vendredi 8 novembre 2013

ENFIN -sur Derrida / André Hirt




Lisons cet entretien[1], que l’on croit entendre en songeant à ce qu’une voix peut porter de soi, par-delà même la mort, lisons le dernier entretien, annoncé comme le dernier, en tout cas le dernier qui fut destiné au public. Lisons en effet Apprendre à vivre enfin, cet entretien d’abord parlé puis écrit, désormais un texte parlé-écrit. Et nous ne pouvons pas, en même temps, ne pas relire et réentendre en pensée le Phédon de Platon, qui raconte la dernière journée de Socrate, si bien que ce texte ancien, inaugural, mal lu aussi par la tradition qui l’a, entre autres, recouvert de considérations chrétiennes, se remet, que nous le voulions ou non, à parler pour nous et à nous, d’une autre voix et quelque part dans la voix de Jacques Derrida.
Laissons le pathos qui guette à chaque mot et à chaque phrase, notre pathos en vérité et celui que Jacques Derrida prend bien soin sinon à rejeter du moins à distancier comme l’aura fait Socrate en éloignant les pleureuses. Mais laissons aussi habiter le texte de l’entretien par le fantôme de Socrate. Alors, peut-être, que la voix de Jacques Derrida, sans cesse une voix qui se corrige, se rectifie, se nuance, comme l’aurait fait Socrate lui-même en fidélité à la pensée vive et vivante qu’il oppose à l’écriture morte, celle-là même qui est définitive, qui ne peut plus se corriger parce qu’elle ne peut être remise en bouche et corrigée, peut-être, donc, que cette voix reprend celle de Socrate, la laisse parler autant qu’il la corrige. Et peut-être même qu’elle s’y accorde dans ce que les contemporains de Socrate et la tradition aussi n’ont pas su y entendre. Et, pour finir, laissons de côté Platon, car « Platon était malade » ce jour-là, bien que de droit il serait nécessaire de se demander de quoi au juste et comment il convient d’entendre cette absence. Une maladie nécessairement grave ou même mortelle ? Mais ne faut-il pas justement laisser de côté la maladie, seulement la connaître, afin que l’occasion d’une méditation sur la vie et la mort ne soit pas obscurcie par la panique qui, dans ces circonstances, nous menace tous comme elle saisit les amis de Socrate et nous ceux de Jacques Derrida.
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La question n’est-elle pas restée la même ? « Apprendre à vivre », ce serait donc celle du Phédon, bien loin de celle qui l’a recouverte, à savoir « Apprendre à mourir », en quoi consisterait toute la philosophie ; « Apprendre à vivre enfin », ce serait celle de Jacques Derrida, qui ne se distingue de la formule qui résume le Phédon que par ce petit mot, terminal et soupiré, comme s’il marquait autant la visée d’un désir que l’espoir d’une satisfaction, ce mot « enfin », qui concentre, on le devine aisément, toute notre interrogation, qu’on ne peut que faire résonner, sonner, d’un klingen et d’un Klang que marqueraient et reprendraient l’accent et les accents selon le sérieux, l’humeur ou l’adresse. Car comment lire et entendre : « Apprendre à vivre enfin », « enfin » précédé oui ou non d’une virgule en entendant le soupir ultime du soulagement ou celui encore de la désolation dans cet « enfin » qui ne viendrait pas et se retournerait en « hélas » ? Il reste que la formule « apprendre à vivre enfin » est encore une question même si graphiquement elle n’en porte pas la marque. Le ton, décidément : s’agit-il d’un soupir, comme lorsqu’on dit « enfin ! », d’un soulagement, ce qui suppose en l’occurrence qu’on ait « enfin » appris à vivre, d’une exigence, d’un désir tendu ? S’agit-il encore d’un espoir, ou à l’inverse n’entend-on pas un désespoir ? En tendant l’oreille, ne perçoit-on pas aussi, peut-être, l’impossibilité, la stricte impossibilité d’apprendre à vivre, accompagnée de l’idée que « enfin » est vain et illusoire, et qu’il ne viendra jamais conclure le désir, la volonté et la nécessité d’apprendre à vivre ? Certainement, toute une respiration est à l’œuvre dans la formule, une expiration croit-on, mais ce serait alors enfin « enfin », ou ne faut-il pas plutôt considérer une inspiration qui relance le vivre et éloigne le « enfin » ? On se laissera aller à penser que dans  la voix polyphonique de Jacques Derrida, on perçoit une inspiration plus qu’une expiration, une vie et non une mort.
