« Il faut la vérité. »[1]
La
mise au point de Derrida est, semble-t-il, incisive et radicale. Non seulement
il la faut, mais, poursuit-il, « c’est la loi »[2]. Au-delà
du jeu avec Freud et son « prototype normal du fétiche »,
l’injonction derridienne sonne comme un couperet. Ici, il n’y pas à transiger.
Naturellement, la méthode est signée, presque archétypale. Nous ne sommes ni en
introduction, ni en conclusion du texte. Pas même dans le corps. La remarque, décisive
et certainement préliminaire, se trouve reléguée en note de bas de page, plus
ou moins perdue au cœur de l’ouvrage. Apparemment insignifiante sauf,
naturellement, à inventer une sémiotique de la marge. Elle est donc hors texte
mais pas strictement « hors livre»[3], elle se
glisse en bordure pour aborder l’interrogation centrale. Parergon, déjà. Elle se place en lisière. Pire : cette note de
bas de page n’est pas même strictement dédiée au problème de la vérité mais à
une mise au point sur l’historicisme
et plus particulièrement sur sa nécessaire critique, à partir de Husserl. Pire
encore : la note vient compléter ce qui avait été « oublié »
dans la réponse initiale de Derrida ! Elle est donc non seulement
spatialement déportée mais aussi temporellement retardée. Il n’invente pas
cette phrase, il ne la compose pas pour l’occasion, il la « répète ».
Derrida l’emprunte, donc, et la fait sienne. Mais celui à qui il l’emprunte (en l’occurrence lui-même, dans un autre ouvrage) en
est-il véritablement l’auteur ? Ne serait-ce pas ici, ne serait-ce pas
déjà, la chaîne récursive engendrée par un concept inappropriable et sans doute
sans origine qui se dessine ? L’enjeu est annoncé : ne pas « revenir
naïvement à un empirisme relativiste »[4].
Autrement dit : qu’elle qu’en soit l’archéologie ou la généalogie, la
vérité est un impératif. Quand bien même elle demeurerait indéfinissable ou
ambivalente, il la faut. Ce n’est ni
une règle, ni une convention, c’est une « loi ». Fut-elle, comme
l’ajoute immédiatement Derrida, « disséminatrice ». Voilà le point
nodal : la vérité est, d’une manière ou d’une autre, liée à la loi.
Le
propos est insistant : « il ne s’agit en aucun cas de tenir un discours contre la vérité ou contre la
science »[5]. Ce
serait « impossible et absurde ». Impossible parce qu’on
s’extrairait, de façon définitoire, du texte philosophique. Absurde parce que
la contradiction interne guetterait tout propos conséquent. On peut bavarder
sur ce qui est souhaitable mais il n’y a pas discussion sur l’impossible.
Derrida est radical : la vérité a force
de loi.
Pourtant,
et c’est ce qui, pensons-nous, constituera l’inchoatif d’une immense
déconstruction de l’ordre (nomos
peut-être plus encore que logos), un
malaise lancinant se dessine dans le rapport à la vérité. Et ce, dès cette note
de bas page, dont l’enjeu est indéniablement de rappeler, de souligner, de
marteler l’attachement indéfectible de l’auteur à la vérité. Mais cette vérité
peut elle s’écrire au singulier sans autre définition ? C’est en effet le
nom de Nietzsche qui est ici convoqué par Derrida et considéré comme une
« référence très importante » ! Référer à Nietzsche alors même
que l’on déclare son attachement inconditionnel à la vérité n’est pas neutre.
C’est celui pour qui la vérité devient une entreprise de falsification du réel,
de négation des différences, d’atrophie des métamorphoses, qui est donc évoqué.
Mais celui, pourtant, qui ne nie pas une possible vérité héraclitéenne, une
vérité du devenir et de l’écoulement. Derrida, ici encore, joue d’une ambiguïté
qu’on pourrait dire inévitable : Nietzsche est nommé mais il ne l’est que
dans la stricte mesure où son absence est « regrettée ». Il
intervient en tant que manque. Il adopte la forme spectrale de celui qui hante
la discussion – puisque ce texte est celui d’un échange – sans y participer.
Mode spectral donc, mais aussi spéculaire : Nietzsche renvoie l’image
d’une vérité qui s’effrite petit à petit sous ses propres contraintes. Il
reflète les fissures qui ont mis le concept en auto-tension. Il n’entend pas
explicitement révolutionner le sens de la vérité mais bien davantage en
révéler les contradictions « toujours-déjà » présentes. Nietzsche est
exactement présabsent face à cette
problématique inquiétante. Il n’est question ni de l’oublier ni de souscrire
tout à fait à sa position.
