mercredi 23 octobre 2013

Jacques Derrida / Heidegger : la question de l'Etre et de l'Histoire (Cours de l'ENS-Ulm 1964)




La philosophie française contemporaine -dans l'héritage croisé de Hegel et Nietzsche et tel que Heidegger en repère les mouvements- est une philosophie qui vise le démantèlement de l’ontologie, l'ébranlement d’un discours dont comme dira Deleuze dans Qu’est-ce que la philosophie ? il convenait de déchirer l’ombrelle. Badiou lui-même en appellera à la vérité d’un événement qui ne se laisse plus énoncer selon le maillage de l’Etre. On me rétorquera sans doute que la philosophie de Deleuze est celle de l’univocité, cette grande « clameur de l’être ». Mais comme je devais le préciser à Badiou, dans un hommage rendu public au Collège international de Philosophie, il faut compter autant sur le « dehors » à l'intérieur même de l'univocité -par exemple celui que Deleuze introduit jusqu’aux fentes ouvrant le système clos du cerveau à ses synapses. Une lézarde que Deleuze appellera encore dans Logique du sens un « extra-être » quand Heidegger se chargeait, d'un point de vue fort critique, à secouer cette vieille clôture qui enserre les plis de l'Etre comme se soudent les catégories de l’ontologie : un jeu de plaques consolidées ou encore la carapace d'une camisole. 

De cette destruction des grilles de l’ontologie, il sera donc également et déjà question dans le séminaire de Derrida en 64 qui, tout en réalisant une lecture de Sein und Zeit, en pressentait les limites, les ornières, celles que l’œuvre à venir du philosophe détaillera au nom de ce qu’elle nommera déconstruction. Il y va, dans une première approximation, d’une saisie de l’Etre si radicale qu'elle disqualifie les images de la pensée, les Weltbildern, les faux-semblants idéologiques transformant ce qui apparaît coulé en un monde isolé, ce monde que s’offre en spectacle le Sujet qui constitue sous son regard une unité systématique, celle qui fait déchoir tous les phénomènes relégués en simples objets, objets devenus manipulables par l’imposition de cette focale, de ce clip, spot ou avatar planificateur. Comment donc sortir d’un tel avatar autrement que par une condamnation des images, des mythes, « des histoires qu’on nous raconte » ?

Il semblerait que Heidegger dans un geste proche de Platon s’en prenne aux images, mais aux images dont le schématisme sera celui de concaténer le plus faussement un monde mis à notre disposition. Des images plombées de ce genre ne sont sans doute pas celles que Deleuze nommerait des « images de la pensée », même si Deleuze également en fera une critique, critique dont Derrida ne pouvait pas connaître encore la célérité, la vitesse dépassant l’immobilisme par le mouvement de la temporalité, notamment celui que le cinéma nous donne l’occasion d'enfourcher. Quoi qu’il en soit des signes que l’image nous adresse, les clichés dont l’ontologie se revêt ne sont pas sans rapport avec des icônes mondaines, ces Weltbidern gommant d’une certaine manière l’autre dimension de l’image, son caractère indiciel, sa touche, sa valeur de trace constamment évidée. Mais nous allons peut être déjà trop vite....

Le séminaire de Derrida, tel que je le résume et l’entrecroise aux figures du contemporain, ce séminaire montre bien comment le rejet de l’image chez Heidegger - lui qui veut toucher enfin l’Etre sans l’orientation d’aucun écran/étant-  comment donc ce rejet des figures imageantes de l’ontologie ne peut se produire sans faire appel déjà à des images qui ne se laissent pas saisir comme telles. Or sur le chemin d’une destruction de « l’image du monde », en sortant du cinéma de l’Etre et de son spectacle mondain, on ne pourra pas ne pas croiser quelqu’un d'incontournable par son entreprise comparable, celle de Hegel, celle qui précisément plonge dans l’image et sa phénoménalité sous le titre même de Phénoménologie de l’esprit. Un livre où, comme je l’avais annoncé pour ma part, il est bien question du crime de l’ontologie au  bénéfice de l’histoire. Un crime me poussant à lire le texte de Hegel comme Une intrigue criminelle de la philosophie, à savoir son roman le plus sombre. De cette rencontre, Derrida exhume de nouvelles possibilités, la promesse d’un problème, celui que le séminaire ne cesse de tourner : « Pourquoi l’entreprise hégélienne, si proche d’ailleurs de celle de Heidegger, est-elle encore enfermée dans le cercle de l’ontologie classique ? C’est une question qui ne nous laissera en paix tout au long de ces réflexions » (p. 31).

