dimanche 10 novembre 2013

Apprendre à toucher l’autre enfin -Une éthique animale dans la philosophie de Derrida / Patrick Llored




Il est rare de parler de la philosophie de Derrida comme relevant d’une éthique animale. Il est encore plus rare de parler de cette éthique animale comme étant une éthique du toucher. C’est pourtant la thèse qui sera défendue ici. Mais avant d’expliciter ce que nous entendons par cette philosophie du toucher dans la pensée de Jacques Derrida, il est nécessaire de dire que celle-ci concentre en son cœur l’une des dernières grandes philosophies du vivant non humain. Notre thèse est que la déconstruction derridienne est certes une philosophie qui œuvre pour l’animal, mais surtout, qui se réfléchit en lui. Ce qu’à de multiples reprises Derrida a nommé « la question de l’animal » occupe le centre de sa philosophie et par conséquent le cœur de ce qu’il faut bien nommer son éthique. L’on peut même aller jusqu’à affirmer que cette question en est le noyau à travers la présence massive de figures animales qui confèrent leur signification première aux concepts derridiens majeurs que sont la différance, la trace, le supplément et enfin celui du toucher, lesquels ne peuvent être compris qu’à la lumière de la question de l’animalité. C’est également toute l’éthique derridienne exprimée à travers les concepts de pardon, d’hospitalité, de promesse et de justice –faisant signe vers l’idée d’inconditionnalité- qui prend ainsi les dimensions d’une éthique animale d’un genre nouveau, dont les enjeux la distinguent singulièrement des éthiques animales qui se sont développées dans les pays anglo-saxons. La question du toucher représente très certainement l’une des dernières orientations connues du travail du philosophe sur la question éthique et fait ainsi de la déconstruction une philosophie susceptible de nourrir de nombreux champs de recherche ayant comme principale préoccupation le souci de l’animal.

Pourquoi le toucher revêt-il une telle importance dans la rencontre entre l’homme et l’animal ? Le toucher est-il un sens comme les autres ? N’est-il pas plutôt la condition d’existence de tous les autres ? N’est-il pas en réalité le sens de la nécessité vitale et donc de la vie du vivant, de tout vivant ? Il se pourrait bien en réalité que le toucher ne soit pas un sens à proprement parler ou, dit avec plus de précision, soit le sens de tous les autre sens. Le sens de tout sens, en donnant à cette expression toute sa profondeur malgré le paradoxe qu’elle contient dans la mesure où il ne s’agit de rien de moins avec le toucher que du sens supposé de la surface et du contact avec l’extérieur, avec l’extériorité donc. Or nous allons voir qu’avec Derrida les oppositions classiques entre le dedans et le dehors perdent de leur pertinence. Ajoutons pour comprendre la révolution derridienne de la question du toucher animal que cette philosophie du toucher a une très longue et riche histoire qui se développe tout au long de la philosophie occidentale mais que cette tradition héberge aux yeux de Derrida un véritable problème : l’haptocentrisme. L’haptocentrisme est le privilège accordé à la main de l’homme dans le toucher. Privilège dont la conséquence la plus violente est d’exclure l’animal d’une possible co-appartenance à la communauté des vivants. Tout le travail de Derrida consiste à déconstruire cet haptocentrisme pour faire de l’animal un membre à part entière de cette communauté du toucher en vue de faire de ce sens celui reliant tous les vivants, humains comme non humains, à la vie. Cette question de l’haptocentrisme pourrait bien constituer comme le fil conducteur d’une interprétation possible de la déconstruction comme déconstruction de toute l’ontologie heideggerienne. Nous pourrions en effet aller jusqu’à dire que la déconstruction de l’ontologie heideggerienne ne prend toute sa signification qu’à partir de cette question du toucher et de son orientation dominante, y compris jusqu’à Heidegger, vers l’haptocentrisme.

