Max Dorra, en engageant la lutte sur le terrain des rêves, fraie une voie de passage dans le labyrinthe du sens. Il se confronte, ce faisant, aux tours illusoires de la prestidigitation philosophique. Ce montage, ce tour commence avec Platon lorsqu’il en appelle aux montreurs de marionnettes qui ferment l’entrée de la caverne. Nous serions enfermés dans un souterrain sans aucune idée du dehors. Et pour en sortir, Platon en réfère aux mathématiques, à la transcendance de l’Idée mais que le rêve ne saurait ratifier. Se trame ainsi un rideau pour effacer la trace de l’Autre, refuser l’ouverture du désir que Max Dorra retrouve plutôt dans l’imaginaire de l'enfance.
Cette poussée de l’enfance, les affects qui nous accompagnent depuis le début, comporte une certaine phrase, une musicalité, un rythme d’association aux attributs fort nombreux. Dans l’entrelacs musical de l’image, rêvée hors toute mathématique, Freud retrouvait fort justement le chemin capable de forcer les écrans de la raison. Max Dorra lui emboîte allègrement le pas en serrurier, crochetant l’écrou, le tour d’écrou que la philosophie avait scellé en une chambre close. Il apprend le cirque de la philosophie en allant s’entretenir avec les magiciens. Il découvre du même geste que les montages de la philosophie ressemblent à la construction de La chambre jaune, une scène de crime sans aucune trouée sur le dehors, verrouillée de l’intérieur.
Il en va comme de cette étrange monade de Leibniz, sans porte ni fenêtre et dont on ne sait ni rentrer ni sortir. Mais en revenant au manuscrit de Leibniz, Max Dorra insiste sur les nombreuses ratures qui entourent la composition, la découverte de ce curieux concept. Avec un flair un peu déconstructeur, Max Dorra renifle le brouillon du manuscrit leibnizien plusieurs fois biffé avant que n’entre en scène le concept de Monade. Un tracé y conduit comme à la « chambre jaune » de la philosophie. Or, pour que la chambre donne le sentiment de se fermer sur elle et que l’assassin semble comme surgi de l’intérieur, il fallait un trucage, un tour de passe passe, celui du magicien, quelque chose comme un couteau de glace, une lame fortement congelée qui pourrait fondre après le méfait, sans laisser aucune trace de son évaporation.
La philosophie se constitue autour d’un montage de ce genre, hautement illusoire, et dont le marionnettiste n’est sans doute pas sans talent. Mais de ce tour d’écrou, on pouvait rêver autre chose que le masque, le retrait de l’Etre, le voilement essentiel gardé jalousement par le pouvoir des classes. Le rêve donne à Max Dorra l’occasion de percer ce verrouillage comme en confectionnant une « transerelle » associative qui, à la place du concept mort et fondu, au lieu du couteau réfrigéré, met en route une « petite phrase » musicale plus chaude pour nous sauver de l’enfermement philosophique, celle de Proust autant que celle de Spinoza qui ne s’avance pas masqué mais, tout au contraire, décolle les masques, celui des classes auxquelles la philosophie s’est soumise, des idéologies qu’elle soutient en étouffant la créativité de la pensée et des images. Bourdieu donc plutôt que Derrida me dirait Max...
Certes, la rigueur implacable de la logique a fait écran à l’Autre, au dehors, à l’évasion qu’une petite fille nous permettrait néanmoins de relancer. Non seulement Alice, comme on la trouve invoquée chez Deleuze, mais encore celle de Conan Doyle faisant échec à Sherlock Holmes. La lecture de Dorra nous invite en effet à rêver de passe-murailles au cœur de la philosophie. Et selon une malignité joliment antiphilosophique. L’illusion prend alors un autre sens que l’illusion transcendantale de Kant, créatrice cette fois-ci d’un potentiel de démontage, une puissance de réalisation vitale. La jeune fille illusionniste conduit assurément Conan Doyle à voir des fées sur une photographie, des fées qu’il croit réelles quand elles ne sont que rêve, rêve que la raison ne comprend pas, que l’esprit froid d’un détective ne sait lire parce qu’il lui manque les clefs de l’affect, autant que du percept. Pour comprendre, il serait en tout cas fort prudent selon Max Dorra de « faire appel aux illusionnistes lorsqu’un philosophe propose une nouvelle conception du monde ».
Je crois pour ma part que Derrida, et notamment l’idée de déconstruction, n’est pas sans rapport avec cette démagnétisation des magnétiseurs de la philosophie, repérant tous les trucages de la manipulation philosophique. Il est, lui aussi, entré dans des chambres jaunes où certains métaphysiciens ont fait régner leur spectre et leur pouvoir. Chose que Hegel n’était pas loin de reconnaître dans la Phénoménologie de l’esprit qui déjà s’en prend aux chiromanciens de l’idéalisme : « le truc d’une telle sagesse (…) est facile à pratiquer. Mais sa répétition, quand le truc est bien connu, est aussi insupportable que la répétition d’un tour de prestidigitation une fois qu’on l’a pénétré ». Contre le mauvais rêve, au musée des horreurs de la philosophie, on pourra alors tenter d’apprendre un autre tour sur les manèges en verre de Max Dorra.
JCM
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