Lisons cet
entretien[1], que
l’on croit entendre en songeant à ce qu’une voix peut porter de soi, par-delà
même la mort, lisons le dernier entretien, annoncé comme le dernier, en tout
cas le dernier qui fut destiné au public. Lisons en effet Apprendre à vivre enfin, cet entretien d’abord parlé puis écrit,
désormais un texte parlé-écrit. Et nous ne pouvons pas, en même temps, ne pas
relire et réentendre en pensée le Phédon
de Platon, qui raconte la dernière journée de Socrate, si bien que ce texte
ancien, inaugural, mal lu aussi par la tradition qui l’a, entre autres,
recouvert de considérations chrétiennes, se remet, que nous le voulions ou non,
à parler pour nous et à nous, d’une autre voix et quelque part dans la voix de
Jacques Derrida.
Laissons le pathos qui guette à chaque mot et à
chaque phrase, notre pathos en vérité
et celui que Jacques Derrida prend bien soin sinon à rejeter du moins à
distancier comme l’aura fait Socrate en éloignant les pleureuses. Mais laissons
aussi habiter le texte de l’entretien par le fantôme de Socrate. Alors,
peut-être, que la voix de Jacques Derrida, sans cesse une voix qui se corrige,
se rectifie, se nuance, comme l’aurait fait Socrate lui-même en fidélité à la
pensée vive et vivante qu’il oppose à l’écriture morte, celle-là même qui est
définitive, qui ne peut plus se corriger parce qu’elle ne peut être remise en
bouche et corrigée, peut-être, donc, que cette voix reprend celle de Socrate,
la laisse parler autant qu’il la corrige. Et peut-être même qu’elle s’y accorde
dans ce que les contemporains de Socrate et la tradition aussi n’ont pas su y
entendre. Et, pour finir, laissons de côté Platon, car « Platon était malade » ce jour-là,
bien que de droit il serait nécessaire de se demander de quoi au juste et comment
il convient d’entendre cette absence. Une maladie nécessairement grave ou même
mortelle ? Mais ne faut-il pas justement laisser de côté la maladie, seulement
la connaître, afin que l’occasion d’une méditation sur la vie et la mort ne
soit pas obscurcie par la panique qui, dans ces circonstances, nous menace tous
comme elle saisit les amis de Socrate et nous ceux de Jacques Derrida.
*
La question
n’est-elle pas restée la même ? « Apprendre
à vivre », ce serait donc celle du Phédon,
bien loin de celle qui l’a recouverte, à savoir « Apprendre à mourir », en quoi consisterait toute la
philosophie ; « Apprendre à
vivre enfin », ce serait celle de Jacques Derrida, qui ne se distingue
de la formule qui résume le Phédon
que par ce petit mot, terminal et soupiré, comme s’il marquait autant la visée
d’un désir que l’espoir d’une satisfaction, ce mot « enfin », qui concentre, on le devine aisément, toute notre
interrogation, qu’on ne peut que faire résonner, sonner, d’un klingen et d’un Klang que marqueraient et reprendraient l’accent et les accents
selon le sérieux, l’humeur ou l’adresse. Car comment lire et entendre :
« Apprendre à vivre enfin »,
« enfin » précédé oui ou non d’une virgule en entendant le soupir
ultime du soulagement ou celui encore de la désolation dans cet
« enfin » qui ne viendrait pas et se retournerait en
« hélas » ? Il reste que la formule « apprendre à vivre enfin » est encore une question même si
graphiquement elle n’en porte pas la marque. Le ton, décidément :
s’agit-il d’un soupir, comme lorsqu’on dit « enfin ! », d’un
soulagement, ce qui suppose en l’occurrence qu’on ait « enfin »
appris à vivre, d’une exigence, d’un désir tendu ? S’agit-il encore d’un
espoir, ou à l’inverse n’entend-on pas un désespoir ? En tendant
l’oreille, ne perçoit-on pas aussi, peut-être, l’impossibilité, la stricte
impossibilité d’apprendre à vivre, accompagnée de l’idée que
« enfin » est vain et illusoire, et qu’il ne viendra jamais conclure
le désir, la volonté et la nécessité d’apprendre à vivre ? Certainement,
toute une respiration est à l’œuvre dans la formule, une expiration croit-on,
mais ce serait alors enfin « enfin », ou ne faut-il pas plutôt
considérer une inspiration qui relance le vivre et éloigne le
« enfin » ? On se laissera aller à penser que dans la voix polyphonique de Jacques Derrida, on perçoit
une inspiration plus qu’une expiration, une vie et non une mort.