Rares sont les philosophes en effet à avoir accordé ce droit au toucher à l’animal. Parmi eux se trouve Aristote dont l’intérêt pour une telle question doit être explicité sinon on comprendrait mal l’apport derridien au débat. Si la philosophie aristotélicienne du vivant ne peut se comprendre en dehors d’un naturalisme biologique qui réduit le toucher à une fonction physiologique primordiale, il n’en reste pas moins important de souligner qu’il fait néanmoins jouer au toucher un rôle central dans sa philosophie animale car c’est le seul sens qui soit indispensable à l’existence du vivant comme tel : « Le sens du toucher est nécessairement le seul dont la privation entraine la mort des animaux. En effet, il n’est ni possible qu’un être possède ce sens s’il n’est un animal, ni nécessaire pour être un animal d’en posséder un autre que celui-là » écrit Aristote dans De l’Âme (435b 4-7). La thèse d’Aristote est d’une grande radicalité puisqu’elle fait du toucher le seul sens qui soit indispensable à l’existence du vivant. L’être animal dont dépend le toucher ne peut être pensé, nous dit Aristote, que si l’on prend en compte l’existence de ce sens comme condition d’existence de l’animal. Le toucher relève donc d’une nécessité vitale pour l’animal sans laquelle sa vie même serait mise en question. D’où ce lien étroit entre non seulement le toucher et sa vie, mais le toucher et la mort de l’animal à partir du moment où si le toucher est bien ce qui fait la vie du vivant, s’il y a bien, comme nous l’indique Derrida en reprenant une expression clé d’Aristote, une « coextensivité » de la vie et du toucher, la découverte majeure d’Aristote est d’avoir mis le toucher à l’ « épreuve de la mort », d’avoir fait de ce sens rien de moins qu’une question de vie et de mort : « Cette coextensivité essentielle, dit Derrida, de la vie animale et du toucher, Aristote la mesure. Il l’explique aussi à l’épreuve de la mort. Privé de la vue, de l’ouïe ou du goût, l’animal ne meurt pas nécessairement. Or il meurt sans retard si le toucher vient à lui manquer. Inversement (mais c’est l’autre face du même phénomène), l’animal meurt aussi lorsque l’intensivité excessive du toucher le touche. L’ « hyperbole » du sensible en vient alors à détruire l’organe de ce toucher « par lequel nous avons défini la vie ». Cette mesure, cette modération du toucher, ne peut-on dire qu’elle reste au service de la vie dans la seule mesure, justement, où quelque réserve la retient au bord de l’exagération ? » écrit Derrida dans son livre "Le Toucher, Jean-Luc Nancy"[1].

On ne peut comprendre dès lors cette importance du toucher chez Derrida indépendamment de l’aporie à laquelle il est soumis en permanence car si toute vie animale est sous la nécessaire dépendance du toucher, au même moment et au même lieu, la mort elle-même peut provenir du toucher lorsque celui-ci devient dominant sous la forme d’une « intensité excessive » qui fait que cette « hyperbole » du sensible peut prendre la forme d’un processus auto-immunitaire qui se retourne contre l’animal lui-même. Il ne faut pas hésiter à parler de suicide pour évoquer cette vie qui se détruit elle-même. C’est pourquoi l’on peut dire que le toucher obéit, comme nul autre sens, à la logique du pharmakon, concept central dans l’éthique derridienne, qui fait de ce sens singulier celui qui institue au cœur du vivant « la vie-la mort » de l’animal et qui est inséparable d’une éthique fondée sur le concept de « réserve » par lequel elle trouve ainsi sa ressource, non pas à partir de règles formelles et normatives qui lui seraient extérieures, mais bien plutôt à partir du corps même de l’animal ainsi compris à l’aune d’une lecture pharmacologique de la vie.


