Comme beaucoup de sujets d’ordre éthique
et politique, le thème du terrorisme n’apparaît
à première vue dans l’œuvre de Derrida que très tardivement, suite aux
événements du 11 septembre 2001, dans le cadre d’un entretien avec la
philosophe Giovanna Borradori, qui produit un dialogue indirect entre les
commentaires d’Habermas et ceux de
Derrida autour du « concept » politique et philosophique du 11
septembre[1].
Mais en réalité, l’hypothèse d’un soudain « tournant éthico-politique »
de la déconstruction qui aurait eu lieu au cours des années 1980-1990 est
totalement infondée : comme le philosophe n’a cessé de l’affirmer, c’est
toute l’œuvre de Derrida, depuis le début, qui est engagée dans une réflexion
éthique et politique, dans le cadre d’une relecture des grandes étapes de la
tradition philosophique et politique occidentale. Il en est de même pour sa
pensée de la « terreur » et du « terrorisme » qui (comme
nous essaierons de le montrer dans les pages qui suivent) n’apparaît pas tout à
coup dans une sorte d’ « écrit de circonstance » au sujet du 11
septembre, mais s’inscrit dans un réseau complexe de notions éthiques,
philosophiques et politiques, élaboré dans des ouvrages précédents et développé
dans des ouvrages successifs, et dont l’évolution n’a été interrompue que par
la mort de Derrida en 2004.
Force de loi
Même quand la déconstruction derridienne
pouvait paraître très éloignée de tout souci éthique et politique, la pensée de
la loi (du droit et de la justice) était au cœur de tous ses questionnements[2] :
« [...] ce qu’on appelle couramment la
déconstruction, tout en semblant ne pas “adresser” le problème de la
justice, n’a fait que cela sans pouvoir le faire directement, seulement de
façon oblique[3] ».
Mais le droit et la justice deviennent des motifs récurrents et centraux dans
les textes de Derrida à partir des années 1990, qui inaugurent une réflexion
ininterrompue sur les figures (éthiques et/ou politiques) de l’hospitalité, du
pardon, de la démocratie, du secret, du témoignage, de la souveraineté, etc.,
réflexion nécessaire pour que la déconstruction puisse « ne pas rester
enfermée dans des discours purement spéculatifs, théoriques et académiques mais
prétendre [...] avoir des conséquences, changer
des choses et intervenir de façon efficiente et responsable (quoique toujours
médiatisée, bien sûr), non seulement dans la profession mais dans ce qu’on
appelle la cité, la pólis et plus
généralement le monde[4] ».
Dans les deux textes réunis dans Force de loi (ouvrage publié en 1994)[5],
Derrida part de l’expression anglaise to
enforce the law qui (à la différence
du français « appliquer la loi ») garde une allusion directe et
littérale à la force qui est inscrite à l’origine du droit et permet ainsi
d’interroger les liens entre le droit, la violence et la justice :
« Pas de droit sans la force. Kant l’a rappelé avec la plus grande
rigueur. L’applicabilité, l’ “enforceability”
n’est pas une possibilité extérieure ou secondaire qui viendrait s’ajouter ou
non, supplémentairement, au droit. Elle est la force essentiellement impliquée
dans le concept même de la justice comme
droit, de la justice en tant qu’elle devient droit, de la loi en tant que
droit[6]. »
L’allemand Gewalt signifie ainsi violence, mais aussi pouvoir, légitimité,
autorité, force politique (« Gewalt c’est
donc à la fois la violence et le pouvoir légitime, l’autorité justifiée...[7] »)
et inscrit dans la langue elle-même
l’ambiguïté fondamentale (ou mieux, dans le langage derridien, l’indécidabilité) entre la « force
de loi » (exercice légitime de la force, considéré juste) et la violence, que l’on juge toujours injuste. Le mot Gewalt est présent également dans
l’essai de Walter Benjamin Zur Kritik der
Gewalt (« Pour une critique de la violence ») dont Derrida
propose dans ces pages une lecture longue et détaillée qui vise à démontrer que
la violence n’est jamais purement extérieure
à l’ordre du droit : inscrite dans sa fondation, elle ne cesse de menacer
le droit à l’intérieur même du droit. Dans cette lecture de Benjamin, Derrida
utilise les outils conceptuels qu’il avait déjà mis au point dans le cadre
d’une analyse de la déclaration d’indépendance américaine[8],
où il avait affirmé que la fondation d’un État, d’une nation ou de son
indépendance, est toujours un acte performatif, qui institue une fiction de
l’origine en donnant ainsi naissance au peuple même qui la signe :
« La signature invente le signataire. Celui-ci ne peut s’autoriser à
signer qu’une fois parvenu au bout, si on peut dire, de sa signature et dans
une sorte de rétroactivité fabuleuse. Sa première signature l’autorise à signer[9] ».
Il s’agit donc toujours d’un acte de force, d’un acte violent qui à la fois produit et présuppose l’unité
d’une nation.
La théorie du performatif s’oppose ici à
toute théorie du contrat social comme simple sortie de la nature qui impose sa
dimension constative à l’excès performatif qui fonde la loi : la
« légalité » qui fonde un État est ainsi déjà contaminée par une sorte
d’ « illégalité » constitutive, un recours originaire à la
force. La tension entre la force et le droit qui fonde la politique ne doit et
ne peut pas être simplement niée ou illusoirement résolue, puisqu’elle permet
de penser une injustice inscrite au cœur même de la loi et donc d’y opposer une
nouvelle forme de justice. Par exemple[10],
Nelson Mandela (tout en étant juriste de formation et en admirant la démocratie
parlementaire) a refusé de maintenir la lutte du Congrès National Africain dans
le cadre constitutionnel, tel qu’il était alors fixé en Afrique du Sud. Il a
ainsi rappelé que cette loi constitutionnelle n’avait eu pour auteurs et
bénéficiaires qu’une partie extrêmement réduite de la population, celle de la
communauté blanche. À travers la Charte de la liberté, qu’il a promulguée en
1955, Mandela a rappelé que, en Afrique du Sud, la violence originaire avait
été trop grande, excessive, impossible à oublier (comme dans tous les cas
d’États fondés sur un génocide ou une quasi-extermination). Il a ainsi opposé
au coup de force originaire de la minorité blanche une nouvelle entité
ethno-nationale, un autre ensemble populaire formés de tous les groupes qui
habitent l’Afrique du Sud et qui demandait un nouvel acte performatif pour
pouvoir à son tour se constituer en État : « À tous les sens de ce
terme, Mandela reste donc un homme de loi.