Oui, la
question, en un sens, est encore la même : apprendre à vivre, comment
vivre, que faut-il savoir pour vivre, quand enfin pourrons-nous vraiment
vivre ? Et sans une réponse à cette question, la philosophie vaut-elle
bien une heure de peine ?
Au-delà ou en
deçà de ce ton et de ces tonalités si complexes qu’on vient de relever de façon
sans doute non exhaustives, et même contradictoires (assurément, elles sont
toutes présentes, rien ne permet d’exclure totalement l’une au nom d’une
autre), l’entretien est un retour sur soi, sur un parcours philosophique, il
est tout autant une projection (la pose fantasmatique, à la fin de l’entretien,
la parole qui vient d’outre-tombe), il est bilan, programme aussi, par-delà la mort.
« Philosophe », Jacques Derrida l’est resté, parce qu’il le fut
constamment, et comme au demeurant il le réaffirme encore (« Et malgré toutes les questions déconstructrices
que je pose au sujet de cette philosophie [la philosophie grecque, celle de
l’Europe], je continue à lui dire un
certain oui, et je ne proposerai jamais qu’on jette cela aux orties. Moi je
n’ai jamais tourné le dos ni à la philosophie ni à l’Europe »),
malgré, comme cela vient d’être dit, « la déconstruction » –mais
pourquoi faudrait-il l’opposer à la philosophie ? Précisément, la
philosophie ne se joue et n’a lieu, vraiment, « enfin » est-on
incliné d’ajouter en un autre sens du terme, que lorsqu’elle est
déconstructrice. La philosophie a été et fut « déconstructrice », en
même temps que « philosophie », les deux gestes se croisent, tout
comme dans l’époque moderne l’installation de la métaphysique de la
subjectivité n’est jamais allé en même temps sans une critique du sujet, même
chez Descartes, chez Locke, chez Kant et même et surtout chez Hegel. Mais, justement – de cette « justice » qui sera qualifiée
d’ « indéconstructible »
et que l’on se doit d’entendre, aussi et sans doute d’abord, comme la
contrainte radicale du philosopher –, elle ne le fut jamais assez, ainsi
pourraient se formuler l’humeur et la théorie de Jacques Derrida. « Jamais assez », en effet, que l’on
entend résonner dans « enfin »,
au point que le mot ne marquerait ni une fin, ni un terme, ni davantage un but,
mais bien une exigence de justice, de rendre justice, par conséquent une
exigence de vérité (« la recherche
du vrai sans condition »)… Nietzsche, en sa probité de philologue,
prétendait pouvoir douter plus que Descartes, en quoi et par quoi il était
fidèle à Descartes et s’éprouvait en et à travers lui. De même, il existe une
fidélité de Jacques Derrida à la philosophie, une fidélité « infidèle », comme l’entretien le
relève à un moment à propos de la langue, en quoi consiste précisément et à
l’examen la plus grande fidélité. Jacques Derrida fidèle… À la philosophie, à
Socrate (oui, ici, dans l’entretien), à Husserl, au déplacement et à l’Abbau (le démontage) de Heidegger, du
moins jusqu’à un certain point, celui de la vie et de la mort justement, d’où
la nécessité de déplacer à son tour Heidegger et jusqu’au point même où ce
dernier aura déplacé la question de l’homme, mais encore au nom d’une
démarcation problématique par rapport à l’animal en particulier et au vivant en
général. Si la philosophie se « définit » par un certain nombre de
gestes, indissociablement théoriques et physiques (affectifs), comme l’exigence
du doute, l’attention au langage, la complication des choses, la rationalité,
la prudence critique, la nécessité de reprendre les questions, de les
reformuler dès qu’une réponse semble s’installer, alors Jacques Derrida
apparaît, et plus que jamais dans l’entretien, de façon si claire et avouée,
comme « philosophe », on a la tentation de dire « pleinement »
si ce dernier terme ne voulait signifier justement et en toute rigueur son
contraire, son caractère infini et sans cesse à relancer. En s’entendant bien
sur le mot, en le précisant, le nuançant et le justifiant pour finir, ne
pourrait-on soutenir que Jacques Derrida est un philosophe
« classique », en définitive plus classique encore que toute
philosophie classique, car plus exigeante encore dans sa fidélité à la
philosophie et à ce que philosopher veut dire ? L’idée s’impose que la
philosophie, et par conséquent régie par la déconstruction qui doit lui être consubstantielle, n’a pas
à (se) raconter d’histoires, celles-là que Socrate déjà refusait dans le Phédon (que devient l’âme après la mort,
etc. ?). A-t-on suffisamment remarqué à quel point Socrate ironise quant
aux demandes de démonstrations de l’immortalité de l’âme, comme à l’égard de
toutes les formes de réponses, et encore et surtout à propos des désirs de
consolation de ses interlocuteurs, qui ont juste peur, peur en définitive de
perdre leur corps, et qui manifestent si peu de soin à leur âme en cette
vie ? Or Socrate parle bien du soin que l’on doit porter à son âme ici et
maintenant, en cette vie, si bien que melethè
tanathou, l’apprentissage par l’exercice et le soin de la mort, n’est en
vérité que celui du vivre ? « Philosopher, c’est apprendre à
mourir », la formule est en l’état malheureuse, en ce qu’elle se trompe de
régime et d’exigence, celle qui enjoint à vivre, à savoir ce que vivre
signifie.
