vendredi 27 décembre 2013

Derrida, l'Occident en déconstruction / Jean-Philippe Cazier

Derrida – Un démantèlement de l’Occident, de Jean-Clet Martin, est un livre de création autant qu’il est fidèle à l’œuvre de Derrida : il s’agit de produire des variations par lesquelles celui-ci devient un intercesseur pour la philosophie de Jean-Clet Martin, comme ont pu l’être, dans certains de ses autres livres, Borges, Deleuze, Van Gogh, ou encore Hegel. Produire de tels duos est une façon d’inventer une pensée, qui est celle de Jean-Clet Martin mais qui est en même temps multiple, impersonnelle, dessinée à la surface d’un sol indéfiniment réinventé, sur lequel la pensée, mouvante, crée une carte de sable, celle d’un monde de devenirs et mouvements, un « plurivers » dont la configuration forcément mobile est ici relancée selon les lignes elles-mêmes multiples de l’œuvre de Derrida.
Il est moins question d’écrire sur Derrida qu’avec Derrida, le livre de Jean-Clet Martin ne proposant pas un commentaire mais une création en duo. On pourrait reprendre, pour qualifier ceci, ce que l’auteur écrit à propos du travail de lecteur de Derrida : « Relire un auteur n’a pas d’autre sens que celui de ramasser une bouteille à la mer. Il faut l’ouvrir et déplier le rouleau, dans une lecture qui modifie tout. On sera attentif aux signes autant qu’aux annotations capables de rendre la lecture différente, une répétition où l’on voit surgir autre chose ». Répéter pour faire surgir autre chose, la répétition non comme reproduction mais comme reprise ouvariation dont l’effet est une constellation de points et tracés originaux. Un tel rapport aux textes est la condition d’une vie de la pensée, vie à travers l’inconnu, risquée, qui est vie de l’esprit comme du monde, des possibles que la pensée produit à la surface du monde. Alors que le commentaire enferme l’œuvre sur elle-même, détermine des limites à respecter, l’usage que Jean-Clet Martin fait des auteurs, comme celui qu’en faisaient Derrida ou Deleuze, ouvre l’œuvre à des branchements nouveaux, à d’autres possibles et mouvements – un devenir de l’œuvre pour un devenir de la pensée et du monde.
« Occident » désigne d’abord le mouvement d’une pensée qui se retourne contre elle-même et combat ses propres conditions : une pensée réactive, dirait Nietzsche, tueuse de sa propre vie comme de la vie du monde. Il s’agit d’un diagnostic : la pensée occidentale est porteuse de mort – mort de ce qu’elle recouvre, mort qu’elle s’inflige et dont elle vit. L’Occident serait le nom d’une pensée « contre » : contre la vie du monde et de la pensée qu’elle nie et réduit à ses propres formes simplificatrices, homogénéisantes, hiérarchisantes, et que par là elle maintient de l’autre côté des frontières qu’elle trace pour pouvoir exister. La pensée occidentale, le logos, ne cesse de tracer des limites qu’elle s’efforce de maintenir, dont elle ne cesse de justifier l’existence et dont elle interdit le passage à ce grouillement de la pensée et de l’Etre qu’elle ne peut que refouler, effacer, tuer.
Jacques Derrida (DR)Jacques Derrida (DR)
En même temps, comme pensée réactive, qui ne peut que nier, la pensée occidentale nécessite ces « autres » contre lesquels elle lutte mais dont elle a besoin pour exister : c’est cette nécessité que la pensée occidentale oublie, se donnant à elle-même l’image d’une pensée ordonnée, claire, pacifique, alors que ses racines s’enfoncent dans la violence faite au monde et à la pensée, qu’elle ne peut exister qu’en rapport avec un chaos mental et ontologique, une obscurité du monde et de la pensée, une dissémination universelle qu’elle combat et dénie, alors même qu’elle en a besoin. S’aveugler soi-même à ses propres conditions, nier la valeur ou l’existence de ce qui est pourtant nécessaire à sa propre vie – l’Occident est bien une pensée essentiellement réactive, caractérisée comme pouvoir mortifère.
