mercredi 30 octobre 2013

Derrida : la Vérité en bas de page / Aurélien Barrau





« Il faut la vérité. »[1]
La mise au point de Derrida est, semble-t-il, incisive et radicale. Non seulement il la faut, mais, poursuit-il, « c’est la loi »[2]. Au-delà du jeu avec Freud et son « prototype normal du fétiche », l’injonction derridienne sonne comme un couperet. Ici, il n’y pas à transiger. Naturellement, la méthode est signée, presque archétypale. Nous ne sommes ni en introduction, ni en conclusion du texte. Pas même dans le corps. La remarque, décisive et certainement préliminaire, se trouve reléguée en note de bas de page, plus ou moins perdue au cœur de l’ouvrage. Apparemment insignifiante sauf, naturellement, à inventer une sémiotique de la marge. Elle est donc hors texte mais pas strictement « hors livre»[3], elle se glisse en bordure pour aborder l’interrogation centrale. Parergon, déjà. Elle se place en lisière. Pire : cette note de bas de page n’est pas même strictement dédiée au problème de la vérité mais à une mise au point sur l’historicisme et plus particulièrement sur sa nécessaire critique, à partir de Husserl. Pire encore : la note vient compléter ce qui avait été « oublié » dans la réponse initiale de Derrida ! Elle est donc non seulement spatialement déportée mais aussi temporellement retardée. Il n’invente pas cette phrase, il ne la compose pas pour l’occasion, il la « répète ». Derrida l’emprunte, donc, et la fait sienne. Mais celui à qui il l’emprunte (en l’occurrence lui-même, dans un autre ouvrage) en est-il véritablement l’auteur ? Ne serait-ce pas ici, ne serait-ce pas déjà, la chaîne récursive engendrée par un concept inappropriable et sans doute sans origine qui se dessine ? L’enjeu est annoncé : ne pas « revenir naïvement à un empirisme relativiste »[4]. Autrement dit : qu’elle qu’en soit l’archéologie ou la généalogie, la vérité est un impératif. Quand bien même elle demeurerait indéfinissable ou ambivalente, il la faut. Ce n’est ni une règle, ni une convention, c’est une « loi ». Fut-elle, comme l’ajoute immédiatement Derrida, « disséminatrice ». Voilà le point nodal : la vérité est, d’une manière ou d’une autre, liée à la loi.
Le propos est insistant : « il ne s’agit en aucun cas de tenir un discours contre la vérité ou contre la science »[5]. Ce serait « impossible et absurde ». Impossible parce qu’on s’extrairait, de façon définitoire, du texte philosophique. Absurde parce que la contradiction interne guetterait tout propos conséquent. On peut bavarder sur ce qui est souhaitable mais il n’y a pas discussion sur l’impossible. Derrida est radical : la vérité a force de loi.
Pourtant, et c’est ce qui, pensons-nous, constituera l’inchoatif d’une immense déconstruction de l’ordre (nomos peut-être plus encore que logos), un malaise lancinant se dessine dans le rapport à la vérité. Et ce, dès cette note de bas page, dont l’enjeu est indéniablement de rappeler, de souligner, de marteler l’attachement indéfectible de l’auteur à la vérité. Mais cette vérité peut elle s’écrire au singulier sans autre définition ? C’est en effet le nom de Nietzsche qui est ici convoqué par Derrida et considéré comme une « référence très importante » ! Référer à Nietzsche alors même que l’on déclare son attachement inconditionnel à la vérité n’est pas neutre. C’est celui pour qui la vérité devient une entreprise de falsification du réel, de négation des différences, d’atrophie des métamorphoses, qui est donc évoqué. Mais celui, pourtant, qui ne nie pas une possible vérité héraclitéenne, une vérité du devenir et de l’écoulement. Derrida, ici encore, joue d’une ambiguïté qu’on pourrait dire inévitable : Nietzsche est nommé mais il ne l’est que dans la stricte mesure où son absence est « regrettée ». Il intervient en tant que manque. Il adopte la forme spectrale de celui qui hante la discussion – puisque ce texte est celui d’un échange – sans y participer. Mode spectral donc, mais aussi spéculaire : Nietzsche renvoie l’image d’une vérité qui s’effrite petit à petit sous ses propres contraintes. Il reflète les fissures qui ont mis le concept en auto-tension. Il n’entend pas explicitement révolutionner le sens de la vérité mais bien davantage en révéler les contradictions « toujours-déjà » présentes. Nietzsche est exactement présabsent face à cette problématique inquiétante. Il n’est question ni de l’oublier ni de souscrire tout à fait à sa position.
