"Toute empreinte
a besoin d’un milieu friable, grains, sable, cendre. Elle se dépose sur un
médium dont le démembrement sera sans limite. Cela comporte
quelque chose de vaporeux qui est la légèreté elle-même. Cela contraste avec la
présence massive de la pierre autour du sarcophage que nous avions ausculté, des piliers énormes qui
montrent une force indivisible. La momie a besoin de poussières :
poussières du papier enrubannant les signes, signes déportés, signes que le
texte téléporte comme la mémoire de la dépouille, absorbée en ce buvard. Les
bandelettes réclament un baume, une certaine douceur. Elles filtrent des
poussières que les murs ne sont pas capables d’enregistrer. La mémoire,
lorsqu’elle déborde la présence de ce qui borde le temps, réclame des grains, la
cendre morte qui se rompt à l’infini, retenant ainsi l’empreinte la plus
faible, la plus fragile. De la poussière, de sa rupture et fragmentation, la
mémoire extrait un écran comme celui que traverse la lumière du projecteur
laissant, dans le fanal d’une fumée, un rai de couleur, des formes informes sur
le point de s’effacer. La poussière est écran des âmes, écran sans consistance
parcouru de fantômes. Voici ce qu’en dit Théophile Gauthier :
« Sur
la fine poudre grise qui sablait le sol se dessinait très nettement avec
l’empreinte de l’orteil, des quatre doigts et du calcanéum, la forme d’un pied
humain ; le pied du dernier prêtre ou du dernier ami qui s’était retiré,
quinze cents ans avant Jésus Christ (…). La poussière,
aussi éternelle en Egypte que le granit, avait moulé ce pas et la gardait depuis plus de trente siècles, comme les
boues diluviennes durcies conservent
la trace des pieds d’animaux qui la pétrirent[1].»
Ces moulures de
poussières, éternelles, pourront donner corps aux empreintes les plus
insipides. Ce que le granit ne saurait accueillir, lui qui a besoin d’être
attaqué au burin. La poussière, au contraire, offre un support aux choses les
plus imperceptibles, matière au bord de la matière et dont le grain sera pour
ainsi dire photographique. Poussières et glaise. Nous sommes bien là dans le
registre de ce qui coule, de la boue, une moulure informelle que Platon avait
posée à l’autre extrémité de l’Idée, la boue qui selon lui n’est que la forme
la plus délurée du devenir, incapable de fixer la moindre image qui soit fidèle
à l’Etre. A moins qu’elle ne soit ce réceptacle étrange que le Timée anoblit et redore sous le nom de Khôra, lui trouvant d’autres fonctions
auxquelles nous reviendrons plus loin… Elle est, en tout cas, le moule de
l’imagination, l’argile pour capter des visions hallucinées, des apparitions
simulées, des simulacres. La boue se place au bord de l’ontologie, à
l’extrémité indépassable de tout ce qui n’est pas l’être, fange limitrophe qui
nous ferait basculer hors de la pensée et de la contemplation décrottée de
l’essence. Et c’est cette boue hylétique, ces poussières divisées, disséminées qui apparaissent ici (dans
un mouvement que Derrida appellerait Architrace)
comme un support de l’esprit fossile, esprit des plus incernables. Se lèvent
alors, en cette diminution, des spectres posés hors de toute présence durable
mais qui viendront pourtant hanter le temps. La trace n’est pas du temps, elle
est ce qui se marque sur son bord, hors de lui, comme sur un papier aluminium,
les noisettes du chocolat laissent des bosses extérieures à sa consistance, à
sa substance. La trace n’est pas
forme, mais contre-forme repoussée dans un milieu infiniment friable. Et
Théophile Gauthier de poursuivre :
« Cette
trace légère, qu’un souffle eût balayée, a duré plus longtemps que des
civilisations, que des empires, que les religions mêmes et que les monuments
que l’on croyait éternels : la poussière d’Alexandre lute peut-être la
bonde d’un tonneau de bière, selon la réflexion d’Hamlet, et le pas de cet égyptien inconnu subsiste au seuil du
tombeau. »
Au seuil du
tombeau, nous voici devant une trace plus faible qu’un souffle, plus légère que
le vent. Il s’agit d’une marque limitrophe, recueillie à l’extrémité des
matières les moins denses, les plus inconsistantes. Un rien suffirait à les
balayer, à les anéantir, tant elles sont presque déjà placées au bord du néant.
Au-dehors du sujet, mis en bière, la poussière montre une puissance d’évocation
que ne manifeste pas même l’Etre, durement rétréci sur sa minéralité d’acier.
La concaténation de l’Etre se heurte ici à l’effritement des vapeurs, des
suspensions poussiéreuses, comme le laser peut rencontrer les particules fines
capables de faire écran, de recueillir l’éventail de son spectre. Aussi, à
l’intérieur de ce sarcophage, ce n’est pas la momie elle-même qui nous
retiendra, mais ses bandelettes maculées qui marquent une issue, une trouée
dans l’ontologie organique de l’occident et des civilisations monumentalisées
par l’Histoire[2].