Il en a toujours appelé au droit même si, en apparence, il lui a fallu
s’opposer à telle ou telle légalité déterminée, et même si certains juges ont
fait de lui, à un moment donné, un hors-la-loi[11] ». L’acte performatif qui, en 1955, ne pouvait
s’exprimer qu’au futur, a donné lieu en 1994 à la transition inattendue au
terme de laquelle le régime de l’apartheid a pris fin, en offrant un exemple
rare de résolution pacifique d’un long conflit interne dans le continent
africain.
L’essai de Benjamin traite également de
l’ambivalence fondamentale de Gewalt,
au sein même de la question du droit, d’une « philosophie du droit »
organisée autour d’une distinction entre deux violences du droit (la violence
fondatrice qui l’institue, et la violence conservatrice qui assure sa
permanence). La « critique » de la violence évoquée dans le titre
n’exprime pas un simple rejet de la violence mais (au sens kantien du terme) un
jugement, une évaluation, un examen de la présence (inévitable) de différentes
formes de violence dans la sphère même du droit et de la justice. Pour que
cette critique ait un sens, il faut donc admettre l’existence d’une forme de
violence qui n’est pas un simple accident
qui surviendrait au droit de l’extérieur : « ce qui menace le droit
appartient déjà au droit, au droit au droit, à l’origine du droit[12] ».
Les situations révolutionnaires justifient le recours à la violence en
alléguant l’instauration d’un nouveau droit et d’un nouvel État, dans une sorte
de « futur antérieur » où le droit à venir légitimera en retour la
situation révolutionnaire.
Toute l’histoire du droit est ainsi
fondée sur des moments de violence qui suspendent, interrompent le droit pour
en fonder un nouveau. Une révolution « réussie », la fondation d’un
État « réussie » (au sens de la « réussite » d’un acte
performatif) produiront après coup des modèles interprétatifs capables de
légitimer la violence « qui a produit, entre autres, le modèle interprétatif
en question, c’est-à-dire le discours de son auto-légitimation[13] »,
dans une sorte de « cercle herméneutique » de la violence. Derrida
s’efforce ainsi de penser cette « contamination différentielle »
(autre définition possible de « la déconstruction ») qui s’instaure
entre violence fondatrice et violence conservatrice du droit, ce qui permet à
Benjamin d’écrire qu’il y a « quelque chose de pourri au cœur du
droit », une co-implication originaire et irréductible de la violence et
du droit. Derrida peut en déduire que toutes les attaques contre l’usage
politique de la violence qui la situent à l’extérieur du droit lui-même restent
superficielles et inefficaces : la menace ne vient jamais du dehors, mais
toujours du dedans du droit lui-même.
La contamination entre fondation et
conservation du droit est à la base de ce que Benjamin (cité par Derrida)
qualifie comme l’« ignominie » de la police moderne, fondée sur une
hypocrisie constitutive. La police déborde toujours virtuellement les limites
(difficiles, comme on l’a vu, à tracer) de la « violence légitime »,
pour plusieurs raisons. Tout d’abord parce qu’elle est fondée sur des
technologies de surveillance qui se développaient déjà de façon inquiétante en
1921, au moment de l’écriture de l’essai de Benjamin, et qui n’ont jamais cessé
de se développer depuis. Ensuite, parce qu’elle fonctionne comme un
« spectre » de l’État qui double et hante (selon la logique
« spectrale » plusieurs fois évoquée et étudiée par Derrida) la vie
publique et la vie privée, et qu’elle se contente de moins en moins d’appliquer par la force (enforce) une loi préexistante. La police
invente des ordonnance, intervient à chaque fois que la situation juridique
n’est pas bien définie au prétexte de garantir la sécurité (ou, dans le langage
contemporain, de « lutter contre l’insécurité ») : « il y a
tout de suite de la police et la police légifère ; elle ne se contente pas
d’appliquer une loi qui avant elle serait sans force[14].
» Cette police n’est donc pas seulement la police, écrit Derrida, pas seulement
l’institution et ses agents que nous avons l’habitude d’identifier comme
« la police », mais elle est l’omniprésence spectrale de la
« force de loi » dont les
débordements toujours possibles menacent de
l’intérieur les démocraties contemporaines.
L’ «événement » du 11
septembre
Tout ce travail mené sur la coexistence
problématique de la force et du droit, même (et, pourrait-on dire, surtout) au
cœur des régimes démocratiques est le préalable nécessaire à la compréhension
des pages où, interrogé sur les conséquences et les significations du « 11
septembre », Derrida s’exprime sur la terreur et le terrorisme, dans
l’entretien avec Giovanna Borradori intitulé « Auto-immunités, suicides
réels et symboliques[15] ».
Tout d’abord (à contre-courant de l’hystérie médiatique et intellectuelle de
l’époque), Derrida conteste et met en doute, laisse en suspens (tout au long de
l’entretien) la dimension d’« événement » (ou mieux, dit-il, en
reprenant le vocabulaire de la tradition empiriste anglaise), l’impresssion d’événement associée à cette
date.
Le « 11 septembre » a été
presque immédiatement (même trop immédiatement...) vécu et ressenti comme un
événement marquant et singulier, voire sans précédent. Mais Derrida (toujours
extrêmement sensible aux effets des télé-technologies) fait remarquer dès le
début de l’entretien à son interlocutrice que ce « sentiment » est
loin d’être spontané : il a été
en large mesure constitué et produit par une machine technique, sociale et
politique, médiatiquement déterminée. Malgré la multiplicité de discours qui
répétaient inlassablement la dimension « sans précédent » de l’
« événement » destiné à « faire date », malgré le
dispositif d’information élaboré, malgré l’impossibilité de dissocier le fait
« brut » du système qui l’a diffusé et médiatisé au niveau de
l’information, Derrida rappelle la
nécessité de questionner la nature imprévisible,
historique, sans précédent, associée au 11 septembre et au « faire
date » qu’il présuppose.