Plus loin, dans la même note, Derrida n’est pas sans cynisme à l’égard de ceux qui ont si facilement la vérité « à la bouche ou à la boutonnière ». La vérité seule, la vérité nue, la vérité appelée et louée, la vérité exaltée et glorifiée, la vérité encensée et célébrée. Oui, sans conteste, il la faut : la vérité, évidemment. Mais en quel sens ? Le concept est indispensable, il nervure la feuille des postures tenables. Mais comment s’élabore-t-il ? Est-il l’a priori ou l’a posteriori de l’entreprise philosophique ? La mise en garde est implicite et dramatique : la vérité est la loi mais celle-ci n’est jamais définie sans ambiguïté. Elle n’est pas à elle-même sa propre définition. Elle s’arrime à un réel qu’elle contribue à créer.
Derrida n’a cessé, suivant Nietzsche mais aussi Heidegger et Blanchot, de mettre en garde contre toute velléité à figer ou fixer la vérité. Le geste heideggérien, le déplacement de l’orthotes, en tant que logique assujettie à un principe régulateur strict, vers l’aletheia, en tant que figure de voilement et dévoilement, n’est plus, pour Derrida, définitif. Il faut « s’attendre aux limites de la vérité »[6]. Quelque chose se diffracte inéluctablement. Contrairement à ce qui est parfois énoncé, il n’y a probablement jamais eu de « réconciliation » de Derrida avec la vérité, dans une période supposée tardive, parce qu’il n’y a jamais eu querelle ouverte ni divorce explicite. Il n’y eut qu’un inconfort quant à la nature profonde de ce à quoi il fallait faire allégeance. Une inquiétude, une vigilance aussi, qui s’est déployée sans jamais se démentir, suivant trois axes. D’abord une réflexion sur la performativité du vérace, dialogue implicite avec Austin et explicite avec Arendt et Koyré, esquissée en particulier dans Histoire du mensonge[7]. Ensuite, une déconstruction de l’unicité de la vérité, suggérée dans La vérité en peinture[8]. Enfin, une interrogation sur la transparence de la vérité, exposée dans « le facteur de la vérité »[9]. Ces trois lignes de réflexion ne sont pas indépendantes les unes des autres. Elle se rencontrent et parfois se confondent. Elles forment une spirale qui dessine les frontières d’une inquiétante vérité hégémonique et omniprésente.
Est-ce à dire que Derrida récuse l’idée même de vérité et ouvre la porte à un nihilisme aléthique radical ? Evidemment pas. Surtout quand les thèmes les plus dramatiques sont abordés : révisionnisme et négationnisme. Derrida est on ne peut plus clair et cinglant avec ces spectres qui renaissent des cendres mêmes qu’ils voudraient à la fois « conjurer et injurier ». Il s’agit naturellement de « les combattre, c’est-à-dire d’abord de les réfuter, les récuser, les rappeler à la vérité même de leur acharnement dénégatif »[10]. Cela ne fait pas question. Mais il faut le faire correctement. Dans toute la complexité mémoriale et testimoniale du concept de vérité. Il faut, considère-t-il, s’adonner à la tâche infinie de la constitution d’une archive, par les voies du témoignage, de la discussion, du rappel et de la discipline. C’est cela que Derrida veut opposer, pour son efficace comme pour sa convenance, au recours naïf et souvent paradoxalement peu performatif de la « preuve ». Charles Ramond considère que le discours derridien sur la vérité est indécidable. Etrange supposition alors même que Derrida souhaite, explique-t-il lui-même, mener ici une déconstruction historique « sans menacer la ‘franchise’ d’un concept qui doit rester décidable »[11]. L’enjeu est simple et explicité : faire face à la complexité performative du vérace sans nier la dimension nécessairement normative du vrai. Ce qui pourrait encore se dire : ne pas effondrer une tyrannie (dévoyant la vérité) par la mise en place d’une autre autocratie (figeant la vérité), potentiellement tout aussi pernicieuse.

La tâche est immense. Derrida a eu le mérite de nous rappeler la nécessité d’y faire face.

Aurélien Barrau




[1] J. Derrida, Positions, Paris, Editions de Minuit, 1972, p. 80.
[2] Ibid.
[3] J. Derrida, « Hors livre » in La dissémination, Paris, Seuil, 1972, pp. 9-76.
[4] J. Derrida, Positions, op. cit., p. 80.
[5] J. Derrida, Positions, op. cit., p. 79.
[6] J. Derrida, Apories, Paris, Galilée, 1996.
[7] J. Derrida, Histoire du mensonge, prolégomènes, Paris, Galilée, 2012.
[8] J. Derrida, La vérité en peinture, Paris, Flammarion, 1978.
[9] J. Derrida, « Le facteur de la vérité » in La carte postale, Paris, Flammarion, 1980, pp. 441-524.
[10] J. Derrida, Histoire du mensonge, prolégomènes, op. cit, p. 61.
[11] J. Derrida, Histoire du mensonge, prolégomènes, op. cit., p. 78.

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