Le toucher animal selon Derrida

Le toucher apparaît donc comme le sens de la rencontre entre les vivants en ce qu’il permet à chacun d’entre eux sans exception de s’inscrire dans un espace où s’élaborent les frontières entre le « soi » et le « non soi » à partir desquelles le contact et donc la rencontre comme événement peuvent devenir possibles : « Supposons, selon Aristote et au-delà, que l’haptique, à la différence des autres sens, soit coextensif au corps vivant. Supposons aussi que manger, comme le dit encore Aristote, relève du toucher. Que devient alors et que signifie l’incorporation selon le deuil ? Encore un moment de la vie, bien sûr, comment pourrait-il en être autrement ? Encore faut-il inclure la mort dans la vie. Ce moment vivant de la vie, serait-ce une intériorisation ou une expulsion ? Un devenir tangible de l’intouchable ou au contraire une idéalisation, une spiritualisation, une animation produisant alors un devenir intangible du corps tactile, du touchant et du touché ? En quoi cette matrice de questions donnerait-elle naissance à la question du monde ? Et à la question de la finitude ? Car si l’haptique n’est pas un sens parmi d’autres, si d’une certaine façon, nous y reviendrons, il n’est pas un sens stricto-sensu, c’est qu’il rappelle à toute existence finie ce qui vient à elle : pour lui présenter quoi que ce soit, quelque étant que ce soit, mais en marquant, par le don de cette présentation, la limite à laquelle ou depuis laquelle une présentation s’annonce. »[2]

Si par conséquent, cette coextensivité du toucher au corps vivant de l’animal doit changer la relation entre l’homme et l’animal vers la reconnaissance d’une communauté haptique entre eux deux, il n’en reste pas moins qu’elle change de sens pour nous aujourd’hui par rapport aux avancées aristotéliciennes. Elle pourrait bien prendre une dimension politique en vue de nous conduire à repenser de fond en comble notre rapport aux animaux. C’est justement ce souci éthique qui conduit Derrida à donner à ce concept de coextensivité sa signification la plus radicale. En effet, alors qu’Aristote séparait la vie de la mort, Derrida cherche dans ce concept de quoi faire du vivant animal un être qui par le toucher est en lien à la fois avec la vie et la mort. L’animal est donc cet être qui par le toucher institue en permanence les limites de son rapport à la vie-la mort, lequel peut être interprété selon un double mouvement fait d’intériorisation et d’expulsion. Par l’intériorisation comme processus qui passe par le toucher, il faut entendre ici le fait que le toucher devient chez tout vivant un se toucher : toucher est d’abord un se toucher soi-même. La vie se touche elle-même chez le vivant animal par le phénomène de l’intériorisation que Derrida met au jour chez tout animal. Vivre pour un vivant est un se toucher qui le fait exister par cette opération de transitivité du vivant à l’égard de lui-même. Toute existence est impossible et a à faire avec le néant sans cette nécessité vitale du « se toucher soi » qui prend en même temps une forme aporétique puisque ce « se toucher soi » ne peut qu’être en même temps qu’un « toucher l’autre ». D’où une ouverture du toucher vers ce que Derrida appelle une « expulsion ». 

Qu’entendre par « expulsion » de ce moment de la vie qu’est le toucher ? Par cette « expulsion » au cœur du vivant, il faut comprendre la nécessité pour l’animal d’extérioriser son toucher pour continuer à exister mais tout en se protégeant des risques inhérents à cette opération de sortie de lui-même qui donne lieu à ce « devenir tangible » qui fait signe vers le problème qu’affronte cette éthique animale : la question de l’intouchable. C’est ce terme d’ « intouchable » qui désigne l’aporie à laquelle la question du toucher est soumise. Voici l’aporie dans toute sa complexité : si toute vie animale n’existe que par et dans le toucher, que ce soit un se toucher soi ou un toucher l’autre, nous comprenons que cette ouverture à l’autre, au touchant qu’est toujours autrui, puisse être une menace permanente qui gît au cœur même du toucher comme sens. Mais c’est précisément ce risque qui est la condition de ce que Derrida nomme d’un terme fort une « spiritualisation » de la vie de l’animal à même de produire « un devenir intangible du corps tactile » entre le touchant et le touché. Autrement dit, c’est par le toucher que l’animal crée son propre corps dont la vie est d’être en permanence menacée par le toucher de l’autre, à savoir l’autre du toucher. 