La mort de milliers de civils à l’aide
de la technologie n’est pas « sans précédent » : pendant les
guerres mondiales, tout comme dans les guerres qui les ont suivies au niveau
planétaire, de tels meurtres massifs ont souvent eu lieu sans être jugés dignes
de « faire l’événement ». La définition derridienne de l’événement
implique l’inappropriabilité, l’imprévisibilité, l’absence d’horizon, le risque
d’échec, la singularité absolue. À ses yeux, donc, le 11 septembre n’a pas été un « événement » sans
précédent, imprévisible, totalement singulier : il n’était pas impossible
de prévoir une attaque terroriste sur le sol américain, qui prendrait comme
cible des édifices hautement symboliques, et la CIA et le FBI auraient dû avoir
tous les moyens pour « voir venir » les attentats et éviter la
surprise. On peut et on doit discuter aussi la définition généralement donnée
par les médias et les experts en tout genre d’ « événement majeur », qui ne peut se réduire à
une dimension purement quantitative (la hauteur et la dimension symbolique des
tours, l’importance politique et économique du territoire attaqué, le nombre
des victimes). Le retentissements de ces meurtres n’est pas purement
« spontané » ou « naturel », mais le produit d’une
machinerie complexe (d’ordre historique, politique et surtout médiatique) qui
fait « qu’on ne compte pas les morts de la même façon d’un bout à l’autre
du monde[16] ».
Des tueries comparables ou d’une gravité même supérieure qui ont eu lieu au
cours du XXe siècle hors de
l’espace européen ou américain (Cambodge, Rwanda, Palestine, etc.) n’ont pas eu
le même retentissement psychologique, politique, policier ou militaire.
Face à l’insuffisance des explications
purement quantitatives, Derrida propose ainsi de chercher des explications qualitatives : l’attentat a eu lieu
sur le sol des États-Unis qui ont joué (au moins jusqu’au début du XXIe siècle)
un rôle majeur au niveau planétaire, longtemps incontesté après la fin de la
guerre froide. Mais Derrida rappelle également que le « 11
septembre » est aussi un effet lointain de la même guerre froide, et du
soutien donné par les États-Unis aux ennemis de l’URSS (notamment en
Afghanistan), et que l’ordre mondial de la deuxième moitié du XXe dépendait
largement de la fiabilité et du crédit
de la puissance américaine. Cette référence au crédit dans toute la
complexité de ses significations morales et financières acquiert un nouveau
retentissement aujourd’hui, plusieurs années après la publication de cet
entretien, suite à l’effondrement « récent » de ce
« crédit » et à la crise financière globale qui s’en est suivie
depuis 2007. Le caractère « majeur » attribué au 11 septembre était
donc lié à son effet de fragilisation de l’état qui jouait à l’époque le rôle
de superpuissance mondiale (même quand il violait systématiquement le droit
international qu’il était censée garantir). Ce qui a été ainsi perçu comme
radicalement menacé a été tout l’ordre (quoique relatif et précaire) assuré par
les États-Unis mais aussi (et plus radicalement) toute la logique discursive et
l’axiomatique qui aurait permis d’expliquer « le 11 septembre », tout
l’ensemble des discours accrédités dans
l’espace public mondial par le rôle que les États-Unis y ont aussi longtemps
joué.
Les discours qui ont accompagné ce
prétendu « événement », légitimés par l’opinion publique, les médias
et les « experts » qui occupent l’espace médiatique et qui (selon
l’expression consacrée) « font l’opinion », ont véhiculé de façon
irréfléchie tout un lexique et une logique de la violence, du crime, de la
guerre, du terrorisme national ou international, étatique ou anti-étatique,
sans jamais envisager que ce qui a été touché et traumatisé par l’attaque
« terroriste » n’a pas été seulement un ensemble d’édifices et des
symboles politiques, militaires ou capitalistiques et un nombre élevé de
victimes, mais aussi toutes les bases de l’appareil conceptuel dont on aurait
pu précédemment se servir pour interpréter l’ « événement du 11
septembre » : « ce qu’il ya de terrible, dans le “11 septembre”,
ce qui reste “infini” dans cette blessure, c’est qu’on ne sait pas ce que c’est, ni décrire, ni identifier, ni même nommer[17]. »
La tentative d’explication élaborée par
Derrida dans cet entretien est fondée sur l’idée d’un processus auto-immunitaire et de ses dimensions et implications politiques,
élaborée pour la première fois dans deux textes publiés en 2001 : Foi et savoir, suivi de Le Siècle et le pardon[18].
Immunité(s)
Le concept d’immunité et d’auto-immunité
est au cœur, au tout début des années 2000, des analyses de Derrida concernant
la religion, la techno-science et la politique. Il a fait par ailleurs l’objet
d’une élaboration complexe et approfondie (qui a d’ailleurs fortement inspiré
la pensée politique de Peter Sloterdijk) de la part du philosophe italien
Roberto Esposito. Esposito a montré que la paradigme biologique et médical de
l’immunité et de l’immunisation tend à se généraliser dans des domaines aussi
divers que la médecine, le droit, l’informatique ou la stratégie militaire[19],
où se multiplient les discours axés sur une réponse de protection face à un
risque qui menace un organisme : risque de nouveaux virus qui menacent le
corps, risque du terrorisme ou de l’immigration qui menacent l’identité
nationale et le corps politique, risques des virus qui attaquant nos systèmes informatiques,
insécurité qui menace nos villes et nos sociétés. À cette liste déjà
impressionnante, on pourrait ajouter toutes les peurs axées sur le corps vu
comme « lieu de prévention[20] ».
La dimension politique de l’action de
nos gouvernements (qui ont progressivement choisi de se priver de toute forme
d’autonomie et de prise de décision indépendante vis-à-vis des règles du marché
qui orientent désormais leurs initiatives) semble souvent se réduire à une
série ininterrompue de campagne de prévention (contre les drogues, les risques
du tabac, le cancer, le Sida, les accidents de la route, l’abus d’alcool,
l’usage de drogues, etc.), où la poursuite illusoire de la santé parfaite, le
rêve d’élimination de tout risque mortel finissent paradoxalement par entretenir
toutes les craintes, afin de renforcer et légitimer les discours sur l’«
insécurité » et les initiatives politiques plus que douteuses qu’il encourage
et soutient.