Oui, la question, en un sens, est encore la même : apprendre à vivre, comment vivre, que faut-il savoir pour vivre, quand enfin pourrons-nous vraiment vivre ? Et sans une réponse à cette question, la philosophie vaut-elle bien une heure de peine ?

Au-delà ou en deçà de ce ton et de ces tonalités si complexes qu’on vient de relever de façon sans doute non exhaustives, et même contradictoires (assurément, elles sont toutes présentes, rien ne permet d’exclure totalement l’une au nom d’une autre), l’entretien est un retour sur soi, sur un parcours philosophique, il est tout autant une projection (la pose fantasmatique, à la fin de l’entretien, la parole qui vient d’outre-tombe), il est bilan,  programme aussi, par-delà la mort. « Philosophe », Jacques Derrida l’est resté, parce qu’il le fut constamment, et comme au demeurant il le réaffirme encore (« Et malgré toutes les questions déconstructrices que je pose au sujet de cette philosophie [la philosophie grecque, celle de l’Europe], je continue à lui dire un certain oui, et je ne proposerai jamais qu’on jette cela aux orties. Moi je n’ai jamais tourné le dos ni à la philosophie ni à l’Europe »), malgré, comme cela vient d’être dit, « la déconstruction » –mais pourquoi faudrait-il l’opposer à la philosophie ? Précisément, la philosophie ne se joue et n’a lieu, vraiment, « enfin » est-on incliné d’ajouter en un autre sens du terme, que lorsqu’elle est déconstructrice. La philosophie a été et fut « déconstructrice », en même temps que « philosophie », les deux gestes se croisent, tout comme dans l’époque moderne l’installation de la métaphysique de la subjectivité n’est jamais allé en même temps sans une critique du sujet, même chez Descartes, chez Locke, chez Kant et même et surtout chez Hegel. Mais, justement – de cette « justice » qui sera qualifiée d’ « indéconstructible » et que l’on se doit d’entendre, aussi et sans doute d’abord, comme la contrainte radicale du philosopher –, elle ne le fut jamais assez, ainsi pourraient se formuler l’humeur et la théorie de Jacques Derrida. « Jamais assez », en effet, que l’on entend résonner dans « enfin », au point que le mot ne marquerait ni une fin, ni un terme, ni davantage un but, mais bien une exigence de justice, de rendre justice, par conséquent une exigence de vérité (« la recherche du vrai sans condition »)… Nietzsche, en sa probité de philologue, prétendait pouvoir douter plus que Descartes, en quoi et par quoi il était fidèle à Descartes et s’éprouvait en et à travers lui. De même, il existe une fidélité de Jacques Derrida à la philosophie, une fidélité « infidèle », comme l’entretien le relève à un moment à propos de la langue, en quoi consiste précisément et à l’examen la plus grande fidélité. Jacques Derrida fidèle… À la philosophie, à Socrate (oui, ici, dans l’entretien), à Husserl, au déplacement et à l’Abbau (le démontage) de Heidegger, du moins jusqu’à un certain point, celui de la vie et de la mort justement, d’où la nécessité de déplacer à son tour Heidegger et jusqu’au point même où ce dernier aura déplacé la question de l’homme, mais encore au nom d’une démarcation problématique par rapport à l’animal en particulier et au vivant en général. Si la philosophie se « définit » par un certain nombre de gestes, indissociablement théoriques et physiques (affectifs), comme l’exigence du doute, l’attention au langage, la complication des choses, la rationalité, la prudence critique, la nécessité de reprendre les questions, de les reformuler dès qu’une réponse semble s’installer, alors Jacques Derrida apparaît, et plus que jamais dans l’entretien, de façon si claire et avouée, comme « philosophe », on a la tentation de dire « pleinement » si ce dernier terme ne voulait signifier justement et en toute rigueur son contraire, son caractère infini et sans cesse à relancer. En s’entendant bien sur le mot, en le précisant, le nuançant et le justifiant pour finir, ne pourrait-on soutenir que Jacques Derrida est un philosophe « classique », en définitive plus classique encore que toute philosophie classique, car plus exigeante encore dans sa fidélité à la philosophie et à ce que philosopher veut dire ? L’idée s’impose que la philosophie, et par conséquent régie par la déconstruction qui doit lui être consubstantielle, n’a pas à (se) raconter d’histoires, celles-là que Socrate déjà refusait dans le Phédon (que devient l’âme après la mort, etc. ?). A-t-on suffisamment remarqué à quel point Socrate ironise quant aux demandes de démonstrations de l’immortalité de l’âme, comme à l’égard de toutes les formes de réponses, et encore et surtout à propos des désirs de consolation de ses interlocuteurs, qui ont juste peur, peur en définitive de perdre leur corps, et qui manifestent si peu de soin à leur âme en cette vie ? Or Socrate parle bien du soin que l’on doit porter à son âme ici et maintenant, en cette vie, si bien que melethè tanathou, l’apprentissage par l’exercice et le soin de la mort, n’est en vérité que celui du vivre ? « Philosopher, c’est apprendre à mourir », la formule est en l’état malheureuse, en ce qu’elle se trompe de régime et d’exigence, celle qui enjoint à vivre, à savoir ce que vivre signifie.