Jean-Clet Martin rend hommage à Kant, auteur que l’Université a rendu si sage, qui apparaît pourtant comme un dynamiteur essentiel de cet Occident. Les pages consacrées à Kant, si elles éclairent ce en quoi Derrida lui est redevable, insistent sur ce qui, chez Kant comme chez Derrida, relève d’une subversion de la logique occidentale par l’instillation d’un mouvement qui en déplace les cadres, les limites et frontières. Alors que la pensée occidentale « rêve d’une chimérique emprise sur la moelle du monde », la philosophie kantienne, montrant l’impossibilité de la correspondance en droit de la pensée et du monde, a pour effet la mise en évidence de la folie singulière de la pensée comme la libération du monde qui, débordant les cadres rigides de la pensée, est rendu à sa dispersion, à sa nature informelle, confuse, proliférante. « Le monde de Kant est un divers, une diversité radicale dont la synthèse est elle-même plurielle en fonction des sensations et des prétentions de la raison qui y exerce ses catégories » : avec Kant est mise au jour la béance qui demeure entre le discours et l’Etre, ce qui est dit et ce qui est proliférant chacun pour eux-mêmes, se croisant lors de synthèses disjonctives monstrueuses, la pensée devenant une machine folle, le monde devenant un divers non formé pris dans ses propres mouvements et coordonnées chaotiques.
Sur ce point, Derrida suit les pas que Kant – nouveau Vendredi pour un nouveau Robinson – laisse sur le sable d’un sol qu’il invente lui-même, sol de sable couvert d’empreintes énigmatiques à la surface d’une étendue instable, ouverte au vent et aux marées, puisque c’est cette ouverture à de nouvelles forces qui marque la logique kantienne de la pensée et du monde. Selon la lecture qu’en propose Jean-Clet Martin, Derrida radicaliserait l’émergence de cette logique, l’entraînant vers des directions que Kant n’aurait peut-être pas reconnues – répétant le geste kantien pour, à son tour, le décadrer, en déplacer les limites, y introduire encore plus de sable et de vent, creuser davantage les fentes qui lézardent nos synthèses du monde et de la pensée, rendre plus évidentes ces béances, l’impossibilité qu’elles impliquent de l’ordre occidental, les nouvelles images du monde et de la pensée qu’elles appellent.
On comprend la nécessité, pour Derrida, d’interroger de manière récurrente les notions de « limite », de « cadre », de « bordure », etc., et son effort pour déplacer et défaire les limites par lesquelles la pensée occidentale s’impose un ordre comme elle l’impose au monde. On trouve ici le sens de certains des concepts fondamentaux de la philosophie de Derrida, celui de « différance », de « trace », ou de « dissémination », mais aussi le sens de cet effort continu pour repenser les conditions du logos, explorer ce que le logos refoule, faire apparaître les gestes d’exclusion et de mise à mort que ce refoulement requiert, opérer le déplacement et brouillage des frontières par lesquelles l’Occident se construit une image du monde, de la pensée, et se protège.
Jean-Clet Martin (DR)Jean-Clet Martin (DR)
Jean-Clet Martin suit pas à pas certains moments de ce travail, l’éclairant mais aussi le prolongeant, l’infléchissant vers des directions qui surprendront sans doute, puisqu’il attire Derrida vers l’affirmation d’un « plurivers » (au lieu d’un univers) qui ne semble pas explicite dans le travail de Derrida bien qu’il apparaisse impliqué par lui, ou encore introduisant dans la pensée de Derrida quelques virus deleuziens permettant des mutations, de nouvelles possibilités de la pensée et de la vie. Peut-on être fidèle à Derrida autrement qu’en déplaçant soi-même les frontières et lignes qui maintiendraient sa pensée hors de tout décadrage, hors de toute ouverture à un dehors encore inconnu ?