Toutes ces menaces innombrables de
contagion (diffusées, répandues, renforcées par l’action des médias), suscitent
des réactions de protection qui augmentent face à l’augmentation de la
perception croissante du risque (risque en partie réel, en partie construit,
entretenu, fabriqué voir « fictionné » dans le dessein, plus ou moins
conscient, d’alimenter les peurs et de réduire les capacités de résistance, de
réaction et d’initiative des individus et des groupes). Comme Derrida, Esposito
montre que tous ces mécanismes de protection sont fondés sur l’illusion d’une
identité « close » et stable, définie par des limites immuables entre
le dedans et le dehors, le « propre » » et l’étranger. Quelque
chose pénètre un corps (physique ou politique) : cette modification est le
plus souvent perçue sous la forme d’une menace de contagion, de maladie, de
mort ou de corruption d’un organisme considéré comme étant (de façon totalement
fantasmatique) entier, intègre et indemne au départ.
Cependant, d’après les dernières
découvertes de la biologie, le mécanisme d’immunisation ne fait en réalité que contredire
et altérer sans cesse cette intégrité supposée de l’organisme : le corps
attaqué ne combat pas son ennemi par une stratégie directe, mais en contournant
le danger ; il ne se limite pas à éloigner le « mal » de ses
frontières, mais il l’inclut toujours (par des stratégies complexes) dans son
propre espace. De la même façon, on considère que la communauté politique ne
peut se préserver de la violence qui la menace qu’en l’incluant partiellement,
par le recours à la force légitime et le renforcement de l’appareil policier et
militaire (selon le mécanisme aux effets redoutables décrit par Derrida dans Force de loi).
Mais le recours à tous ces moyens de
protection finit inévitablement par limiter les libertés individuelles et
collectives de façon encore plus sûre et généralisée que n’aurait pu le faire
la menace extérieure à laquelle ils étaient censés répondre efficacement :
la protection elle-même tend ainsi à devenir le risque majeur pour les
possibilités de vie et d’action qu’il s’agissait de protéger. On entre ainsi
dans une spirale sans issue : plus la perception du risque augmente, plus
on réclame ou on impose des formes de prévention et d’immunisation efficaces,
plus on réduit l’autonomie et la puissance dont le corps individuel et le corps
collectif disposent, avec des effets irrémédiablement mortifères.
Dans Foi
et savoir, Derrida met en évidence pour sa part une logique généralisée de
l’auto-immunisation, à travers laquelle il pense les liens entre foi et savoir,
religion et science, ainsi que le rôle du « retour de religieux »
dans les diverses formes du « terrorisme contemporain ». Son analyse
commence par une lecture lente et approfondie des termes liés à la sémantique
religieuse[21]
(le sacré, le saint, le sauf,
l’indemne), étudiés à l’aide du Vocabulaire
des institutions indo-européennes d’Émile Benveniste et de la lecture de
Heidegger. Cette étude initiale sert de base théorique pour une réflexion sur
« ce-qui-se-passe-aujourd’hui-dans-le-monde-avec-la-religion[22] »,
sur l’événement qui s’annonce depuis longtemps déjà dans l’ensemble des
phénomènes qu’on a pris l’habitude de nommer le « retour du
religieux » ou les nouvelles « guerres de religion ».
Ledit « retour du religieux »
ne peut en aucun cas (d’après Derrida) être interprété comme un
« retour », puisque ce dont on parle sous ce terme est en réalité une
configuration totalement inédite (et non pas le simple « retour »
d’un passé archaïque et pré-moderne). La question de la religion est en effet
reliée, dès les premières pages du texte, aux formes de l’arrachement radical,
du déracinement ou de l’abstraction que sont « la machine, la technique,
la techno-science et surtout la transcendance télé-technologique[23] ».
Il s’agirait donc de penser ensemble
« “religion et mekhané”, “religion et cyberespace”, “religion et
numéricité”, “religion et digitalité”, “religion et espace-temps virtuel”[24] ».
Face à toutes ces formes d’abstraction, qu’on exalte ou qu’on condamne, la
religion est à la fois dans
l’antagonisme réactif et dans la surenchère réaffirmatrice, selon la logique
aporétique et indécidable qui caractérise toutes les figures de la pensée
derridienne.
Le « retour du religieux »
surprend tous ceux qui croyaient ingénument qu’une alternative radicale
opposait d’un côté la Religion, de l’autre la Raison, les Lumières, la Science,
la Critique (c’est probablement, entre autres, la position philosophique
d’Habermas qui est visée ici par Derrida). Contrairement à cette alternative
classique, Derrida montre dans ces pages qu’il existe entre les deux domaines
une dynamique d’ « exclusion inclusive » ou
d’« inclusion exclusive » réciproque. Les formes contemporaines du
religieux ne seraient en effet pas possibles, en tant que telles, sans la
représentation audiovisuelle et les moyens technologiques qui les accompagnent
(à l’époque, Derrida citait les déplacements d’un pape rompu à la rhétorique
télévisuelle, dont les encycliques étaient immédiatement disponibles en CD-ROM,
les pèlerinages aéroportés à la Mecque, la spectularisation de la religion sur
les plateaux de télévision américaine, la diplomatie internationale et
audiovisuelle du Dalaï-Lama).
Le développement sans limites de la
raison critique et technoscientifique, loin de s’opposer à la religion,
« la porte, la supporte et la suppose[25] ».
La religion et la raison ont ainsi la même source, se développent ensemble, et
cette source unique se divise et s’oppose réactivement à elle-même, dans un
processus d’ « indemnisation » sacrificielle qui tente de
restaurer l’indemne qu’elle-même
menace. Le mouvement qui rend indissociables la religion et la raison
télétechnoscientifique réagit inévitablement et sans cesse à lui-même. Nous nous trouvons ainsi dans une logique simultanée
d’immunité et d’auto-immunité : en biologie, la réaction immunitaire protège
l’indemnité du corps « propre » en produisant des anticorps, mais
(comme on l’a vu dans les analyses d’Esposito) les défenses immunitaires
peuvent également s’engager dans un processus d’auto-immunisation qui consiste
à se protéger contre son autoprotection en détruisant ses défenses
immunitaires, et en déclenchant des maladies mortelles pour l’organisme.