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Mais Jacques Derrida se proclame ici en état de survivance. Il est « survivant », un « survivant ». Qu’est-ce à dire ? Entendons-le d’abord très concrètement, ce que Jacques Derrida ne désavouerait pas : l’immaturité du petit d’homme, son inachèvement constitutif ou « structurel » (ce terme si décisif pour l’entretien). Ensuite, « survivant », ce terme pesé et choisi, insistant, porte en effet sur la vie et non sur la mort, bien que celle-ci se tienne tapie, derrière ou au fondement du vivre, dans le mot lui-même : un vivre d’après la mort, un vivre qui a connu et traversé la mort, qui est par-delà ou au-delà de la mort, en tout cas qui porte la mort, la sienne comme celle des autres. Le vivre, toujours et encore, « malgré tout », c’est-à-dire « enfin » le vivre : jamais Jacques Derrida ne pourrait prononcer le mot de « Mortels », le désignatif heideggérien terminal, pour désigner les vivants survivants humains. L’accent, la langue même portent sur vivre et non pas sur mourir, sans que pour autant l’un exclue l’autre – ainsi « mourir » est contenu et comme chargé dans « survivre ». Et « survivre », n’est-ce pas la formule derridienne pour l’existence, autre terme non pas évité, mais contourné en raison de toute la dramaturgie qu’il véhicule ? Plus précisément, « survivre » indique qu’un Soi est en tant que tel perdu, non pas sur le mode rousseauiste de la perte, mais « structurellement », originairement, en un sens transcendantal, qui fait de cette perte le négatif même, comme chez Philippe Lacoue-Labarthe et qui constitue, comme on sait, selon le terme même forgé par Jacques Derrida pour l’auteur de L’Echo du sujet et de la Poétique de l’histoire, la « désistance » du sujet. Pourtant, ce négatif est chez Jacques Derrida encore affirmatif, il est un « oui », la « survivance » même, si l’on peut dire, disons la seule possibilité impossible du vivre. En somme, prématuration constitutive, perte originaire et non accidentelle, survivance structurelle.