On comprend aussi, chez Derrida, l’importance des marges, de l’exploration des dehors, de l’attention à ces « autres » dont l’Occident a besoin pour exister mais qui ne peuvent eux-mêmes exister qu’en étant refoulés ou niés. Déplacer les frontières, pour Derrida, consiste moins à les nier qu’à les laisser traverser par ces populations maintenues à distance, invisibilisées : la Femme, l’Animal, l’Etranger, les Signes, l’Art, le Corps remontent à la surface et la troublent, la fendent, y inscrivent de nouveaux signes superposés à ceux jusqu’alors dominants, dessinant « une autre carte de l’Occident et de son histoire ». L’Exilé surgit au cœur de la pensée, du monde, et les défait, les rend à leur dissémination – mouvement que Jean-Clet Martin nomme « démantèlement ». Ce démantèlement, long et patient, a pour effet la dissolution, l’éparpillement des principaux concepts de la logique occidentale, faisant apparaître celle-ci, à son tour, comme étrange, étrangère, non plus claire et distincte mais obscure, labyrinthique – obscurité d’un labyrinthe où l’Occident dissout se perd, à travers lequel il erre, devenant lui-même exilé.
Par cet exil, se défont les répartitions habituelles, les dichotomies nécessaires à la mise en ordre occidentale de la pensée et de l’Etre – Homme/Animal, Homme/Femme, tel genre ou bien tel autre, etc. Mais émergent également de nouveaux concepts – concepts d’un nouveau type – qui conditionnent une nouvelle pensée, un nouveau monde : l’Autre, l’Etranger, l’Hospitalité, l’Amitié sont certaines des catégories ontologiques, éthiques et politiques par lesquelles l’errance positive de la pensée peut tracer les lignes étranges d’une nouvelle carte, celle d’un monde et d’une pensée disséminés, ouverts, indéfinis. Si l’on assimile souvent le travail de Derrida à une entreprise de critique infinie, à une ratiocination sans but, c’est que l’on oublie que la déconstruction n’est pas une simple destruction mais implique une construction dont elle est indissociable : construction de nouveaux concepts, d’une nouvelle image de la pensée et du monde, pour la production de nouveaux modes, non occidentaux, de la vie et de la pensée. Quel est l’enjeu de la philosophie de Derrida – comme de toute philosophie digne – sinon de libérer la vie, de produire la vie éternelle de la pensée, produire un monde éternellement nouveau et vivant ?
En tant que pouvoir de mort, l’Occident ne peut être que l’ennemi de la philosophie, ce contre quoi elle doit lutter, son démantèlement étant effectivement un impératif à la fois ontologique, éthique et politique. Ce démantèlement est indissociable de l’invention de nouvelles formes de la pensée, de la vie, du monde, formes nécessairement ouvertes, informelles, en devenir. Un des mérites du livre de Jean-Clet Martin est de rappeler cette double tâche – nôtre tâche – en montrant comment Derrida a pu s’engager dans ce travail. Mais l’auteur met également en évidence que cette tâche est d’autant plus nécessaire que l’Occident, en tant que pouvoir de mort, correspond aussi à l’exercice d’une domination (« emprise sur la moelle du monde ») : domination des esprits, des corps, des vivants, de l’Etre – le logos impliquant un ordre de la pensée, du monde et de la vie par lequel ceux-ci sont soumis à une organisation rigide, hiérarchisante, contenant en elle-même des jugements exclusifs ou inclusifs, des possibilités de reconnaissance ou de mise à mort, des limites auxquelles nous sommes contraints de nous soumettre sous peine d’inexistence et de disparition. Nous sommes dépendants d’une reconnaissance emprisonnante et appauvrissante, mortelle, qui empêche la pensée, le monde, la vie d’être autres. Résister à l’ordre occidental n’est-ce pas affirmer non seulement la possibilité mais l’existence effective de ces « autres », et de nous-mêmes comme « autres » – affirmer l’existence de l’art, de l’étranger, des animaux, et l’Hospitalité comme nouveau type de rapport à ces « autres » ? Affirmer l’Hospitalité, l’Amitié comme nouveau type de relation caractéristique de ce « plurivers » dont Jean-Clet Martin dessine la carte ?

Votre livre parcourt des aspects de l’œuvre de Derrida pour en expliciter certaines dimensions, mais il n’est pas un commentaire de cette œuvre. Il serait surtout, me semble-t-il, un moyen de travailler avec Derrida pour avancer dans votre propre recherche.
