vendredi 1 novembre 2013

Ontologie de la boue, spectres de Derrida




"Toute empreinte a besoin d’un milieu friable, grains, sable, cendre. Elle se dépose sur un médium dont le démembrement sera sans limite. Cela comporte quelque chose de vaporeux qui est la légèreté elle-même. Cela contraste avec la présence massive de la pierre autour du sarcophage que nous avions ausculté, des piliers énormes qui montrent une force indivisible. La momie a besoin de poussières : poussières du papier enrubannant les signes, signes déportés, signes que le texte téléporte comme la mémoire de la dépouille, absorbée en ce buvard. Les bandelettes réclament un baume, une certaine douceur. Elles filtrent des poussières que les murs ne sont pas capables d’enregistrer. La mémoire, lorsqu’elle déborde la présence de ce qui borde le temps, réclame des grains, la cendre morte qui se rompt à l’infini, retenant ainsi l’empreinte la plus faible, la plus fragile. De la poussière, de sa rupture et fragmentation, la mémoire extrait un écran comme celui que traverse la lumière du projecteur laissant, dans le fanal d’une fumée, un rai de couleur, des formes informes sur le point de s’effacer. La poussière est écran des âmes, écran sans consistance parcouru de fantômes. Voici ce qu’en dit Théophile Gauthier :
« Sur la fine poudre grise qui sablait le sol se dessinait très nettement avec l’empreinte de l’orteil, des quatre doigts et du calcanéum, la forme d’un pied humain ; le pied du dernier prêtre ou du dernier ami qui s’était retiré, quinze cents ans avant Jésus Christ (…). La poussière, aussi éternelle en Egypte que le granit, avait moulé ce pas et la gardait depuis plus de trente siècles, comme les boues diluviennes durcies conservent la trace des pieds d’animaux qui la pétrirent[1]
Ces moulures de poussières, éternelles, pourront donner corps aux empreintes les plus insipides. Ce que le granit ne saurait accueillir, lui qui a besoin d’être attaqué au burin. La poussière, au contraire, offre un support aux choses les plus imperceptibles, matière au bord de la matière et dont le grain sera pour ainsi dire photographique. Poussières et glaise. Nous sommes bien là dans le registre de ce qui coule, de la boue, une moulure informelle que Platon avait posée à l’autre extrémité de l’Idée, la boue qui selon lui n’est que la forme la plus délurée du devenir, incapable de fixer la moindre image qui soit fidèle à l’Etre. A moins qu’elle ne soit ce réceptacle étrange que le Timée anoblit et redore sous le nom de Khôra, lui trouvant d’autres fonctions auxquelles nous reviendrons plus loin… Elle est, en tout cas, le moule de l’imagination, l’argile pour capter des visions hallucinées, des apparitions simulées, des simulacres. La boue se place au bord de l’ontologie, à l’extrémité indépassable de tout ce qui n’est pas l’être, fange limitrophe qui nous ferait basculer hors de la pensée et de la contemplation décrottée de l’essence. Et c’est cette boue hylétique, ces poussières divisées, disséminées qui apparaissent ici (dans un mouvement que Derrida appellerait Architrace) comme un support de l’esprit fossile, esprit des plus incernables. Se lèvent alors, en cette diminution, des spectres posés hors de toute présence durable mais qui viendront pourtant hanter le temps. La trace n’est pas du temps, elle est ce qui se marque sur son bord, hors de lui, comme sur un papier aluminium, les noisettes du chocolat laissent des bosses extérieures à sa consistance, à sa substance. La trace n’est pas forme, mais contre-forme repoussée dans un milieu infiniment friable. Et Théophile Gauthier de poursuivre :
« Cette trace légère, qu’un souffle eût balayée, a duré plus longtemps que des civilisations, que des empires, que les religions mêmes et que les monuments que l’on croyait éternels : la poussière d’Alexandre lute peut-être la bonde d’un tonneau de bière, selon la réflexion d’Hamlet, et le pas de cet égyptien inconnu subsiste au seuil du tombeau. »
Au seuil du tombeau, nous voici devant une trace plus faible qu’un souffle, plus légère que le vent. Il s’agit d’une marque limitrophe, recueillie à l’extrémité des matières les moins denses, les plus inconsistantes. Un rien suffirait à les balayer, à les anéantir, tant elles sont presque déjà placées au bord du néant. Au-dehors du sujet, mis en bière, la poussière montre une puissance d’évocation que ne manifeste pas même l’Etre, durement rétréci sur sa minéralité d’acier. La concaténation de l’Etre se heurte ici à l’effritement des vapeurs, des suspensions poussiéreuses, comme le laser peut rencontrer les particules fines capables de faire écran, de recueillir l’éventail de son spectre. Aussi, à l’intérieur de ce sarcophage, ce n’est pas la momie elle-même qui nous retiendra, mais ses bandelettes maculées qui marquent une issue, une trouée dans l’ontologie organique de l’occident et des civilisations monumentalisées par l’Histoire[2]. Religions, formations d’Empire, tout cela, dans la rectitude de leurs lois, se laisse déborder par les franges. Il fallait la légèreté du papier qui s’enroule dans la main de la dépouille, il fallait la sécheresse de sa pâte effritée pour que l’âme vînt à trouer le cercle pétrifié de l’Etre. Cette trace, Derrida ne cessait de la rencontrer depuis De la grammatologie jusqu’aux réflexions sur Robinson : l’empreinte sur le sable d’un pas, d’un pas de plus, d’un pas au-delà qui ferme le deuxième volume de La bête et le souverain. C’est dans ces parages, dans ce pas de trop, ou ce pas de côté que s’ouvre, à la marge un temps qui n’est pas du temps, un hors temps dans le temps. D’où ce « temps mort » dont Hamlet est, d’une certaine manière, le symbole spectral, ne cessant de déborder la figure trop arrêtée de Marx dans Spectres de Marx. Mais revenons à ces pages sur Hamlet pour déployer avec plus de lenteur cette marche de Derrida hors de l’ontologie occidentale.