Si une telle question ne laissera guère en paix le lent cheminement de Derrida dans Heidegger mis en vis-à-vis de Hegel, c’est sans doute en raison d’un soupçon : un mince feuillet de papier les sépare, poreux, qui pourrait entraîner Heidegger sur une traverse dont il se défend au risque de se perdre. « Malgré des ressemblances troublantes la destruction heideggerienne n’est pas la réfutation ‘recollectante’ de Hegel » p. 34. C’est que la destruction de l’ontologie néantisée par Hegel est une Widerlegung, comme un parquet flottant, qui se dépose et se repose, un repositionnement, un feuilletage qui fait sans doute l’essence de la littérature dont Heidegger ne veut rien savoir, ne connaissant que la poésie de l'Etre. Il y a un combat de titans entre Heidegger et Hegel autour de ce que Derrida nomme « la métaphore ontique » : une occultation de l’être par des histoires. Heidegger tient fermement la position : « ne me racontez pas d’histoires! », tandis que Hegel ne fait que cela, raconter des histoires comme cela devait clairement s’imposer à ma récente lecture de La phénoménologie de l’esprit. Heidegger, au nom  de la poésie qui est celle de la voix et du "dire" (die Sage), refoule sans doute ce que le roman engage en qualité d’image, de Weldbildung autant que de bildung dans l’ordre du Bildungsroman. Clairement, « il s’agit de rompre avec le roman philosophique, et de rompre avec lui radicalement et non pour donner lieu à quelque nouveau roman » (p. 57).

Cette raideur de Heidegger devant ce qui ne peut pas se lire à haute voix, cette raideur qui passe au-delà « l’enfance dépassée (p. 68) » du conte, n’est évidemment pas du tout celle de Hegel dont la plasticité sera romanesque et théâtrale, au point de fonctionner comme j’ai eu  l’occasion de le montrer ailleurs par « scènes » et « tableaux ».  Je m’arrête donc sur cette phrase de Derrida : « Hegel aura en ce sens été un des plus grands raconteurs d’histoires,  un des plus grands romanciers de la philosophie, le plus grand sans doute » ( p. 73). Et le mot «raconteur » n’est ici posé que pour entrer en contraste avec le « ne me racontez pas d’histoires », injonction du dépassement par Heidegger de la métaphysique toujours grouillante d’images. Mais les romans comme tout le monde peut s’en douter, à la différence de la poésie ne se déclament pas. Pourtant, on verra bien par le titre donné au séminaire sur Heidegger que si ce dernier ne veut pas d'histoires, il a bien en vue la question de l’Etre et l’histoire qui est, elle aussi, eine Geschichte, une histoire non pas racontée plutôt que « lue ». En quoi l’accès à l’Etre par Heidegger peut-il alors se désolidariser des histoires et de la narration au moment où Heidegger ne cesse de tout illustrer par cette curieuse « maison de l’être », de son « berger », de son « gardien » tout en déployant cette fictionnante aventure, celle du Dasein qu’on ne peut suivre d’aucune voix mais seulement dans la lecture et l’écriture. Ce rapport que j’évoque ici entre le récit et l’histoire n’émerge du séminaire de Derrida qu’en y pratiquant des courts-circuits, des bonds, des faux-raccords ou des fondus dans l’art desquels il faut pouvoir naviguer à vue. Je saute donc immédiatement vers la troisième séance du séminaire où Derrida fait un bond assez impromptu pour ne pas dire équilibriste en direction d’une thématique fort peu Heideggérienne, à savoir celle de la métaphore, de son fil.

La métaphore –celle de la maison en l'occurrence- n’a rien de rhétorique ni d'original en son sens usuel. Habiter est une disposition à l’être dont nous avons oublié le sens propre sachant qu’il y a en tout nom quelque chose de très commun, usé, un transport dont l’image ne nous parle plus. Nous sommes ainsi pris dans un déplacement, un saut originaire dont la métaphore a effacé toute trace puisque celle-ci consonne avec l’oubli du sens premier, introuvable, que sa figure n’évoque que sous un fossé infranchissable. La métaphore est placée au commencement du langage dans un transport impossible à suivre et à ravaler. Il nous est définitivement interdit de dévêtir l’être dans l’articulation de son abri. Si cela s’est produit, c’est par une "déportation" ontologique indue captant toute question sous l'évidence d'une réponse donnée. Mais « le sens propre dont la métaphore tente de suivre le mouvement sans jamais le rejoindre ni le voir, ce sens propre n’a jamais été dit » (p. 106). Il ne peut se dire, ni s'indiquer, ni se désigner. Le sens le plus propre en apparence est déjà impropre, infigurable.