Jean-Clet Martin : Vous avez raison, c’est une complicité, presque au sens de Spinoza : trouver une communauté d’intérêts, longer des notions communes, mais autres déjà, amicales en ce sens. L’idée de penser avec m’intéresse plus que penser sur, comme lorsqu’on s’assoit surpour mettre en-dessous, museler et rabattre en un objet. C’était déjà ce que je voulais éviter dans mon Deleuze. J’y travaillais notamment l’idée de multiple, de différence, de répétition que je retrouve chez Derrida, mais avec quelque chose de plus viral. J’aime particulièrement l’idée d’en revenir au Malin Génie cartésien qui nous entraine dans quelque chose de virulent. Le démantèlement est le travail d’un virus et les virus ont rendu possibles toutes les mutations, les hybridations, le transfert d’un matériel génétique sur un autre plan. Il y a bien sûr des dégâts, une altération qui est aussi une forme de survie, de renouvellement – démembrement qui voit revenir des hôtes étranges et des formes virales très anciennes. Nulle vie ne se meut sans virus. Je crois que les concepts également ne vont pas sans parasites. Ils sont comme des microbes passés hors du temps, débordant les âges et les époques. Ils tiennent du monstrueux mais contiennent des moments créateurs. Du coup, au travers de ce nouvel essai, il s’agit d’une poursuite du vitalisme qui m’accompagne depuis le début.
Dans ce livre, vous évoquez souvent des croisements possibles entre Derrida et Deleuze. Peut-on concevoir une sorte de greffe entre ces deux philosophies, et quelles configurations nouvelles celle-ci pourrait-elle produire ?           
Jean-Clet Martin : En effet, il s’agirait bien d’une greffe. Sans doute que l’un et l’autre n’ont pas eu la possibilité de se croiser vraiment, chacun occupé par une recherche qui n’autorisait pas de réelles confrontations. Ce qui rendait d’autant plus intéressant pour moi de tenter des rapprochements, voire une déterritorialisation, une rencontre par le milieu autour de la femme, de l’animal, de la différe/ance… Ce que je tente, par cette jonction, c’est l’exploration d’un champ inesthétique. L’esthétique, c’est la sensibilité humaine, la collaboration des facultés dans des objets partagés et reconnaissables comme les mêmes. Ce qui m’intéresse, au contraire, ce sont des perceptions moins consensuelles et qui vont en enfer, celles de la mouche, de la tique, du chat dont les bonds ne se calculent pas au travers d’un sens commun. La philosophie, pour moi, est une façon de larguer les amarres en direction de l’inhumain. Elle use de machines et de fictions capables d’un rapport à l’être qui n’est pas du tout le propre de l’homme occidental, quand finalement être et pensée ne sont plus identiques. Il y a des pensées qui nous poussent hors de l’être. J’aime chez Derrida l’idée de limite, exorbitante, extrémale. Tous mes livres ont traqué une forme de « métaphysique » dans laquelle l’être sort de ses gonds au bénéfice d’un voyage aussi excitant que le franchissement d’un océan.                                         
Dans votre travail, vous invoquez fréquemment des écrivains, y compris dans ce texte-ci, et l’œuvre de Derrida, comme celle de Deleuze, a souvent rencontré des écrivains. Quel type de rapport la pensée de Derrida entretient-elle avec la littérature et en quoi ce rapport est-il important pour sa philosophie ?
Jean-Clet Martin : La littérature fait l’expérience de ce voyage exorbitant dont je parlais. Elle est un champ d’expérience tout à fait inesthétique dans lequel je ressens autrement des choses qui ne sont pas des objets. Kafka nous met devant le labyrinthe qui appelle en nous le cloporte, engage une métamorphose assez insupportable, des « animots », des signes asignifiants, hors phonologie, qu’on retrouve chez Ponge. La littérature est dans un cri, dans un espace qui donne à la langue des tours pas très esthétiques, voire anesthésiques. Autant de récits qui nous font faire un voyage en dehors de nos certitudes ontologiques. Tout vacille dans quelque chose que la narration déconstruit et reconstruit selon un itinéraire qui voisine avec la mort, avec les portes du tombeau. Je me suis amusé à suivre Derrida dans la pyramide avec en sous-main Le roman de la momie, de Théophile Gauthier. C’est un roman qui nous transforme en poussière, avec des mots friables, sensibles aux empreintes les plus fines. La survie trouve alors dans la cendre, dans la mort disséminée, un étrange allié. Sans la littérature manquerait la navette spatiale ou l’ascenseur qui descend au fond, qui va au bout des possibles.
