jeudi 28 novembre 2013

Les ruines de Baudelaire





Le Baudelaire de Benjamin est un chantier. Trop vaste diraient certains pour entrer dans le fil de la lecture. Une telle lecture vient d’être tentée par les éditions de La fabrique en l’état d’inachèvement qui reste attaché aux monuments. Inachèvement définitif pour des raisons qui ne sont sans doute pas accidentelles, circonstancielles, imputables à la mort de l’auteur. Il s’agit davantage de la mort à l’œuvre, de la mort dans l’œuvre, affectant chaque texte d’un écart, d’un intervalle, d’une interruption tout à fait essentielle. 

Que l’écriture puisse se donner en vrac, dans la fragmentation de sa multiplicité baroque, cela tient de tout autre chose que de la fatalité, de l’inachèvement imputable au temps fini d’une vie, rectifiable par la raison et le toilettage de l’œuvre définitive. C’est que, pour Benjamin, le morcellement gît au cœur de la pensée. Le cerveau est comme la ville de Paris, fait de passages, de courts-circuits brusques dont l’entassement, l’accumulation dépendent de la promenade autant que du matériau qui sera accumulé. Toute pensée naît au carrefour anguleux des hétérogènes et à partir de points de divergence dont elle cherchera à tracer l’allégorie. 

L’allégorie pour Benjamin n’est pas une association déductive et raisonnée, mais un heurt brutal entre des incompatibles, des fragments, des tessons, des briques inégales, assemblés dans la vitesse de leur entassement. Une tuile est brisée. Mais au lieu de chercher la part manquante, elle s’entasse avec d’autres fragments pour entrer dans un agencement fort solide. L’allégorie est l’éclair de la bifurcation qui tient ensemble les extrêmes sans aucune transition, valant finalement comme le choc stellaire des météores, des cratères signés dans la terre, creusés par la vitesse de l’explosion. Il y a quelque chose de rocailleux dans les passages, les déambulations de Benjamin. Il s’agit essentiellement, radicalement, d’un style heurté comparable sans doute aux œuvres d'un Pollock. 

Entre la documentation comme phase d’une recherche préalable et la rédaction proprement dite, le passage est comme celui de la rue, charrié par des écoulements, des étranglements, des vitesses qui intègrent les documents dans un ensemble mouvant. Il s’agit d’une écriture par moraines, une coulée documentaire dont le corps définitif ne tient qu’à la vitesse des empilements et des superpositions les plus granuleuses. C’est ainsi que les documents pour Benjamin se muent soudainement, par leur grain, en images. A partir d’un seuil d’entassement s’expose « la trace historique des images », trace issue d’un frayage, d’une allégorèse qui inscrit une trajectoire, des tracés anciens et contemporains au sein des images. Et c'est déjà là le cœur palpitant du drame baroque, de ses décors, mises en scène, trompe l’œil... 

Des morceaux d’images... Il appartient aux images de devenir des blocs. Elles sont filantes, comme métaphores et photographies, mais composent des blocs. Toute documentation en ce sens devient indicielle, se comporte comme un ensemble d’indices dont l’amalgame et l’entassement feront histoire, composeront une histoire, un récit, non pas nécessairement poétique, mais redevable plutôt au prosaïsme, à la prose de Baudelaire où se tissent les chevelures et les charognes. Et la trajectoire des images, la trace historique de leur passage ne devient lisible que par friction, engorgement, frayage documentaire au sein d’un "maintenant" qui appartient à l’allégorie, à l’écriture atomique. Alors, « dans ce maintenant, la vérité est chargée de temps jusqu’à l’explosion (…) l’image étant ce en quoi ce qui a été s’unit à la vitesse de l’éclair ». Mais le grand art est composé dans les blocs, quand le mouvement est figé par « constellations ». La vitesse des passages et de l’histoire  -l’événement-  laisse des marques, des traces, une trajectoire devenue lisible en tant que montage documentaire, concaténation crispée selon une séquence quasi cinématographique. 

Le montage Benjaminien de Baudelaire, son exposition et projection documentaire culmine au travers de l’immobilisation, de ce qu'on pourrait nommer sa "dialectique runique". Les allégories, nous apprend Benjamin, sont dans le royaume de la pensée ce que sont les ruines dans le domaine des choses. Et que sont les ruines si n’était le tassement de leurs éléments ? Des craies, des crissements, des enfoncements de moellons dont les angles marquent la terre. Les ruines, les runes, sont autant de signes gravés sur des galettes de pierre ou des monuments. Mais pour extraire de ce morcellement une allégorie, il faut, comme chez Kleist, un animateur, un marionnettiste qui tire les fils selon des rythmes parallèles. 

Le documentaliste baudelairien est un animateur de ce genre, un déambulateur qui vient animer les runes entassées par sa lecture. La lecture en extrait une visibilité comparable à l’animation de l’image au cinéma. C'est un photogramme composé d’immobilités. Le mouvement, le vol, dit Benjamin n’ont rien à voir avec les ailes, avec les déplacements de l’hélice. L’ensemble ne devient constellation et cerf-volant que par la construction. La source d’énergie, l’explosion, relèvent du tassement, du frottement de la construction essentiellement et d’abord déconstruite. C’est dans ce resserrement des éléments, dans l’allégorisation morcelée des matériaux de l’histoire que naissent des formes presque fluentes, des constellations brillantes, celles des photographies ou encore des monades archivées : « dans la monade, tout ce qui, au terme de l’analyse du texte, s’établit selon une rigidité mythique, prend enfin vie ».

J. Cl. Martin

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