Que la philosophie française s’inscrive entre les notes de bas de page de l’œuvre capitale de Heidegger comme cela semble se colporter depuis le livre de Faye contre Derrida, voilà une affirmation qui se double désormais de la tentation de mettre la philosophie française en état de coma, la reléguant à une simple marge des « Cahiers noirs » écrits de la main de Heidegger et dont les propos sont affligeants, aveuglants eu égard aux horreurs du nazisme. Mais il faudrait signaler tout de même que l'aveuglement prend d'autres formes encore et que quelques lunettes ont été perdues en cours de route.
Je vois pour ma part assez mal comment concevoir que la
philosophie française puisse se réduire à une excroissance de Heidegger, philosophe majeur du XXe siècle. Foucault n’est pas
Heideggérien dans la manière de révoquer l’ontologie au bénéfice d’une histoire fort éloignée de celle de l’Etre -ou de son oubli tel que dispensé dans
les époqualités dirimantes de l’étant que
décline le scénario du philosophe allemand. Foucault ouvre une visée de l’espace
qui n’est pas du tout celle du Dasein.
Il y est question bien mieux de la mise en œuvre de socles fort disparates dont la croisée est
hétérogènes. Il s'agit de discontinuités dont l’agencement
se construit en-dehors de tout axe attributif, de toute catégorisation
redevable à l’être. Une articulation pour laquelle il serait vain de penser au
soutien, à l'appel d’un fond. L'archive pour Foucault ne relève pas d'un fond(s) mais bien mieux de ce que Foucault
nomme « énoncé », une ligne qui n’est jamais associative, mais
disloquée par des expériences tout autres, par exemple celles qui se nomment « folie »,
« délinquance », « infamie »… De telles trouées ne sont pas celles du "retrait
de l’Etre" sous l’étant supposé l'oblitérer. Le folie, l'enfermement, la sexualité, ce sont là des lignes cruciales d'une expérience étrangère aux vectorisations transcendantales de l’Etre et qui tendent vers la respiration de
tous les exclus. Une autre histoire donc que celle de la dispensation de
l’Etre dont la philosophie veillerait et garderait le sens. Foucault historien, comme
Nietzsche philologue ou Kierkegaard théologien abîmé...
Cette histoire, fort éloignée de la restitution
Heideggérienne de l’Etre, est celle que Foucault a héritée de Bataille, de sa
visée du dehors, un fou rire qui vient secouer tous les enchaînements de fond élaborés par ce qui s’est imposé sous le nom de philosophie. Aux éclats du rire solaire de
Bataille et de Foucault, il conviendrait d’associer celui de Deleuze dont
aucune ligne ne respire une quelconque affinité avec les textes de Heidegger,
Deleuze étant celui pour qui le concept s’exterritorialise de tout fondement au
bénéfice d’une surface sans profondeur, et donc sans recours au modèle tragique de Heidegger. L’événement pour Deleuze n’est pensable
précisément que selon l’inattendu d’une création pratiquée dans la fuite de ce
qu’il nomme « extra-être », une ligne dont le mouvement et la
temporalité sont celles de l’image, de la visibilité bien mieux que du poème ou de la métaphore. Les plateaux deleuziens n'appartiennent plus à la narratologie de l'Etre. Quant
à Lyotard, il ne sera nullement question d’interroger la disparité des jeux de
langage, l’hétérogénéité des discours selon l’articulation judicative ou
prédicative sous laquelle l’ontologie fondamentale aurait été dérobée. C’est
parce que l’être, dans son repli supposé, n’est qu’une fable que Lyotard entre
dans une philosophie qui n’est plus celle du récit, des "grands récits" dont
Heidegger est encore tributaire par la proximité de ses thèses avec des "fictions" qu'il méconnaît comme le
montre assez bien Derrida dans son séminaire sur Heidegger.
