Il n’y a « rien de caché dans ce qui se donne »,
si ce n’est l’ « immédiatement visible ». Le visible est une surface muette. Cette surface encombrée a beau se tracer à traits clairs, tout n'y est pas évident. La difficulté de voir les faces des corps dans le visible
est une thématique récurrente de l’œuvre de Foucault[1].
Le régime de la peau, de la blancheur est-il alors celui de l’occulte, de l’occultation
d'un voile enveloppant comme pour le cas du soleil platonicien invisible sous sa couronne ? S’agit-il
chez Foucault d’une visibilité repliée dans le retrait d’un fond obscur ?
Ce serait comprendre de façon heideggérienne la dispensation du visible,
notamment la manière dont Foucault voit dans les ménines de Vélasquez le regard qui ouvre cet étrange dispositif selon un miroir passé inaperçu. Et pourtant tout est là, surexposé à une lumière qui distincte le miroir des tableaux accrochés dans le fond... Fond clair qui n'est pas pour cela même un fond distinct, dehors en même temps que dedans. Il
y a chez Foucault, en chaque vision exposée, une actualité de l’exposition
directement acquise dans le sensible, dans ce qui ne peut qu’être senti au titre d'une bifurcation. Alors l’être même du sensible ne peut jamais s’adosser à une logique du retrait constituant l’essence de la manifestation. L’événement
se donne dans une actualité qui ne suppose aucune transcendance de l’Etre.
Le dispositif du sensible, le régime de cette blancheur, sa clarté n’en seront pas distincts pour
autant. Aucune certitude ne se trame à l’horizon d’une visibilité si
singulière, réclamant une analyse des dispositions, notamment celles du tableau où rien jamais n’est
dit. Aucun mode d'emploi n'accompagne les ménines de sorte que le visible n’est pas l’énonçable : parler en effet n’est jamais voir.
C’est pourquoi rendre accessible l’étoffe du sensible ne se réduira guère à une
simple présentation de l’imprésentable dans l’ordre du dévoilement. En effet,
il n’y a pas de principe caché à la surface d’un tableau. Le miroir des ménines est bien suspendu là et ne
réclame aucun Dasein pour le révéler.
La peinture est aux antipodes de la révélation. De même la littérature dont
Bataille énonce toute la blancheur, le mal de la blancheur exorbitante. On dira de
même que l’Idée de la philosophie n’est pas occulte. Le régime de l’Idée ne saurait se réduire au principe caché, à la place manquante, signifiant dont on retrouverait la trace dans
le manque lui-même.
Chez Foucault, le visible et le pensable ne sont pas le lieu
d’une exposition extérieure à une origine retirée vers laquelle l’herméneutique
permettrait de remonter. Il en va comme du champ de bataille. Tout y est
désordonné, mais tout y est terriblement visible. Il y a une immanence radicale entre sa
blancheur, ses fumées et une complexité claire sans être distincte que Deleuze nomme le
virtuel. C’est là comme la solution sursaturée d’un pur champ de forces, de
vecteurs et la mise en œuvre d’une polarité directionnelle capable d’ordonner
tous les éléments en présence, un art de la guerre dont l’explosion est
immédiate.
Ce que Deleuze nomme « plan transcendantal » ne
saurait être un arrière monde. Il en va comme du guerrier, du résistant qui en sent violemment l’articulation, la "voie" dont on retrouve l’actuailisation chez Eiji Yoshikawa lorsque Musashi se
positionne face à ses adversaires et que chaque flocon de neige devient visible :
« Musashi (…) n’existait plus en tant que personne distincte (…). Il
voyait la blancheur de la neige tomber entre lui-même et l’autre homme, et l’esprit
de la neige était aussi léger que le sien propre. L’espace paraissait
maintenant une extension de son propre corps. Il était devenu l’univers, ou l’univers
était devenu lui. Il était là sans être
là ».
S’il est difficile de tracer une ligne dans cette coexistence de flocons incompossibles, cela ne signifie pas qu’un tel aveuglement concerne le
jeu de l’exposition, le jeu d’un être-là. Pour Heidegger, l’exposition
ne se pose à la présence qu’à l’occasion d’un reflux obscur du fond vers le
sans fond qu’il occulte à la manière d’un voile corrélatif au dévoilement.
Chose impossible dans "L’art de la guerre" qui ne cache rien, qui ne comporte ni
camp retranché ni déportation. Rien n'est visible parce que tout est visible, sans grille, sans cave. C'est très différent de la différence ontologique de l'être et l'étant. Entre le visible et l’invisible tels que pensés par Heidegger s’introduit donc par trop une profondeur qu’une philosophie des
multiplicités conteste au nom de la platitude des dispositifs et des
agencements, platitude qui rend vaine toute théologie négative et toute
herméneutique de la facticité. Un agencement d’univers correspond à une
multiplicité qui n’a rien à cacher, qui ne contient aucun principe dont il
faudrait retrouver le sens à partir de l’interprétation. On ne peut pas
davantage envisager le plan transcendantal à partir du "principe de
contradiction" découvrant au-dessus de nos têtes un monde intelligible abstrait,
différent de l’ordre des existences. De la bataille, on ne peut rien voir
reconnaissait Stendhal parce ce qu’on en voit trop, que tous les parcours
soudainement surgissent en même temps, s’entrecroisent en un écheveau
inextricable.
La difficulté de voir une actualité ne concerne donc jamais
la retrait de l’être dissimulé sous l’étant qu’il rend manifeste. Une telle
conception de la visibilité s’enlève sur un sans-fond aveugle et repose dans l’oubli
de sa propre origine. L’aveuglement dont parle Foucault dans sa préface à Georges
Bataille n’est pas de même nature, s’agissant davantage d’une surexposition. La difficulté de voir dans l’actualité d’un
dispositif constitue peut-être le motif le plus puissant de l’œuvre de
Vasarely. Dans sa géométrie claire, l’espace constitue dirait Deleuze une
image-cristalline, un champ en surfusion dans lequel aucune direction assignable
n’est orientée par le Dasein. Ce serait comme une espèce d’escalier de Vasarely ou un cube qui
à la fois s’incurve dans l’espace et en émerge. Un trait en creux ou en même temps un trait
surlinéaire. Le Dasein ne peut saisir cette simultanéité trop engoncé dans le temps. Il ne connaît qu'extase mais guère le point d’une bifurcation. Il n'y a pas de souci dans la visibilité Foucaldienne. L’espace s'enfonce dans le fond, coule dans
le plan mais en même temps, en émerge. Ce sont les deux
perspectives qui s’ouvrent en même temps dans l’espace de Vasarely pour conduire comme dirait Foucault à une révulsion de l’œil.
(texte repris et développé in "Comprendre Foucault", éd. Max Milo)
J-Cl. Martin
[1] Par
exemple déjà dans Naissance de la
clinique, PUF, 1963, p. 157 et « Préface à la transgression »
dont nous avons rendu compte sur ce site. Pour l'ensemble de cette thèse, cf. mon Deleuze Variation 1.
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