Derrida met ainsi en évidence une sorte
de logique générale de l’auto-immunisation, et il s’en sert pour penser les
rapports entre foi et savoir, religion et science. La machine
télétechnoscientifique ne cesse de produire des phénomènes de dislocation, d’expropriation,
de déracinement, de désidiomatisation, de mettre en œuvre des distances et des
vitesses qui éloignent ou rapprochent, actualisent ou virtualisent, accélèrent
ou ralentissent les espaces-temps. Cette dynamique planétaire produit de
multiples formes de réaction et de ressentiment, à travers lesquelles la
religion s’indemnise dans un
processus qui est à la fois immunitaire et auto-immunitaire.
La religion s’allie donc à toutes les
formes de télé-technique, mais en même temps elle réagit de toutes ses forces à
leur emprise par un processus d’indemnisation qui est lié à toutes les formes
de propriété (propriété de l’idiome, lien au sol et au sang, à la famille et à
la patrie, etc.) : « Communauté comme com-mune auto-immunité : nulle communauté qui n’entretienne sa
propre auto-immunité, un principe d’autodestruction sacrificiel ruinant le
principe de protection de soi (du maintien de l’intégralité intacte de soi), et
cela en vue de quelque sur-vie invisible et spectrale[26]. »
La violence qui a accompagné les
nouveaux conflits religieux de la fin du XXe siècle s’inscrit donc,
d’après Derrida, dans la duplicité fondamentale des sources qui fonde le
phénomène d’auto-immunisation qu’il décrit : il existe une forme de
violence qui s’allie à la télétechnologie militaire, mais il y a aussi une
paradoxale « nouvelle violence archaïque », celle qui s’est déchaînée
en Algérie dans les années 1990, qui a caractérisé certains épisodes de la
guerre en Irak ou les multiples conflits sur le continent africain ou (du côté
« occidental ») le scandale d’Abou-Grahib de 2004. Elle fait
intervenir des tortures, des décapitations, des mutilations de toute sorte,
revient à la brutalité de la main nue, de l’agression sexuelle ou de l’arme
blanche, tout en ayant recours à toutes les ressources du pouvoir médiatique.
Derrida voit dans tous ces phénomènes un
recours réactif et négatif, une forme de vengeance du « corps
propre » (sous toutes ses formes) contre une télé-technoscience
expropriatrice et délocalisatrice. En analysant la complexité du processus
d’immunisation qui a lieu aux frontières indécidables entre foi et savoir,
science et croyance, Derrida a également montre dans Foi et savoir à quel point il est difficile de séparer une fois
pour toutes (comme on souhaite ou on pense trop souvent pouvoir le faire) le
théologique de l’éthique ou du politique, puisque les concepts sur lesquels se
fonde actuellement la politique internationale ont tous une racine théologique
et religieuse, dont on aurait tort d’essayer de nier purement et simplement
l’existence.
Terreur et terrorisme
C’est donc à partir de ces prémisses que
Derrida interprète « le 11 septembre », à travers trois séries
d’arguments[27].
L’ « événement » du 11 septembre présente une série de symptômes
d’auto-immunité suicidaire. Le pays qui prétendait à l’époque représenter au
niveau mondial (sans plus aucun concurrent, après la fin de la guerre froide)
l’unité de la force et du droit, a été exposé à l’agression sur son propre sol,
à une agression venue comme de l’intérieur
de forces composées d’immigrés, formés et préparés à leur action aux États-Unis
grâce aux ressources high-tech des
États-Unis.
Double suicide, donc, des agresseurs
mais aussi de ceux qui les ont indirectement armés et entraînés, en préparant
au préalable (sans le savoir, ou feignant de ne pas le savoir) leur action à
travers la création de situations politico-militaires favorables à leur
surgissement. Le « 11 septembre » n’a pu donc être vécu que comme un
événement traumatique qui (comme tout traumatisme) subvertit la chronologie. La
terreur qu’il a provoquée n’est pas tournée vers le passé, mais surtout vers
l’avenir, vers la peur d’une répétition probable (et qui d’ailleurs n’a pas
manqué d’avoir lieu, à plusieurs reprises, depuis) dans le futur : « Le traumatisme est produit par l’avenir, par la menace du pire à venir plutôt que par une agression
passée et “finie”[28].
»
Le traitement médiatique de l’
« événement » est pour Derrida symptomatique du désir d’exorciser
cette dimension « jamais finie » associée à cette agression :
représenter les événements en boucle, constituer une archive accessible à tout
moment, vise à donner justement le sentiment que (enfin !) « c’est
fini », puisque tout est consigné et archivé, que les morts sont morts et
qu’il y en aura pas d’autres. Mais il reste des témoignages qui échappent pour
toujours à l’archivage, ceux des disparus qui résistent à tout travail du
deuil, dont les cadavres (jamais
retrouvés et jamais montrés) ne cessent de hanter les survivants[29].
Les efforts accomplis pour atténuer l’effet du traumatisme rentrent également,
selon Derrida, dans la logique mortifère de l’auto-immunitaire, en produisant
sans cesse de nouvelles formes de répression politique, militaire ou
politico-économique, qui produisent et reproduisent les monstruosités mêmes
qu’elles prétendent exorciser (il suffit d’évoquer le terrible enchaînement
produit par la promulgation du « Patriot Act » et les
« guerres », interminables, en Irak en en Afghanistan). La « guerre
contre le terrorisme » déclarée par l’administration Bush n’a fait que
« régénérer à court ou à long terme » les causes du mal qu’elle
prétendait combattre.