*
Mais Jacques
Derrida se proclame ici en état de survivance. Il est « survivant », un « survivant ». Qu’est-ce à
dire ? Entendons-le d’abord très concrètement, ce que Jacques Derrida ne
désavouerait pas : l’immaturité du petit d’homme, son inachèvement
constitutif ou « structurel »
(ce terme si décisif pour l’entretien). Ensuite, « survivant », ce terme pesé et choisi, insistant, porte en
effet sur la vie et non sur la mort, bien que celle-ci se tienne tapie,
derrière ou au fondement du vivre, dans le mot lui-même : un vivre d’après
la mort, un vivre qui a connu et traversé la mort, qui est par-delà ou au-delà
de la mort, en tout cas qui porte la mort, la sienne comme celle des autres. Le
vivre, toujours et encore, « malgré
tout », c’est-à-dire « enfin »
le vivre : jamais Jacques Derrida ne pourrait prononcer le mot de
« Mortels », le désignatif heideggérien terminal, pour désigner les
vivants survivants humains. L’accent, la langue même portent sur vivre et non
pas sur mourir, sans que pour autant l’un exclue l’autre – ainsi
« mourir » est contenu et comme chargé dans « survivre ».
Et « survivre », n’est-ce
pas la formule derridienne pour l’existence, autre terme non pas évité, mais
contourné en raison de toute la dramaturgie qu’il véhicule ? Plus précisément,
« survivre » indique qu’un Soi est en tant que tel perdu, non pas sur
le mode rousseauiste de la perte, mais « structurellement », originairement, en un sens transcendantal,
qui fait de cette perte le négatif même, comme chez Philippe Lacoue-Labarthe et
qui constitue, comme on sait, selon le terme même forgé par Jacques Derrida
pour l’auteur de L’Echo du sujet et
de la Poétique de l’histoire, la
« désistance » du sujet.
Pourtant, ce négatif est chez Jacques Derrida encore affirmatif, il est un « oui », la
« survivance » même, si l’on peut dire, disons la seule possibilité
impossible du vivre. En somme, prématuration constitutive, perte originaire et
non accidentelle, survivance structurelle.
Dans sa
présentation de l’entretien, Jean Birnbaum relève, après une évocation du
kaddisch de Kertesz, que Jacques Derrida présenterait un « Cogito de la survie » en précisant
la formule par une autre : « j’ai
survécu donc je suis ». Outre leur pertinence et le commentaire sans
fin qu’il conviendrait de leur adjoindre, ces formules attestent le cours anticartésien
des réflexions de Jacques Derrida. Ne résisterait-il pas de toutes ses forces
devant un énoncé comme « je
suis » dans lesquels et ego
et sum sont à rayer avant même leur
liaison ? À la rigueur accepterait-il, non sans précautions, cet
autre : « j’existe ».
