moi » est-elle
toujours reconduite. Le « Je » appelle le « Moi » et lui
répond. Pris ensemble, ils constituent la personnalité telle qu’elle se
manifeste dans l’existence sociale. » (L’esprit,
le Soi, la Société, trad. fr., Paris, PUF, 2006, p. 242)
[14] C’est en grande partie ce modèle
qui soutient le commentaire de Gueroult. Celui-ci est éclairant, et même
indispensable, d’un point de vue pédagogique, ne serait-ce que parce qu’il
s’est fixé pour objectif de suivre le texte de Spinoza mot à mot, donc
proprement de le lire, au lieu de se contenter d’en dégager quelques idées
générales, toutes prêtes à dégénérer en poncifs : c’est ce que personne,
pratiquement, n’avait fait avant lui. Toutefois, cette démarche présente un
inconvénient : elle transforme la pensée de Spinoza en
« monument », pour reprendre le terme qui revient souvent sous la
plume de Gueroult, ce qui, sous prétexte de la soumettre à un idéal absolu de
rigueur, fige le mouvement de sa pensée, et prend ainsi le risque de la
dénaturer.
[15] Max Dorra, Lutte des rêves et interprétation des classes, p. 169
[16] On imagine sans peine les
invectives passionnées (« Trahison ! Trahison !...) qu’elle
aurait déchaînées chez Gueroult.
[17] Id., p. 181
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