Vis-à-vis de cet enchaînement
d’« événements », une réponse philosophique est pour Derrida
nécessaire, afin d’éviter les simplifications à outrance des discours officiels
et des médias, qui utilisent sans les problématiser les catégories de
« guerre » ou de « terrorisme ». Aucune assignation
territoriale de cette prétendue « guerre » n’est plus possible, à
partir du moment où nous savons que dans un contexte technologique de nouvelles
formes d’agression pourraient avoir lieu n’importe où sur terre, par exemple à
travers des perturbations de systèmes informatiques susceptibles de paralyser
rapidement les ressources d’un pays : « Le rapport entre la terre, le
territoire et la terreur a changé, et il faut savoir que cela tient au savoir,
c’est-à-dire à la techno-science[30]. »
La question du terrorisme est
certainement une question géopolitique, mais aussi une question géophilosophique,
qui impose de repenser les liens du politique à la terre et au territoire. La
violence en jeu n’est plus ainsi une « guerre » classique
interétatique, mais elle ne relève pour Derrida même pas de la « guerre
des partisans » au sens défini par Schmitt, puisqu’elle ne vise pas, dans
la plupart des cas, à prendre le pouvoir sur le sol d’un État-nation.
Il s’agit également de penser la
« terreur », son usage politique et policier, ce qui la différencie
de la peur, l’histoire politique qui la lie à la Terreur révolutionnaire
française, la distinction entre les victimes civiles et les victimes militaires
qu’elle suppose, la possibilité constante d’un « terrorisme d’État »,
l’imprécision d’un concept comme celui de « terrorisme international »,
dont l’administration américaine de l’époque s’est servie pour justifier toutes
sortes de moyens de répression (à l’extérieur comme à l’intérieur des
États-Unis). Il faudrait, notamment, arrêter de supposer que tout terrorisme
est toujours volontaire et organisé : Derrida rappelle qu’il y a des
contextes historiques dans lesquels la terreur opère comme une sorte de
« dispositif », contextes d’oppression sociale, économique ou
nationale structurelle, dont les bénéficiaires n’organisent jamais d’actes terroristes
et ne sont jamais traités comme tels.
Pervertibilité de la démocratie
La « guerre contre le
terrorisme » déclarée à la suite du 11 septembre reconduit inlassablement
la même aporie, d’une portée politique bien plus générale. Comment décider,
trancher, entre le rôle positif de la forme-État et de sa souveraineté, comme
protection contre les violences internationales (dans lesquelles Derrida inclut
explicitement la violence des marchés, dont on constate aujourd’hui toutes les
conséquences catastrophiques, même pour les économies des pays qui ont cru
pouvoir l’imposer impunément au reste de la planète) et les effets négatifs
d’un État dont la souveraineté s’exerce aussi dans des décisions de fermetures
abusives des frontières et à travers des régimes policiers et des systèmes de
contrôle a priori incompatibles avec l’exercice d’une citoyenneté
démocratique ?
Cette dimension de
« pervertibilité » de la souveraineté démocratique a fait l’objet
d’analyses développées par Derrida, toujours dans le contexte de
l’ « après 11 septembre », dans l’ouvrage Voyous[31].
Le volume inclut le texte de deux conférences, dont l’une a été prononcée en
2002 dans le cadre d’une décade de Cérisy-la-Salle qui avait pour titre
« La démocratie à venir (autour de Jacques Derrida) » et l’autre dans
un congrès consacré à l’ « Avenir de la raison, devenir des
rationalités », toujours en 2002. L’ensemble de ces réflexions conjugue
ainsi le devenir de la démocratie (son « à venir ») et le devenir de
la raison, dans un questionnement politique qui n’est jamais dissocié d’un
questionnement de la tradition philosophique et de ses transformations.
Pour Derrida, il s’agit toujours de
comprendre ce qui arrive, en même temps,
à la techno-science, au droit international, à la raison éthico-juridique, aux
pratiques politiques et à toutes les formes de la guerre, dans un contexte de
déclin généralisé de toutes les formes traditionnelles de la
« souveraineté », situation qui « n’a certes pas été créée, elle
n’a même pas été révélée par tel prétendu “événement majeur” daté de quelque
“11 septembre 2001”, même si ces meurtres-ci et ces suicides-là (tant d’autres
aussi) en ont média-théâtralisé les prémisses et quelques inéluctables
conséquences ; et même si cette média-théâtralisation a constitué la structure
et la possibilité dudit événement[32]. »
L’héritage philosophique dans lequel
s’inscrivent le nom et le concept de démocratie n’est rien qu’on puisse définir
une fois pour toutes. Depuis ses origines grecques, la démocratie est le seul
régime toujours ouvert à sa transformation historique, à sa plasticité
intrinsèque et à son auto-criticité essentielle. Aujourd’hui, dans le cadre de
notre tradition gréco-chrétienne et mondialatinisante[33],
la démocratie paraît indissociable de la sécularisation (sécularisation toujours ambiguë et indécidable, parce
qu’elle s’affranchit du religieux tout en restant maquée, dans son concept et
son langage, par le religieux).
Les seuls et très rares régimes qui ne se présentent pas comme démocratiques
(indépendamment de leur degré effectif de « démocraticité ») sont des
régimes de gouvernement théocratique musulman, comme par exemple l’Arabie
Saoudite ou les Émirats du Golfe (impliqués de façon spectaculaire et
paradoxale dans l’économie des démocraties américaines et occidentales). Dans Foi et savoir, Derrida avait évoqué la
spécificité de l’Islam dans le contexte des « fondamentalismes » et
« intégrismes » qui sont par ailleurs à l’œuvre dans toutes les religions : l’islamisme
semble détenir un triste primat dans ce domaine, par la nature de ses violences
physiques (notamment à l’encontre des femmes) ou par certaines de ses
violations déclarées du modèle démocratique et du droit international.
Tout en rappelant avec force que ce qui
relève de l’Islam ou du « monde » arabo-musulman ne doit en aucun cas
être considéré comme un ensemble homogène, sans y prendre en compte toutes
sortes de différences et de différends, Derrida formule dans Voyous une hypothèse forte au sujet de
cette spécificité. Cette hypothèse acquiert un nouveau retentissement et une
nouvelle actualité dans le contexte actuel, qui a vu le surgissement des
« printemps arabes » et qui est marqué par les inquiétudes concernant
le devenir du processus de démocratisation qu’ils pourraient inaugurer dans
plusieurs pays.