C’est cette aporie constitutive du toucher qu’il faut penser dorénavant et qui fait que l’animal est un vivant qui ne peut que se toucher pour exister mais qui en même temps se crée une limite entre un dedans et un dehors, limite qu’il ne faut pas hésiter à appeler spirituelle, par laquelle l’animal est mis devant son existence finie, devant sa propre finitude comme devant celle de l’autre. L’existence finie de l’animal lui arrive par le toucher tout comme celle de l’autre. C’est donc cette finitude tactile qui fait que l’autre ne devient autre que par rapport à lui-même. La rencontre se fait par le toucher comme sens créateur de limites à l’intérieur du vivant animal et à l’intérieur de la relation entre le vivant humain et non humain. Dit autrement, le toucher trace la limite entre moi et l’autre, que ce moi s’appelle animal ou humain, ces distinctions perdent toute valeur ontologique dans cette éthique animale. C’est donc bien d’auto-affection que nous devons parler pour décrire la vie de l’animal car c’est elle qui permet à tout vivant d’accueillir l’autre en lui.


Limite du et par le toucher 

Cette limite est la possibilité de l’espacement à l’intérieur même du toucher qui se dissémine par rapport aux autres sens et par rapport à tout ce qui pourrait venir espacer ou étendre celle-ci. Au fond, la limite instituée par le toucher ne vit que par et pour cet espacement et est à même d’ouvrir et de s’ouvrir sur tout ce qui viendrait l’élargir mais toujours sous la loi de la coextensivité : « Mais cette limite fait se toucher le toucher et les autres sens, confirmant ainsi le privilège quasi-transcendantal du tact, en vérité de l’espacement. Et de l’espacement comme ce qui donne lieu à la teknè et au substitut protéthique. »[3]

L’espacement est l’autre nom de ce sens particulier qu’est le toucher en tant qu’instigateur de la limite à partir de laquelle la rencontre peut se produire. Le toucher entre l’homme et l’animal est bien la condition de leur rencontre sans pour autant que celle-ci ait à se transformer ni en fusion ni en identification, lesquelles traduisent l’illusion de l’immédiateté, dénommée par Derrida l’illusion de la « contiguïté immédiate ». Il s’agira donc de « dissocier le toucher de l’immédiateté » : c’est le mot d’ordre déconstructeur qui anime cette philosophie animale et qui nous enjoint de rompre tant avec le sens commun qu’avec le sens philosophique si l’on veut comprendre l’importance du toucher. Ces deux formes majeures de l’haptocentrisme comme privilège accordé à la main humaine dans le toucher sont toutes deux animées par la croyance selon laquelle le toucher ne serait qu’une manifestation empirique de la sensibilité immédiate. Or il ne peut exister aucune immédiateté dans la sensibilité haptique car il n’existe pas quelque chose qui pourrait être soumis au concept de sensibilité tactile. Le toucher comme phénomène ne se laisse pas toucher par l’observation empirique. Si l’interdit derridien de l’immédiateté joue un tel rôle, c’est qu’il n’existe que pour prévenir les risques qui feraient du toucher un sens comme les autres. Il faut donc accéder à ce qui pourrait bien être appelé la loi du toucher en vue de dépasser les distinctions qui ont interdit de fonder jusqu’à maintenant une philosophie du toucher animal, lesquelles distinctions peuvent être décrites par le dualisme de la nature et de la culture censées séparer la réalité en deux mondes étanches dont l’un serait soumis à un déterminisme naturel enfermant l’animalité dans la nature et l’autre à un contextualisme culturel censée être le propre de l’homme.