Le spectral de l’empreinte concerne un régime qui va de travers. S’y ouvrent des traverses placées entre deux, dans l’entre-deux peuplé de ce qui n’est ni sur un bord, ni sur l’autre. L’empreinte se tient au milieu, s’ « entretient », incalculable. Elle occupe un intervalle pour franchir une certaine consistance du temps, jusqu’à le rendre anachronique. Il en va comme de l’air, entre le projecteur et l’écran, de l’inter/sidéralité des poussières. L’intervalle toujours nous aura sidérés. Le « pas », tel que nous le montre Théophile Gauthier ou Hamlet, « n’est pas ». Creusée, en son fond, d’une absence, au bord de la poussière, la trace fait signe à quelque chose qui serait presque de l’esprit. Elle réalise un démoulage qui montre une absence dans la plénitude des matières. Cela n’est « ni substance, ni essence, ni existence » et « n’est jamais présent comme tel [3]». Démoulage qui est encore celui du ruban de la machine à écrire, frappé en creux par les types, moulés, démoulés sur papier. S’impriment alors des lettres dont la contre-épreuve, vide, traverse le temps sans résistance. La lettre ressort du ruban comme un ressortissant, un imprimé dont l’imprimante originaire est maintenant rouillée depuis longtemps. Mais cette traverse aura donné aux signes un autre support, une nouvelle vie. Produit sec, poussiéreux qui fait de la lettrine un pointillisme projeté sur le grammage du papier : « Moment qui n’appartient plus au temps, si l’on entend sous ce nom l’enchaînement des présents modalisés (…), une trace dont la vie et la mort ne seraient elles-mêmes que des traces et des traces de traces, une survie dont la possibilité vient d’avance disjoindre et désajuster l’identité à soi du présent vivant[4]
Devant de telles traverses, nous ne savons pas prédire ce que c’est : ni simple corps, ni seulement âme. Plutôt quelque chose de volatil que ni la violence de la métaphysique, ni l’horreur des corps brûlés par les nazis ne sauraient s’approprier l’esprit. Il s’agit d’une nappe gazeuse, détrempée dont le graphe, le graffiti échappe à toute approche catégoriale ou même métaphorique[5]. L’esprit, dont toutes les politiques sédentaires ont cherché à s’approprier le caractère nomade, ne se laisse ni brûler ni fixer. Tous les discours dominateurs sont des arraisonnements de l’âme, des captations de l’esprit que le pouvoir cherche à commander, à limiter dans sa part nomade, dans ses exodes. Mais l’esprit est un revenant. Il s’arrache aux voix autoritaires. Il revient par les interstices, par les médiums souples qui ornent l’écriture. Il se déporte de la chair, entre dans l’inorganique de la poussière, dans le diaphane de la lumière gazeuse. L’apparition spectrale de la trace produit ainsi une dissolution de l’ontologie, une désarticulation de ses catégories, une expansion de l’esprit le plus moléculaire dans sa poussière infiniment disséminée. Une « chose », au sens de ce qui se montre, du monstre, une chose innommable qui n’est ni un objet ni un sujet mais qui les enveloppe, leur ouvre un rapport nouveau que Derrida nomme la hantise. Au lieu de la question de l’Etre -qui doit se décliner dans l’espace et le temps, se distribuer en objets et qualités, en attributs et espèces tranchés, en chronologies et en distances-, la chose nous hante, induit des traces qui nous enveloppent comme des rubans dont l’ontologie ne sait rien. Seule une hantologie pourrait se mettre à suivre les retours, les répétitions, les cercles asynchrones de cette attente et revenance[6]. L’esprit alors est matière fine, démis de sa présence à soi vivante comme de sa consistance surnaturelle." 

J-Cl. Martin, extrait de "Derrida -un démantèlement de l'Occident", 314 p. Ed. Max Milo


[1] Théophile Gauthier, Le roman de la momie, Paris, Robert Laffont, Bouquins, 2011, p. 933.
[2] Cette suspension dans les bandelettes est également évoquée à propos du Christ dans le séminaire, La peine de mort Vol. 1, Paris, Galilée, 2012, p. 64.
[3] Spectres de Marx, Paris, Galilée, 1993, p. 14.
[4] Ibid. p. 17.
[5] Voir tout particulièrement p. 26.
[6] Cette hantologie est abordée p. 31.



1 commentaire:

  1. Merveilleux, cher Jean-Clet Martin. Quelques questions, toutefois : c'est votre invention, le tiret sans espace ? Et l'écrasement de la majuscule dans l'Occident ? Questions anodines, questions quand même. (J'aimais beaucoup Jacques Derrida.)
    Bien à vous, Audrey.

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