Religions, formations d’Empire, tout cela, dans la rectitude de leurs lois, se
laisse déborder par les franges. Il fallait la légèreté du papier qui s’enroule
dans la main de la dépouille, il fallait la sécheresse de sa pâte effritée pour
que l’âme vînt à trouer le cercle pétrifié de l’Etre. Cette trace, Derrida ne
cessait de la rencontrer depuis De la
grammatologie jusqu’aux réflexions sur Robinson : l’empreinte sur le
sable d’un pas, d’un pas de plus, d’un pas au-delà qui ferme le deuxième volume
de La bête et le souverain. C’est
dans ces parages, dans ce pas de trop, ou ce pas de côté que s’ouvre, à la
marge un temps qui n’est pas du temps, un hors temps dans le temps. D’où ce « temps
mort » dont Hamlet est, d’une certaine manière, le symbole spectral, ne
cessant de déborder la figure trop arrêtée de Marx dans Spectres de Marx. Mais revenons à ces pages sur Hamlet pour
déployer avec plus de lenteur cette marche de Derrida hors de l’ontologie
occidentale.
Le spectral de l’empreinte
concerne un régime qui va de travers. S’y ouvrent des traverses placées entre deux, dans l’entre-deux peuplé de
ce qui n’est ni sur un bord, ni sur l’autre. L’empreinte se tient au milieu, s’
« entretient », incalculable. Elle occupe un intervalle pour franchir
une certaine consistance du temps, jusqu’à le rendre anachronique. Il en va
comme de l’air, entre le projecteur et l’écran, de l’inter/sidéralité des
poussières. L’intervalle toujours nous aura sidérés. Le « pas », tel
que nous le montre Théophile Gauthier ou Hamlet, « n’est pas ».
Creusée, en son fond, d’une absence, au bord de la poussière, la trace fait
signe à quelque chose qui serait presque de l’esprit. Elle réalise un démoulage
qui montre une absence dans la plénitude des matières. Cela n’est « ni
substance, ni essence, ni existence » et « n’est jamais présent comme
tel [3]».
Démoulage qui est encore celui du ruban de la machine à écrire, frappé en creux
par les types, moulés, démoulés sur papier. S’impriment alors des lettres dont
la contre-épreuve, vide, traverse le temps sans résistance. La lettre ressort
du ruban comme un ressortissant, un imprimé dont l’imprimante originaire est
maintenant rouillée depuis longtemps. Mais cette traverse aura donné aux signes
un autre support, une nouvelle vie. Produit sec, poussiéreux qui fait de la
lettrine un pointillisme projeté sur le grammage du papier : « Moment
qui n’appartient plus au temps, si l’on entend sous ce nom l’enchaînement des
présents modalisés (…), une trace dont la vie et la mort ne seraient
elles-mêmes que des traces et des traces de traces, une survie dont la
possibilité vient d’avance disjoindre et désajuster l’identité à soi du présent
vivant[4].»
Devant de telles
traverses, nous ne savons pas prédire ce que c’est : ni simple corps, ni
seulement âme. Plutôt quelque chose de volatil que ni la violence de la
métaphysique, ni l’horreur des corps brûlés par les nazis ne sauraient
s’approprier l’esprit. Il s’agit d’une nappe gazeuse, détrempée dont le graphe,
le graffiti échappe à toute approche catégoriale ou même métaphorique[5].
L’esprit, dont toutes les politiques sédentaires ont cherché à s’approprier le
caractère nomade, ne se laisse ni brûler ni fixer. Tous les discours
dominateurs sont des arraisonnements de l’âme, des captations de l’esprit que
le pouvoir cherche à commander, à limiter dans sa part nomade, dans ses exodes.
Mais l’esprit est un revenant. Il s’arrache aux voix autoritaires. Il revient
par les interstices, par les médiums souples qui ornent l’écriture. Il se déporte
de la chair, entre dans l’inorganique de la poussière, dans le diaphane de la
lumière gazeuse. L’apparition spectrale de la trace produit ainsi une
dissolution de l’ontologie, une désarticulation de ses catégories, une
expansion de l’esprit le plus moléculaire dans sa poussière infiniment
disséminée. Une « chose », au sens de ce qui se montre, du monstre,
une chose innommable qui n’est ni un objet ni un sujet mais qui les enveloppe,
leur ouvre un rapport nouveau que Derrida nomme la hantise. Au lieu de la question de l’Etre -qui doit se décliner
dans l’espace et le temps, se distribuer en objets et qualités, en attributs et
espèces tranchés, en chronologies et en distances-, la chose nous hante, induit
des traces qui nous enveloppent comme des rubans dont l’ontologie ne sait rien.
Seule une hantologie pourrait se
mettre à suivre les retours, les répétitions, les cercles asynchrones de cette
attente et revenance[6].
L’esprit alors est matière fine, démis de sa présence à soi vivante comme de sa
consistance surnaturelle."
J-Cl. Martin, extrait de "Derrida -un démantèlement de l'Occident", 314 p. Ed. Max Milo
[1] Théophile Gauthier, Le roman de la momie, Paris, Robert
Laffont, Bouquins, 2011, p. 933.
[2] Cette suspension dans les
bandelettes est également évoquée à propos du Christ dans le séminaire, La peine de mort Vol. 1, Paris, Galilée,
2012, p. 64.
[3] Spectres de Marx, Paris, Galilée, 1993, p. 14.
[4] Ibid. p. 17.
[5] Voir tout particulièrement p.
26.
[6] Cette hantologie est abordée p. 31.
Merveilleux, cher Jean-Clet Martin. Quelques questions, toutefois : c'est votre invention, le tiret sans espace ? Et l'écrasement de la majuscule dans l'Occident ? Questions anodines, questions quand même. (J'aimais beaucoup Jacques Derrida.)
RépondreSupprimerBien à vous, Audrey.