Dans ce livre, la notion d’Occident implique un pouvoir, une domination des signes, de la pensée, de l’Etre, des corps, etc. La philosophie de Derrida visant à la déconstruction de l’Occident peut être lue comme un sabotage de ce pouvoir, une résistance, en même temps que l’émergence d’autres rapports au corps, à la pensée, au monde, aux animaux…
Jean-Clet Martin : L’Occident, c’est une façon de mourir ou de tuer. L’Occident occit tout, prend le pouvoir et le contrôle sur la mort. Il est oxyde. L’Occident, c’est la médicalisation de la vie dans les mouroirs, dans la distillation d’une peine de mort qui passe par les abattoirs et les euthanasies dont parlent surtout ceux qui n’ont aucune idée de la mort. L’Occident, c’est le capitalisme devenu universel qui se montre comme un mode d’existence totalitaire. Il détruit les vies, les vies des mers et des terres au nom du libéralisme. Voilà, la libération par le libéralisme est de fait un poison et la dérégulation montre un asservissement qui vaut force de loi. C’est en ce sens que je parle de Derrida comme d’un peau-rouge, celui qui est traduit en Amérique comme un être venu d’une réserve, ou un marrane suspect aux yeux des siens. Nous avons perdu le sens de ce que pouvaient signifier certaines vertus comme celle de l’amitié, amitié du chevalier pour le cheval, amitié qui  n’est pas celle du frère, de la fratrie rotarienne. Deleuze également avait redonné à l’amitié sa puissance d’ouverture à l’altération, à l’altérité, à une pensée de l’étranger qui me semble porter tout mon livre. La question n’est plus celle d’appartenir au même genre, de se fondre dans l’universalité du genre, mais de sortir des genres par une différence qui ne soit pas seulement la revendication d’une caste, d’une classe ou d’un groupe. Peut-on vivre encore comme une véritable signature sans appartenir à un réseau social, sans produire son code, son IP, son numéro de téléphone pour sécuriser les données ? Comment vivre plus viralement, devenir impersonnel, insensible, invisible aux robots informatiques qui traquent dans un historique une vie qui se voudrait sans histoire ? C’est pour moi l’exigence éthique la plus forte, l’éthique étant un art de se tenir debout de manière chaque fois unique et selon des amitiés qui désormais sont à réinventer.
Vous insistez en effet sur l’importance, chez Derrida, de notions telles que l’Hospitalité, l’Autre, l’Amitié, l’Etranger, etc. Ces notions sont, pour lui, autant éthiques que politiques et permettent déjà de repenser l’éthique et le politique…
Jean-Clet Martin : Au moment où l’on nous sert des idées curieuses sur l’identité nationale, il me semble que Derrida constitue une antithèse forte qu’on ne peut réduire à un idéalisme de principe qui méconnaitrait le réel de l’économie, la fausse monnaie sur laquelle elle s’édifie. L’économie est en fait une forme de pouvoir qui a rendu impensable toute politique, jugée irréaliste et utopique. Cette critique technocratique des utopies politiques relève d’un marché pour lequel l’Etat et ses impositions sont l’ennemi. Même l’idée du don, la générosité capitaliste selon laquelle le créateur d’entreprise ferait don du travail, est à revoir comme une fausse monnaie à liquider. Nous voyons bien que ceux qui détournent l’argent mondial ne créent aucun emploi et ne font don de rien, la charité devenant un concept extrêmement pervers. Ceux qui font de la richesse le seul bien ne cessent de se soustraire à l’impôt et rêvent de se dédouaner par des dons qui ne sont de fait que des asservissements insidieux. Il faut repenser le don dans le cadre de l’économie qui s’en sert à seule fin de justifier l’existence de ceux qui donnent l’impression de donner. Ceux que Derrida traque sous le nom de « Etat voyou ». Le don est très différent de cette générosité de riches. Depuis quelque temps, sur mon blog, et dans mes livres j’ai le sentiment de redonner à la pauvreté une force dont le mode d’existence est seul en rapport avec les mondes risqués qui nous accueillent…
Propos recueillis par Jean-Philippe Cazier, le 20/10/2013
Article publié au préalable pour Médiapart

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