Mais en aucun cas, il ne voudrait davantage de la liaison cartésienne « donc » dans la formule canonique de
Cogito et il livrerait la virgule dans « Je suis, j’existe » des Méditations
à un commentaire critique, quels qu’en soient les modes d’énonciation ou les
accentuations de sens, ou encore les lectures logiques. On pourrait relever
dans l’œuvre de Jacques Derrida toute un ensemble de variations anticartésiennes,
et dans l’entretien même la résistance par exemple à l’égard de ceci :
« je suis juif ». C’est la
question de l’héritage (« avant même
tout acte de naissance ») qui déplace et annule pour finir comme pour
commencer toute réalité pleine du sujet. Pour autant, « je suis juif », il n’hésitera pas à
l’affirmer dans ce dire sans ambiguïté, formellement et catégoriquement, non
pas sur le mode ontologique ou métaphysique, mais dans « certaines situations » ou
circonstances. Jacques Derrida n’hésitera donc pas à s’affirmer comme juif,
circonstantiellement. Inversement, l’appartenance stricte, naturelle, de
principe et quelle qu’elle soit lui répugne, parce qu’elle hypostasie et
substantialise, qu’elle fait en quelque sorte mourir. Oui, mourir, parce que
« je suis » ne pourrait se
dire absolument que par un mort, par quelqu’un qui n’a plus à vivre puisque son
être engloberait toujours déjà toute sa vie et ce qu’il aurait à vivre. Pensons
une fois de plus à Socrate : il est philosophe et se déclare encore trop
peu philosophe, il sait et dit qu’il ne sait rien, il dit qu’il est athénien et
qu’il obéit aux lois de la Cité, et en même temps il n’en fait qu’à sa tête,
qui est ailleurs. Pourtant, parfois, il faut dire, trancher, formuler, inciser
et ne plus croiser les termes et les solutions. Homme de principe, comme
Socrate, Jacques Derrida n’est pas homme de préjugés. « Vivre », il
le faut, contre les assignations de tous ordres. Jacques Derrida ou la liberté
revendiquée, une pensée « par provision ». Voilà d’un coup qui sonne
très cartésien. Est-ce aussi paradoxal que cela ? N’est-ce pas très
cohérent ?
Une seule fois,
Jacques Derrida ne résiste pas à dire, absolument et non circonstantiellement,
« je suis », sur un mode
(anti-)cartésien, en l’occurrence dans « L’animal que donc je suis ». Mais il s’agit là surtout d’un
partage, non directement d’une « communauté » (« j’ai en effet du mal à dire “nous”, mais il
m’arrive de le dire »), terme auquel Jacques Derrida répugne parce que
les animaux sont innombrables et différents, parce que
« l’animalité » est une notion métaphysique, de réduction, et en
l’état irrecevable. C’est le partage d’une solitude, d’une condition chargée de
responsabilité à l’égard de toutes les autres.
*
Devant le vivre (« apprendre à vivre »), Jacques
Derrida est devant l’impossible. « Vivre », c’est l’événement
impossible, cette expression redondante, dont aucun Ereignis, aucune appropriation n’est possible, c’est ce qu’on ne
saurait voir, pas davantage que la mort, les yeux dans les yeux. Ni le vivre ni la mort ne se peuvent conjurer
ou s’attraper. Et l’être encore moins. Jacques Derrida se tient devant le
vivre, devant la vie à vivre, en ne sachant
pas vivre.
L’impossible,
l’absence originelle et irréductible de la présence à soi du vivre, est
également une nécessité, une contrainte : il faut vivre, mais sans la nécessité
épochale d’un autre commencement ou d’un
recommencement, que Heidegger estime urgentes dans les Beiträge, seulement sous la « loi » du langage, comme le
rappelle l’entretien, ce langage avec lequel on ne peut faire n’importe quoi,
lui qui n’est ni un outil pour communicants et journalistes pressés, sur
lesquels l’entretien s’attarde violemment, ni une Sage ou un mythos
originaires, seulement un espace disponible toujours déjà emprunté, qui prend
des empreintes dans lesquels on marche, qu’on efface en en produisant d’autres.
Marquer la langue française, telle est le vœu de Derrida au seuil de la mort
(« Laisser des traces dans
l’histoire de la langue française, voilà ce qui m’intéresse »). De
cette langue, il dit qu’il l’aime comme il aime sa vie, qu’il « l’aime comme un étranger qui a été
accueilli », et aussi que cette langue ne lui « appartient pas », parce qu’« une
langue, ça n’appartient pas ». On dira par conséquent qu’il désire la
faire penser davantage, l’élargir, la décloisonner, en somme lui donner un peu
plus de liberté. Et n’est-ce pas, en l’occurrence tout le propos tenu à la fin
sur l’Europe et la philosophie ? Non l’Europe et la philosophie telles
qu’elles sont, mais telles qu’elles ont encore à devenir et à survivre.