Derrida affirme que l’Islam (qu’il ne
faut pas confondre avec l’islamisme, même si ce dernier prétend toujours agir
en son nom) serait la seule culture religieuse qui exprime une résistance au
concept même de démocratie, malgré des degrés différents de démocratisation
effective. Suite à cette hypothèse et aux situations politiques qui en
découlent, Derrida assigne deux tâches et deux responsabilités aux « amis
de la démocratie à venir ». Il s’agirait premièrement de travailler sur
les difficultés de traduction dans l’héritage coranique et dans sa langue même
d’un paradigme démocratique (absence de la Politique
d’Aristote dans le corpus philosophique arabe, privilège accordé dans ce même
corpus au thème platonicien du philosophe-roi au détriment des valeurs
démocratiques). Ensuite, il faudrait plus concrètement aider toutes les forces
qui luttent dans le monde islamique pour la sécularisation du politique (si
ambiguë qu’elle demeure, même aujourd’hui, après les « printemps »)
et pour une interprétation de l’héritage coranique « qui y fasse
prévaloir, comme du dedans, les virtualités démocratiques qui n’y sont sans
doute pas plus visibles à l’œil nu et sous ce nom qu’elles ne l’étaient dans
l’Ancien et dans le Nouveau Testament[34]. »
Voyous met en lumière plus généralement une pervertibilité infinie du modèle
démocratique, caractérisée elle aussi par une structure auto-immunitaire, dont
Derrida donne deux exemples principaux. Le premier concerne le monde
islamique : il s’agit de l’histoire algérienne, considérée comme un
paradigme de toutes les atteintes à la démocratie au nom de la démocratie. L’Algérie a d’abord connu la colonisation,
au cours de laquelle une culture et une langue politique censées s’identifier
avec un idéal politique gréco-européen ont été imposées par la violence ;
ensuite, une guerre d’indépendance sanglante menée au nom des mêmes idéaux
politiques allégués par la puissance coloniale et l’existence d’un parti unique
qui a concentré tous les pouvoirs au nom de la légitimité issue de la lutte
pour l’indépendance ; puis, une ouverture démocratique, lors de laquelle
le nouveau pouvoir a dû lui-même interrompre la démocratisation en cours pour
sauver la démocratie, en suspendant en 1992 le processus électoral après le
premier tour par crainte d’une probable victoire des islamistes.
Le deuxième exemple concerne la
structure typiquement immunitaire qui a caractérisé les effets du « 11
septembre », aux États-Unis mais aussi dans le reste du monde : en
prétendant lutter contre le terrorisme et les ennemis de la démocratie, les
démocraties occidentales (et l’administration américaine en premier lieu) ont
restreint les libertés démocratiques et l’exercice du droit dans leur propre
pays, en étendant sans limites les pouvoirs policiers. Pour se défendre contre
ses ennemis, la démocratie a dû donc finir par leur ressembler, par se
corrompre et se menacer elle-même. Mais, inversement, c’est la culture
largement démocratique des États-Unis qui a paradoxalement permis les attaques
de terroristes qui se sont entraînés sur leur territoire, peut-être avec un
consentement auto-immunitaire de l’administration.
La logique immunitaire ou
auto-immunitaire que le terrorisme rappelle cruellement est ainsi toujours une
logique mortelle (pour l’Occident comme pour l’Orient...) qui introduit la mort
au cœur de la vie, la force au cœur du droit, la terreur au cœur de la
démocratie. La structure d’auto-immunisation est une structure aporétique, qui
suppose une absence de chemin, de voie d’issue et de salut.
Peut-on malgré tout envisager des issues
politiques possibles ? Derrida propose quelques suggestions ou lignes de
force pour l’ « à venir ». Premièrement (comme on l’a déjà vu)
soutenir par tous les moyens toutes les forces et les tentatives de sécularisation
qui se développent de l’intérieur du
monde musulman. En deuxième lieu, si la « mondialisation ne parle qu’une
seule langue (le latin, ou le gréco-latin), interrompre le processus
auto-immunitaire généralisé pourrait signifier également envisager une
mondialité qui parle plus d’une langue (plus d’une langue étant aussi une des
définitions possibles que Derrida donne de « la déconstruction »),
créer de nouvelles formes d’interdépendance qui ne soient pas réglées par
l’abolition violente ou imposée de toutes les différences, les identités, les
enracinements, les idiomes, ni par des indistinctions amalgamées ou
l’imposition d’un modèle unique latino-anglo-américain
à la planète.
Il faudrait aussi envisager la création
de nouvelles subjectivités qui renoncent à la voie unique représentée par la
subjectivité chrétienne et capitalistique de l’homme occidental pour intégrer
des formes d’expérience traditionnelle qui pourraient se révéler parfaitement compatibles avec les
technologies avancées et l’informatisation planétaire, et aboutir ainsi à la
création de nouveaux modèles politiques et économiques qui ne soient pas
imposés de l’extérieur18. Dans
cette perspective, il faudrait donc prendre très au sérieux, une fois pour
toutes, l’altérité qui s’annonce dans l’alter-mondialisation,
et abandonner le rêve mortifère d’une extension illimitée d’un seul modèle
politique et économique.
C’est aussi la voie que Derrida semble
indiquer dans l’une de ses dernières interventions publiques en France, où il
voyait dans l’Europe (une Europe à venir) la force capable d’assumer une
responsabilité irremplaçable dans le mouvement altermondialiste:
« Si hétérogènes et parfois confus
qu’ils puissent encore paraître, parfois, ces nouveaux rassemblements
altermondialistes représentent à mes yeux la seule force fiable et digne de
l’avenir. Et cela contre le G8, le consensus de Washington, le marché
totalitaire, le libre-échange intégral, le “poker du mal” : Banque Mondiale,
Fonds monétaire international (FMI), Organisation de coopération et de
développement économique (OCDE), Organisation mondiale du commerce (OMC).
Contre ce qui se passe aujourd’hui, et ne pouvait pas manquer de se passer en
Irak, selon les plans désastreux élaborés par MM. Wolfovitz, Cheney et
Rumsfeld, bien avant le 11 septembre. [...]