Plus
loin, dans la même note, Derrida n’est pas sans cynisme à l’égard de ceux qui
ont si facilement la vérité « à la bouche ou à la boutonnière ». La
vérité seule, la vérité nue, la vérité appelée et louée, la vérité exaltée et
glorifiée, la vérité encensée et célébrée. Oui, sans conteste, il la
faut : la vérité, évidemment. Mais en quel sens ? Le concept est
indispensable, il nervure la feuille des postures tenables. Mais comment
s’élabore-t-il ? Est-il l’a priori ou
l’a posteriori de l’entreprise
philosophique ? La mise en garde est implicite et dramatique : la
vérité est la loi mais celle-ci n’est jamais définie sans ambiguïté. Elle n’est
pas à elle-même sa propre définition. Elle s’arrime à un réel qu’elle contribue
à créer.
Derrida
n’a cessé, suivant Nietzsche mais aussi Heidegger et Blanchot, de mettre en
garde contre toute velléité à figer ou fixer la vérité. Le geste heideggérien,
le déplacement de l’orthotes, en tant
que logique assujettie à un principe régulateur strict, vers l’aletheia, en tant que figure de
voilement et dévoilement, n’est plus, pour Derrida, définitif. Il faut
« s’attendre aux limites de la vérité »[6]. Quelque
chose se diffracte inéluctablement. Contrairement à ce qui est parfois énoncé,
il n’y a probablement jamais eu de « réconciliation » de Derrida avec
la vérité, dans une période supposée tardive, parce qu’il n’y a jamais eu
querelle ouverte ni divorce explicite. Il n’y eut qu’un inconfort quant à la
nature profonde de ce à quoi il fallait faire allégeance. Une inquiétude, une
vigilance aussi, qui s’est déployée sans jamais se démentir, suivant trois
axes. D’abord une réflexion sur la performativité du vérace, dialogue implicite
avec Austin et explicite avec Arendt et Koyré, esquissée en particulier dans Histoire du mensonge[7]. Ensuite,
une déconstruction de l’unicité de la vérité, suggérée dans La vérité en peinture[8]. Enfin, une interrogation sur la
transparence de la vérité, exposée dans « le facteur de la vérité »[9]. Ces
trois lignes de réflexion ne sont pas indépendantes les unes des autres. Elle
se rencontrent et parfois se confondent. Elles forment une spirale qui dessine
les frontières d’une inquiétante vérité hégémonique et omniprésente.
Est-ce
à dire que Derrida récuse l’idée même de vérité et ouvre la porte à un
nihilisme aléthique radical ? Evidemment pas. Surtout quand les thèmes les plus
dramatiques sont abordés : révisionnisme et négationnisme. Derrida est on
ne peut plus clair et cinglant avec ces spectres qui renaissent des
cendres mêmes qu’ils voudraient à la fois « conjurer et injurier ».
Il s’agit naturellement de « les combattre, c’est-à-dire d’abord de les
réfuter, les récuser, les rappeler à la vérité même de leur acharnement
dénégatif »[10]. Cela
ne fait pas question. Mais il faut le faire correctement. Dans toute la
complexité mémoriale et testimoniale du concept de vérité. Il faut,
considère-t-il, s’adonner à la tâche infinie de la constitution d’une archive,
par les voies du témoignage, de la discussion, du rappel et de la discipline.
C’est cela que Derrida veut opposer, pour son efficace comme pour sa
convenance, au recours naïf et souvent paradoxalement peu performatif de la
« preuve ». Charles Ramond considère que le discours derridien sur la
vérité est indécidable. Etrange supposition alors même que Derrida souhaite,
explique-t-il lui-même, mener ici une déconstruction historique « sans
menacer la ‘franchise’ d’un concept qui doit rester décidable »[11].
L’enjeu est simple et explicité : faire face à la complexité performative du
vérace sans nier la dimension nécessairement normative du vrai. Ce qui pourrait
encore se dire : ne pas effondrer une tyrannie (dévoyant la vérité) par la
mise en place d’une autre autocratie (figeant la vérité), potentiellement tout
aussi pernicieuse.
La tâche est immense. Derrida a eu le mérite de nous rappeler la nécessité d’y faire face.
Aurélien Barrau
[1] J.
Derrida, Positions, Paris, Editions
de Minuit, 1972, p. 80.
[2] Ibid.
[3] J.
Derrida, « Hors livre » in La dissémination, Paris, Seuil, 1972,
pp. 9-76.
[4] J.
Derrida, Positions, op. cit., p. 80.
[5] J.
Derrida, Positions, op. cit., p. 79.
[6] J.
Derrida, Apories, Paris, Galilée,
1996.
[7] J.
Derrida, Histoire du mensonge,
prolégomènes, Paris, Galilée, 2012.
[8] J.
Derrida, La vérité en peinture,
Paris, Flammarion, 1978.
[9] J.
Derrida, « Le facteur de la vérité » in La carte postale, Paris, Flammarion, 1980, pp. 441-524.
[10] J.
Derrida, Histoire du mensonge,
prolégomènes, op. cit, p. 61.
[11] J.
Derrida, Histoire du mensonge,
prolégomènes, op. cit., p. 78.
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