La dérive métaphorique est donc interminable. L’inauthencité de la métaphore est indépassable de manière qui n’est pas seulement accidentelle mais essentielle au retrait même du sens de l’Etre. Les métaphores sont comme des moules préexistants auxquels manque tout modèle. Par le transport originaire, par le décalage de la métaphore, le mot est définitivement délivré de son origine sensible et se met à voyager. Son itinéraire est l’histoire capricieuse qui pourrait bien être de nature grammaticale, du moins littéraire comme c’est le cas du mot « être » analysé par Renan sans aucune chance d’y percevoir des traces d’onomatopée -ce rapport étant forcément fictionné et pour ainsi dire toujours déjà inscrit dans quelque détour narratif. « Le dehors n’y a aucune part », et on ne peut compter jamais sur une littéralité de la littérature (p. 115). Le sens de l’Etre tel que Heidegger le traque n’a rien d’une origine naturelle, d’une ressemblance qui serait celle du moule eu égard à un modèle. Il est antérieur aux deux éléments de la littéralité, devant un vide que ne sauraient combler aucun lexique, aucun dictionnaire ne justifiant ses mots. Et devant cette injusticiable, le sens de l’Etre est redevable d’une éternelle fiction que seule la métaphysique aura l’illusion de remplir, de franchir par des sédimentations qu’il convient de déconstruire. Aussi « dans le cas de l’être, la chose semble ne pas exister » (p. 118). Et ce n’est que par ce constat d’inexistence, par ce néant dans l’être que se signe la plus grande proximité d’avec la roman de Hegel.

C’est par là en tout cas qu’il me paraît possible d’expliquer l’intrusion brusque, et inattendue sous la plume de Derrida, de cet autre grand faiseur de fictions auquel j’ai pour ma part donné la réplique par une étude séminale, je veux parler de Borges. L’être n’est pas comme une chose indemne. Il n’est que l’orientation incalculable d’une disposition que Heidegger nomme « Dasein », un être-là au travers d’une attention spéciale, celle de la fiction qui cherche, tente et lance des questions sans objets, traverse des mondes qui ne sont pas substantivés par l’ontologie. Dans ces ruines circulaires , « il ne s’agit pas seulement de substituer une métaphore à une autre sans le savoir : cela, c’est ce qui s’est toujours produit au cours de l’histoire, de cette histoire universelle dont Borges dit qu’elle n’est peut-être que l’histoire de quelques métaphores ou l’histoire des diverses intonations de quelques métaphores » (p. 279). On ne peut vouloir faire de l’histoire en se contentant de s’installer dans le glissement des visions du monde, des époques fières, et en substituant à la métaphore de « l’être au regard du néant » une nouvelle métaphore qui serait le savoir ou l’exploration ontique de ses champs d’évidence. L’histoire ne cesse de substituer à une métaphore une autre qu’elle juge plus éclairante dans un progrès qui rend insensible l’utopie fictive qu’elle habite. Il s’agit au contraire, sous le sens obscurci de l’être, de se placer au plus près de la fiction quand la chose manque, quand le référent ontologique n’a aucun pouvoir de la remplir. Alors on pourrait bien dire avec Borges que la métaphysique est une fiction qui ne le sait pas. L’être ne devient une question que par la force d’habiter dans l’absence de toute référence quand ne restent que des histoires à raconter, des histoires qui, au lieu de se substituer à la chose et de nous la montrer dans son origine et son Absolu, nous disent surtout qu’elle n’est pas, qu’elle manque, et que l’être doit désormais s’écrire non pas comme une icône de Dieu mais bien mieux en le biffant d’une croix. De l’être crucifié, cloué au vide, il y a tout à dire parce comme Hegel le savait, il n’y a rien à en assurer de certain. C’est l’unique chance d’une histoire, d’un roman qui nous porte hors des croyances et des certitudes de l’ontologie.  Ce qu’avec Heidegger on pourrait bien nommer vigilance. Alors, toujours, nous sortons en sentinelle, toute sentinelle étant comme un personnage de roman qui se tient au bord du vide. Et c'est ainsi pour toute histoire où il y va de l'authenticité découvrant l'inauthentique couverture emmaillotant l'Etre.


Jean-Clet Martin

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