lundi 23 décembre 2013

Foucault n'est pas Heidegger




Il n’y a « rien de caché dans ce qui se donne », si ce n’est l’ « immédiatement visible ». Le visible est une surface muette. Cette surface encombrée a beau se tracer à traits clairs, tout n'y est pas évident. La difficulté de voir les faces des corps dans le visible est une thématique récurrente de l’œuvre de Foucault[1]. Le régime de la peau, de la blancheur est-il alors celui de l’occulte, de l’occultation d'un voile enveloppant comme pour le cas du soleil platonicien invisible sous sa couronne ? S’agit-il chez Foucault d’une visibilité repliée dans le retrait d’un fond obscur ? 
Ce serait comprendre de façon heideggérienne la dispensation du visible, notamment la manière dont Foucault voit dans les ménines de Vélasquez le regard  qui ouvre cet étrange dispositif selon un miroir passé inaperçu. Et pourtant tout est là, surexposé à une lumière qui distincte le miroir des tableaux accrochés dans le fond...  Fond clair qui n'est pas pour cela même un fond distinct, dehors en même temps que dedans. Il y a chez Foucault, en chaque vision exposée, une actualité de l’exposition directement acquise dans le sensible, dans ce qui ne peut qu’être senti au titre d'une bifurcation. Alors l’être même du sensible ne peut jamais s’adosser à une logique du retrait constituant l’essence de la manifestation. L’événement se donne dans une actualité qui ne suppose aucune transcendance de l’Etre. 
Le dispositif du sensible, le régime de cette blancheur, sa clarté n’en seront pas distincts pour autant. Aucune certitude ne se trame à l’horizon d’une visibilité si singulière, réclamant une analyse des dispositions, notamment celles du tableau où rien jamais n’est dit. Aucun mode d'emploi n'accompagne les ménines de sorte que le visible n’est pas l’énonçable : parler en effet n’est jamais voir. C’est pourquoi rendre accessible l’étoffe du sensible ne se réduira guère à une simple présentation de l’imprésentable dans l’ordre du dévoilement. En effet, il n’y a pas de principe caché à la surface d’un tableau. Le miroir des ménines est bien suspendu là et ne réclame aucun Dasein pour le révéler. La peinture est aux antipodes de la révélation. De même la littérature dont Bataille énonce toute la blancheur, le mal de la blancheur exorbitante. On dira de même que l’Idée de la philosophie n’est pas occulte. Le régime de l’Idée ne saurait se réduire au principe caché, à la place manquante, signifiant dont on retrouverait la trace dans le manque lui-même.
Chez Foucault, le visible et le pensable ne sont pas le lieu d’une exposition extérieure à une origine retirée vers laquelle l’herméneutique permettrait de remonter. Il en va comme du champ de bataille. Tout y est désordonné, mais tout y est terriblement visible. Il y a une immanence radicale entre sa blancheur, ses fumées et une complexité claire sans être distincte que Deleuze nomme le virtuel. C’est là comme la solution sursaturée d’un pur champ de forces, de vecteurs et la mise en œuvre d’une polarité directionnelle capable d’ordonner tous les éléments en présence, un art de la guerre dont l’explosion est immédiate. 
Ce que Deleuze nomme « plan transcendantal » ne saurait être un arrière monde. Il en va comme du guerrier, du résistant qui en sent violemment l’articulation, la "voie" dont on retrouve l’actuailisation chez Eiji Yoshikawa lorsque Musashi se positionne face à ses adversaires et que chaque flocon de neige devient visible : « Musashi (…) n’existait plus en tant que personne distincte (…). Il voyait la blancheur de la neige tomber entre lui-même et l’autre homme, et l’esprit de la neige était aussi léger que le sien propre. L’espace paraissait maintenant une extension de son propre corps. Il était devenu l’univers, ou l’univers était devenu lui.  Il était là sans être là ». 
S’il est difficile de tracer une ligne dans cette coexistence de flocons incompossibles, cela ne signifie pas qu’un tel aveuglement concerne le jeu de l’exposition, le jeu d’un être­-là. Pour Heidegger, l’exposition ne se pose à la présence qu’à l’occasion d’un reflux obscur du fond vers le sans fond qu’il occulte à la manière d’un voile corrélatif au dévoilement. Chose impossible dans "L’art de la guerre" qui ne cache rien, qui ne comporte ni camp retranché ni déportation. Rien n'est visible parce que tout est visible, sans grille, sans cave. C'est très différent de la différence ontologique de l'être et l'étant. Entre le visible et l’invisible tels que pensés par Heidegger s’introduit donc par trop une profondeur qu’une philosophie des multiplicités conteste au nom de la platitude des dispositifs et des agencements, platitude qui rend vaine toute théologie négative et toute herméneutique de la facticité. Un agencement d’univers correspond à une multiplicité qui n’a rien à cacher, qui ne contient aucun principe dont il faudrait retrouver le sens à partir de l’interprétation. On ne peut pas davantage envisager le plan transcendantal à partir du "principe de contradiction" découvrant au-dessus de nos têtes un monde intelligible abstrait, différent de l’ordre des existences. De la bataille, on ne peut rien voir reconnaissait Stendhal parce ce qu’on en voit trop, que tous les parcours soudainement surgissent en même temps, s’entrecroisent en un écheveau inextricable.
La difficulté de voir une actualité ne concerne donc jamais la retrait de l’être dissimulé sous l’étant qu’il rend manifeste. Une telle conception de la visibilité s’enlève sur un sans-fond aveugle et repose dans l’oubli de sa propre origine. L’aveuglement dont parle Foucault dans sa préface à Georges Bataille n’est pas de même nature, s’agissant davantage d’une surexposition.  La difficulté de voir dans l’actualité d’un dispositif constitue peut-être le motif le plus puissant de l’œuvre de Vasarely. Dans sa géométrie claire, l’espace constitue dirait Deleuze une image-cristalline, un champ en surfusion dans lequel aucune direction assignable n’est orientée par le Dasein. Ce serait comme une espèce d’escalier de Vasarely ou un cube qui à la fois s’incurve dans l’espace et en émerge. Un trait en creux ou en même temps un trait surlinéaire. Le Dasein ne peut saisir cette simultanéité trop engoncé dans le temps. Il ne connaît qu'extase mais guère le point d’une bifurcation. Il n'y a pas de souci dans la visibilité Foucaldienne. L’espace s'enfonce dans le fond, coule dans le plan mais en même temps, en émerge. Ce sont les deux perspectives qui s’ouvrent en même temps dans l’espace de Vasarely pour conduire comme dirait Foucault à une révulsion de l’œil.


(texte repris et développé in "Comprendre Foucault", éd. Max Milo) J-Cl. Martin




[1] Par exemple déjà dans Naissance de la clinique, PUF, 1963, p. 157 et « Préface à la transgression » dont nous avons rendu compte sur ce site. Pour l'ensemble de cette thèse, cf. mon Deleuze Variation 1.

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