Dans sa présentation de l’entretien, Jean Birnbaum relève, après une évocation du kaddisch de Kertesz, que Jacques Derrida présenterait un « Cogito de la survie » en précisant la formule par une autre : « j’ai survécu donc je suis ». Outre leur pertinence et le commentaire sans fin qu’il conviendrait de leur adjoindre, ces formules attestent le cours anticartésien des réflexions de Jacques Derrida. Ne résisterait-il pas de toutes ses forces devant un énoncé comme « je suis » dans lesquels et ego et sum sont à rayer avant même leur liaison ? À la rigueur accepterait-il, non sans précautions, cet autre : « j’existe ». Mais en aucun cas, il ne voudrait davantage de la liaison cartésienne « donc » dans la formule canonique de Cogito et il livrerait la virgule dans « Je suis, j’existe » des Méditations à un commentaire critique, quels qu’en soient les modes d’énonciation ou les accentuations de sens, ou encore les lectures logiques. On pourrait relever dans l’œuvre de Jacques Derrida toute un ensemble de variations anticartésiennes, et dans l’entretien même la résistance par exemple à l’égard de ceci : « je suis juif ». C’est la question de l’héritage (« avant même tout acte de naissance ») qui déplace et annule pour finir comme pour commencer toute réalité pleine du sujet. Pour autant, « je suis juif », il n’hésitera pas à l’affirmer dans ce dire sans ambiguïté, formellement et catégoriquement, non pas sur le mode ontologique ou métaphysique, mais dans « certaines situations » ou circonstances. Jacques Derrida n’hésitera donc pas à s’affirmer comme juif, circonstantiellement. Inversement, l’appartenance stricte, naturelle, de principe et quelle qu’elle soit lui répugne, parce qu’elle hypostasie et substantialise, qu’elle fait en quelque sorte mourir. Oui, mourir, parce que « je suis » ne pourrait se dire absolument que par un mort, par quelqu’un qui n’a plus à vivre puisque son être engloberait toujours déjà toute sa vie et ce qu’il aurait à vivre. Pensons une fois de plus à Socrate : il est philosophe et se déclare encore trop peu philosophe, il sait et dit qu’il ne sait rien, il dit qu’il est athénien et qu’il obéit aux lois de la Cité, et en même temps il n’en fait qu’à sa tête, qui est ailleurs. Pourtant, parfois, il faut dire, trancher, formuler, inciser et ne plus croiser les termes et les solutions. Homme de principe, comme Socrate, Jacques Derrida n’est pas homme de préjugés. « Vivre », il le faut, contre les assignations de tous ordres. Jacques Derrida ou la liberté revendiquée, une pensée « par provision ». Voilà d’un coup qui sonne très cartésien. Est-ce aussi paradoxal que cela ? N’est-ce pas très cohérent ?
Une seule fois, Jacques Derrida ne résiste pas à dire, absolument et non circonstantiellement, « je suis », sur un mode (anti-)cartésien, en l’occurrence dans « L’animal que donc je suis ». Mais il s’agit là surtout d’un partage, non directement d’une « communauté » (« j’ai en effet du mal à dire “nous”, mais il m’arrive de le dire »), terme auquel Jacques Derrida répugne parce que les animaux sont innombrables et différents, parce que « l’animalité » est une notion métaphysique, de réduction, et en l’état irrecevable. C’est le partage d’une solitude, d’une condition chargée de responsabilité à l’égard de toutes les autres.
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Devant le vivre (« apprendre à vivre »), Jacques Derrida est devant l’impossible. « Vivre », c’est l’événement impossible, cette expression redondante, dont aucun Ereignis, aucune appropriation n’est possible, c’est ce qu’on ne saurait voir, pas davantage que la mort, les yeux dans les yeux.  Ni le vivre ni la mort ne se peuvent conjurer ou s’attraper. Et l’être encore moins. Jacques Derrida se tient devant le vivre, devant la vie à vivre, en ne sachant pas vivre.
L’impossible, l’absence originelle et irréductible de la présence à soi du vivre, est également une nécessité, une contrainte : il faut vivre, mais sans la nécessité épochale  d’un autre commencement ou d’un recommencement, que Heidegger estime urgentes dans les Beiträge, seulement sous la « loi » du langage, comme le rappelle l’entretien, ce langage avec lequel on ne peut faire n’importe quoi, lui qui n’est ni un outil pour communicants et journalistes pressés, sur lesquels l’entretien s’attarde violemment, ni une Sage ou un mythos originaires, seulement un espace disponible toujours déjà emprunté, qui prend des empreintes dans lesquels on marche, qu’on efface en en produisant d’autres. Marquer la langue française, telle est le vœu de Derrida au seuil de la mort (« Laisser des traces dans l’histoire de la langue française, voilà ce qui m’intéresse »). De cette langue, il dit qu’il l’aime comme il aime sa vie, qu’il « l’aime comme un étranger qui a été accueilli », et aussi que cette langue ne lui « appartient pas », parce qu’« une langue, ça n’appartient pas ». On dira par conséquent qu’il désire la faire penser davantage, l’élargir, la décloisonner, en somme lui donner un peu plus de liberté. Et n’est-ce pas, en l’occurrence tout le propos tenu à la fin sur l’Europe et la philosophie ? Non l’Europe et la philosophie telles qu’elles sont, mais telles qu’elles ont encore à devenir et à survivre.