Tout cela,
Jacques Derrida le souligne, est aporétique comme la formule « apprendre à vivre enfin ». « Vivre, par définition, cela ne s’apprend
pas. Pas de soi-même, de la vie par la vie. Seulement de l’autre et par la
mort » est-il écrit dans Spectres
de Marx. Mais il existe donc bien un régime d’apprentissage, qui n’est pas
dialectique comme il paraît, sans relève donc, qui toutefois se fait depuis
l’écart, les trous de ce qui se présente comme présent. Il existe un savoir de
la survivance. On sait que le survivant est un être brisé, un soi-même brisé,
« structurellement ». On doit savoir également que la
présence du survivant est paradoxale, qu’elle se soutient encore, sinon il n’y
aurait pas de « vivre », de « vivance » dira-t-on, de vivacité
et même de vitalité. Mais comment la survivance tient-elle et se
tient-elle ? N’est-ce pas cette tenue tremblante, instable et décalée
comme une mauvaise démarche, qui fait le « vivre » dans la
survivance, le survivant et la vie même ? Nul « projet » encore
heideggérien dans le survivre, mais l’inquiétude en revanche du lieu : où
se tient-on ? d’où apparaissons-nous et où disparaissons-nous ? Ainsi
le fantasme inclus dans le réel : « Je me vois mort coupé de vous en vos mémoires que j’aime, et je pleure
comme mes propres enfants au bord de la tombe » est-il écrit dans Circonfessions
et que l’entretien rappelle. C’est qu’il s’agit toujours de survivre aux autres
tout comme on se survit à soi, dans l’écart, la différe/ance, la séparation et
l’irrelevable. Dans la mémoire, on se porte déjà soi et on porte les autres, on
(se) rappelle, on répète, alors même
que le monde et les mondes ont disparu. Toutefois, survivre, c’est porter ces disparitions et tous ces
retours, toutes ces réapparitions fantomatiques, celles de l’autre, celles de
soi-même, que chaque instant laisse échapper, comme s’il luttait vainement
contre lui-même. Jacques Derrida : « je suis en guerre contre moi-même ». Et nous tenons, nous nous
tenons nous-mêmes et nous tenons les autres par le vivre du survivre comme par
le seul fil du survivre dans le vivre. Ce fil, ces fils de la mémoire, de la
tradition, de l’hérédité, de la langue, des expériences, nous allons, comme
Jacques Derrida les abandonner génériquement aux fils dans lesquels nous
survivrons peut-être, ou peut-être pas.
*
Que reste-t-il
de Jacques Derrida ? Cette question, il se la pose lui-même. Soit il survivra, soit « il ne restera plus rien », et il
croit aux deux hypothèses. Et la vérité est qu’il y a les deux. C’est-à-dire
une trace, toujours seulement et encore une trace, comme chaque instant qui
célèbre son deuil (la mort dans la fête du bonheur). Survivre, c’est porter le
deuil originaire et « structurel », vivre ce n’est pas mourir, mais
s’écarter et vivre le mourir. Certes, on peut et doit savoir cela. Mais il
n’existe pas de pouvoir ou de souveraineté d’un quelconque savoir. Apprendre,
cela se peut, cela se doit, mais aucunement d’un savoir qui pourrait dès lors
légiférer. Savoir n’est pas pouvoir, dirait peut-être Jacques Derrida, et dans
cet ordre de choses il n’existe pas d’implication. La déconstruction traite de
cela, des implications et des conclusions précipitées. Absent, « Platon était malade », Socrate
s’est mis à écrire, Platon a érigé le monument de Socrate par et dans le Phédon, Socrate s’est tu, Platon a
écrit. Jacques Derrida a lu Platon et écouté Socrate. Nous écoutons et lisons
Jacques Derrida, à jamais, « enfin ».
Cela continue. Première hypothèse donc, qu’il nous incombe de porter, contre la
seconde, la disparition effective qu’un « Dictionnaire Heidegger »
récent entérine en près de mille cinq cents pages en ne prononçant jamais le
nom de Jacques Derrida.
André Hirt
Novembre 2013-11-03
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