Je ne crois pas qu’une révolution dans
le style du “grand soir” puisse prochainement mettre à bas toutes les
super-puissances représentées par ces sinistres initiales : FMI, OCDE, OMC,
etc. Mais la pression croissante et sans relâche des mouvements populaires et
des opinions publiques altermondialistes les affaibliront et ne manqueront pas
de les obliger - les contraignant déjà, dans une certaine mesure - à se
réformer[35]. »
Manola
Antonioli
Une première version a été publiée dans la revue Outils n°2
[1] Entretien publié dans le
volume Le « concept » du 11
septembre, sous la direction de Giovanna Borradori (Paris, Galilée, 2003),
qui comprend dans sa première partie un entretien de la philosophe avec
Habermas, et ensuite un dialogue avec Jacques Derrida, tous deux précédés d’une
introduction et suivis d’un long commentaire de la directrice de l’ouvrage.
Même si ce n’est pas ici notre sujet, il serait intéressant de comparer ces
deux réactions philosophiques à l’ « événement » du 11 septembre. Le
texte d’Habermas révèle cruellement toutes les limites de son approche du
politique axée sur l’ « agir communicationnel » et sur l’idéal
abstrait d’une circulation de l’information et d’une action politique
virtuellement exemptes de déformations volontaires de la vérité ou de désir de
manipulation. Habermas lui-même finit par faire la déclaration suivante :
« Depuis le 11 septembre, je ne cesse de me demander si, au regard d’événements
d’une telle violence, toute ma conception de l’activité orientée vers l’entente
– celle que je développe depuis la Théorie
de l’agir communicationnel —, n’est pas en train de sombrer dans le
ridicule. » (p. 67). En définitive, donc, il ne peut qu’interpréter le
terrorisme comme une « pathologie de la communication » (tentative de
définition qui, effectivement, frôle le ridicule). L’approche du politique
élaborée par Derrida tout au long de son œuvre, et qui intègre dès le début la
coexistence inévitable de la force et de la loi, la violence et son effet
destructeur et autodestructeur dans la vie politique, les tensions
irréductibles entre le « droit » et la justice, lui permet au
contraire d’élaborer une analyse fine et très actuelle des enjeux liés au 11
septembre et à ses conséquences (ce que nous essaierons de démontrer dans les
pages qui suivent).
[2] Pour une introduction aux
dimensions éthico-politiques de la déconstruction, je me permets de renvoyer à
l’ouvrage Abécédaire de Jacques Derrida,
publié sous ma direction en 2006 (Mons/Paris, Sils Maria/Vrin), ainsi qu’aux
ouvrages suivants : Jacques Derrida et Élisabeth Roudinesco, De quoi demain...Dialogue, Paris,
Fayard/Galilée, 2001 (rééd. Flammarion, coll. « Champs »,
2003) ; Marc Goldschmit, Jacques
Derrida, une introduction, Paris, Pocket, coll. « Agora »,
2003 ; Fred Poché, Penser avec
Jacques Derrida. Comprendre la déconstruction, Lyon, Chronique Sociale,
2007.
[3] Jacques Derrida, Force de loi, Paris, Galilée, 1994, p. 26.
[5] Dans Le
« concept » du 11 septembre, op.
cit., Giovanna Borradori propose également un commentaire de ce texte
important de philosophie politique (p. 234-240).
[6] Jacques Derrida, Force de loi, op. cit.,
p. 17.
[8] Il s’agit de
« Déclarations d’indépendance », première partie de l’ouvrage Otobiographies, Paris, Galilée, 1984.
Pour une excellente analyse de la portée politique de ce texte, à laquelle je
me réfère dans les pages qui suivent, je renvoie à l’ouvrage de Jacques Derrida
et Geoffrey Bennington Jacques Derrida,
Paris, Le Seuil, 1991 et notamment aux pages 212-223.
[9] Jacques Derrida, Otobiographies, op. cit.,
p. 22.
[10] Exemple qui a fait l’objet
de deux écrits de Derrida, « Le dernier mot du racisme » et
« Admiration de Nelson Mandela », in Psyché, Paris, Galilée, 1987.
[11] Jacques Derrida,
« Admiration de Nelson Mandela », in Psyche, op. cit., p. 463.
[12] Jacques Derrida, Force de loi, op. cit., p. 87.
[15] Giovanna Borradori (dir.), Le « concept » du 11 septembre,
op. cit., p. 133-196.
[18] Paris, Le Seuil, coll. « Points ».
[19] Roberto Esposito, Immunitas, Torino, Einaudi, 2002.
[20] Cette idée a été développée
entre autres par le philosophe Bernard Andrieu dans l’ouvrage Le Somaphore, naissance du sujet
biotechnologique, Mons, Édition Sils Maria, 2003, et notamment dans les
pages 80-94 de cet ouvrage, consacrées à « la mise en culture du corps
contemporain ».
[21] Les commentaires de Foi et savoir qui suivent reprennent
l’essentiel de l’entrée « Foi (et savoir) » dans l’Abécédaire de Jacques Derrida, publié
sous ma direction (op. cit.), et
auquel je me permets d’envoyer de nouveau.
[22] Jacques Derrida, Foi et savoir, op. cit.,
p. 45.
[29] Au sujet de la réflexion de
Derrida sur l’archive et l’archivation, je renvoie à la lecture de Mal d’archive, Paris, Galilée, 1995.
[31] Jacques Derrida, Voyous, Paris, Galilée, 2003.
[33] « Mondialatinisation
(essentiellement chrétienne, bien sûr), ce mot nomme un événement unique au
regard duquel un métalangage paraît inaccessible, alors qu’il reste ici,
pourtant, de première nécessité. Car cette mondialisation, en même temps que
nous ne percevons plus ses limites, nous la savons finie et seulement projetée.
Il s’agit d’une latinisation et,
plutôt que d’une mondialité, d’une mondialisation essoufflée, si irrécusable et
impériale qu’elle reste encore. » Jacques Derrida, Foi et savoir, op. cit.,
p. 48.
18 C’est également la proposition de Félix Guattari
dans ses derniers ouvrages (Cartographies
schizoanalytiques, Paris, Galilée, 1989 ; Les trois écologies, Paris, Galilée, 1989 et Chaosmose, Paris, Galilée,1992).
À ce sujet, je me permets de renvoyer à mon
ouvrage, Géophilosophie de Deleuze et
Guattari, Paris, L’Harmattan, 2004, et notamment au chapitre intitulé «
Territoires de la subjectivité », p.
225-250.
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