Tout cela, Jacques Derrida le souligne, est aporétique comme la formule « apprendre à vivre enfin ». « Vivre, par définition, cela ne s’apprend pas. Pas de soi-même, de la vie par la vie. Seulement de l’autre et par la mort » est-il écrit dans Spectres de Marx. Mais il existe donc bien un régime d’apprentissage, qui n’est pas dialectique comme il paraît, sans relève donc, qui toutefois se fait depuis l’écart, les trous de ce qui se présente comme présent. Il existe un savoir de la survivance. On sait que le survivant est un être brisé, un soi-même brisé, « structurellement ». On doit savoir également que la présence du survivant est paradoxale, qu’elle se soutient encore, sinon il n’y aurait pas de « vivre », de « vivance » dira-t-on, de vivacité et même de vitalité. Mais comment la survivance tient-elle et se tient-elle ? N’est-ce pas cette tenue tremblante, instable et décalée comme une mauvaise démarche, qui fait le « vivre » dans la survivance, le survivant et la vie même ? Nul « projet » encore heideggérien dans le survivre, mais l’inquiétude en revanche du lieu : où se tient-on ? d’où apparaissons-nous et où disparaissons-nous ? Ainsi le fantasme inclus dans le réel : « Je me vois mort coupé de vous en vos mémoires que j’aime, et je pleure comme mes propres enfants au bord de la tombe » est-il écrit dans  Circonfessions et que l’entretien rappelle. C’est qu’il s’agit toujours de survivre aux autres tout comme on se survit à soi, dans l’écart, la différe/ance, la séparation et l’irrelevable. Dans la mémoire, on se porte déjà soi et on porte les autres, on (se) rappelle, on répète, alors même que le monde et les mondes ont disparu. Toutefois, survivre, c’est porter ces disparitions et tous ces retours, toutes ces réapparitions fantomatiques, celles de l’autre, celles de soi-même, que chaque instant laisse échapper, comme s’il luttait vainement contre lui-même. Jacques Derrida : « je suis en guerre contre moi-même ». Et nous tenons, nous nous tenons nous-mêmes et nous tenons les autres par le vivre du survivre comme par le seul fil du survivre dans le vivre. Ce fil, ces fils de la mémoire, de la tradition, de l’hérédité, de la langue, des expériences, nous allons, comme Jacques Derrida les abandonner génériquement aux fils dans lesquels nous survivrons peut-être, ou peut-être pas.
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Que reste-t-il de Jacques Derrida ? Cette question, il se la pose lui-même. Soit il survivra, soit « il ne restera plus rien », et il croit aux deux hypothèses. Et la vérité est qu’il y a les deux. C’est-à-dire une trace, toujours seulement et encore une trace, comme chaque instant qui célèbre son deuil (la mort dans la fête du bonheur). Survivre, c’est porter le deuil originaire et « structurel », vivre ce n’est pas mourir, mais s’écarter et vivre le mourir. Certes, on peut et doit savoir cela. Mais il n’existe pas de pouvoir ou de souveraineté d’un quelconque savoir. Apprendre, cela se peut, cela se doit, mais aucunement d’un savoir qui pourrait dès lors légiférer. Savoir n’est pas pouvoir, dirait peut-être Jacques Derrida, et dans cet ordre de choses il n’existe pas d’implication. La déconstruction traite de cela, des implications et des conclusions précipitées. Absent, « Platon était malade », Socrate s’est mis à écrire, Platon a érigé le monument de Socrate par et dans le Phédon, Socrate s’est tu, Platon a écrit. Jacques Derrida a lu Platon et écouté Socrate. Nous écoutons et lisons Jacques Derrida, à jamais, « enfin ». Cela continue. Première hypothèse donc, qu’il nous incombe de porter, contre la seconde, la disparition effective qu’un « Dictionnaire Heidegger » récent entérine en près de mille cinq cents pages en ne prononçant jamais le nom de Jacques Derrida.
André Hirt
Novembre 2013-11-03



[1] Jacques Derrida, Apprendre à vivre enfin, Paris, Galilée, 2005.

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