Je ne vois point que « la maison brûle » dans la
philosophie française qui s’est constituée précisément au travers d’une tout autre préoccupation que celle des nostalgies ontologiques de Heidegger -déjà chez Sartre
qui dissout l’ontologie dans la phénoménologie, et encore dans toutes les
pensées d’après guerre, fort peu heideggériennes à ma connaissance. Loin de lire Heidegger, la philosophie française hérite d'une problématique propre par la lecture croisée de Nietzsche sur Hegel, de Nietzsche
contre Hegel ou avec lui. On doit, au demeurant, à Derrida une volonté farouche de croiser le
fer avec la grandeur de Heidegger au nom d’une différance marquée par une
« hantologie » dont Heidegger ne saurait avoir la moindre idée, ne
soupçonnant jamais dans l’Etre qu’il affectionne la forme hallucinée des retours esquissés et des étymologies aux traductions foireuses qui certes se poursuivent en France. Raison peut-être pour laquelle le dictionnaire Heidegger qui vient de sortir ne cite pas une fois Derrida (1). Son travail ne peut s'inscrire en effet dans un tel sillage, rien apparemment ne rappelant ce nom "déconstruction" auprès des promoteurs vigilants de Heidegger qui ne sauraient se tromper, au moins sur ce point dans leur haine de Derrida
Mais on peut toujours, pour faire monter la sauce médiatique, confondre toute la philosophie française
avec Beaufret et quelques traducteurs abscons du maître allemand... Très sérieusement, on ne parlera pas ce faisant de la même chose, on sera aveugle, heideggériennement aveugle à la philosophie qui sans méconnaître l'importance de Sein und Zeit est depuis longtemps passée ailleurs, hors des dictionnaires et dictionnants. Aucune
enquête scrupuleuse ne saurait chercher un événement là où ce dernier est éventé
depuis belle lurette.
J.-Cl. Martin
(1) Dictionnaire Martin Heidegger, Paris, Cerf.
(1) Dictionnaire Martin Heidegger, Paris, Cerf.
Fort instructif. Merci - pour le ci-présent, et pour tant d'autres.
RépondreSupprimer(ne développant aucune réflexion, à vous de voir si publiable)
Quelle vie!La vraie vie est absente!Nous ne sommes pas au monde!Rimbaud au même moment que Nietzsche nous faisait signe vers une autre "époqualité"que celle de l'histoire de l'être.
SupprimerJe désire simplement signaler un très beau livre pour la pensée, errant dans le silence et l'oubli, concernant Heidegger ; celui de Dionys Mascolo, publié aux éditions Jean-Michel Place en 1993 : "Haine de la philosophie Heidegger pour modèle".
SupprimerMichel Dias
Où est Kostas Axelos?
SupprimerOù en est-on avec Kostas Axelos et le Jeu du Monde??
SupprimerExcellente question, mon cher Watson !!!
Supprimerun petit retour sur Heidegger ne me fera pas de mal, commençons par retenir l'article via Facebook...
RépondreSupprimerTal vez la nociòn de ser-en-el mundo es lo menos heideggeriano en la filosofìa de Heidegger...
RépondreSupprimerErrata: vous avez mis "Sein un Zeit" (un).
RépondreSupprimerVeuillez m'excusez mais j'ai toujours eu l'obsesion abscons de remarquer les fautes d'impression ou dactylographiques. Sinon, il me paraît bien de faire attention à ne pas confondre philosophie française et l'influence propre de ce grand philosophe allemand à propos de celle-là; quoique j'aimerais bien savoir votre aperçu restreint aux cahiers noirs.
Alain Durel : J'adhère pleinement à ce plaidoyer en faveur de la philosophie française (celle de Foucault en l'occurrence), mais, si vous me le permettez, je trouve qu'il a un défaut, celui de faire trop cas du livre de Faye. Il faudrait donc désormais se positionner (pour ou contre) ce livre. Je m'y refuse pour ma part. Heidegger est l'un des plus grands penseurs du XXe siècle. Peut-on nier que Sartre (même s'il l'a mal compris), Merleau-Ponty, Foucault, Derrida, Lévinas, Marion et tant d'autres s'en soient inspiré quitte à l'affronter ou à le subvertir ? C'est un fait. Vous semblez vouloir absoudre Foucault d'un péché qu'il n'a pas commis. Car penser, à ce niveau là, n'en est jamais un.
RépondreSupprimerJean-Clet Martin : vous avez raison, il n'est pas question d'exclure Heidegger du champ de la philosophie. Je consacre moi-même des textes récents à la "différence ontologique", On peut voir également que Deleuze dans "Critique et Clinique" ou dans "le pli" s'y réfère. Mais il y a eu dans le nouvel obs et dans la presse allemande une assimilation de la philosophie française à Heidegger ce qui est faux. On peut lire Heidegger sans être Heideggérien. C'est le cas de Derrida qui cherche à se mesurer à sa pensée. C'est le cas de Foucault ou même de la phénoménologie qui remonte à Husserl sans ignorer Heidegger pour autant, mais non sans chercher ses distances propres.