La loi du toucher animal

La déconstruction derridienne aura été en permanence obsédée par le désir de dépasser la distinction entre l’animalité et l’humanité qui fonde encore la plupart de nos réflexions sur la question animale. Un tel dépassement se fait en elle par l’existence d’une loi du toucher. En effet, s’il y a bien une loi du toucher qui vient justement interrompre le contact entre vivants sans pouvoir y renoncer entièrement, cette loi a toujours lieu, si l’on peut dire, avant la séparation métaphysique entre l’homme et l’animal comme propre de l’Occident. En effet, l’immédiateté qui gouverne encore trop souvent notre rapport à la question du toucher animal conduit à faire du toucher un acte impliquant un corps « naturel » qui serait soumis à des lois réglant son fonctionnement physiologique et zoologique. Le toucher aurait par conséquent à faire avec le corps physique de l’animal. Or le toucher n’est pas une question matérielle qui pourrait satisfaire à quelques règles scientifiques d’explication. Si le toucher se réduisait à ce phénomène naturel qu’il donne l’illusion d’être, un savoir objectif de type scientifique en viendrait vite à bout. Or ce savoir est impossible car il est dans l’incapacité de prendre en compte ce qui dans le toucher n’est pas réductible au toucher, ce qui dans le toucher échappe à sa simple manifestation physique, à savoir le « fait » que le toucher n’existe que parce qu’il y a du non-toucher, quelque chose qui relève de l’intouchable au cœur même de tout toucher. Le toucher est donc ce sens paradoxal qui s’ouvre et se ferme en permanence à l’autre, ce sens qui ne vit que de la possibilité de ne pas toucher l’autre. Autrement dit, c’est cette auto-affection comme loi fondamentale du toucher qui gouverne sa vie propre et grâce à laquelle sa loi est de ne jamais se soumettre à une supposée nature objective. Plus fondamentalement, la loi qui anime le toucher de l’animal est de ne jamais se soumettre à la nature, à s’émanciper d’elle si l’on entend par nature le règne de la vie nue. 

C’est précisément cette loi émancipatrice et libératrice du toucher qui nous oblige à repenser la distinction métaphysique entre humanité et animalité quant au toucher comme créateur de la question du monde commun aux humains et aux animaux. Cette loi a comme conséquence radicale chez Derrida de mettre en question ces catégories pour faire du toucher un événement qui n’appartient plus à la nature. Ce ne sont jamais deux corps nus qui se rencontrent, mais bien plutôt deux manières de tracer dans l’espace et le temps des rapports qui passent par le toucher. Cette rencontre n’a de sens que parce qu’elle existe avant toute une série d’oppositions qui sont à l’origine de dualismes porteurs de violence et contraires à ces relations paisibles entre humains et animaux que la déconstruction cherche à inventer depuis toujours. Aucune nature ne vient donc dicter sa loi au toucher animal dans la mesure où c’est dans et par le toucher que l’animal s’émancipe de la nature entendue ici comme déterminisme. L’antériorité du toucher met aussi en question les catégories de « sujet » et d’ « objet », c’est-à-dire celles du « qui » et du « quoi » en une continuité à la fois tangible et non tangible. L’animal est à la fois sujet et objet, qui et quoi et le toucher confirme ainsi son objectif de déconstruction, c’est-à-dire de désidentification des individualités en présence. Dit autrement, dans l’expérience du toucher, le touchant et le touché ne sont plus séparables parce que le qui et le quoi n’ont plus cours : celui qui touche devient autant touchant que touché, qu’il soit homme ou animal. Ce qui revient à déconstruire le toucher comme catégorie de pensée par l’animalité elle-même puisque, comme le souligne Derrida : « Or, à cet égard, il n’est plus possible de poser la question du toucher en général avant de déterminer le quoi ou le quoi, le touchant ou le touché que nous nous ne nous hâterons pas d’appeler sujet ou objet d’un acte. Il n’y a pas d’abord le toucher, et ensuite des modifications secondaires permettant de compléter le verbe d’un sujet ou d’un complément (quoi touche quoi ou qui, qui touche qui ou quoi. »[4] Dire qu’il n’y a pas le toucher implique de considérer qu’il n’y a au fond que de la singularité dans cet événement qui vient déstabiliser les attentes des acteurs en présence qui ne peuvent plus dès lors être pensés selon les catégories classiques du sujet et de l’objet. Le toucher ainsi déconstruit fait perdre toute position souveraine à l’humain telle qu’elle s’exprime dans la catégorie de sujet. L’importance de la question du toucher est de nous mettre en position d’objet ou de quoi et ainsi nous faire perdre enfin toute souveraineté sur l’animal lorsque celui-ci devient le touchant. C’est cette possibilité impossible qu’il faut prendre en compte dans sa singularité d’événement si l’on veut que la rencontre ait lieu entre l’homme et l’animal. C’est cette impossibilité qui fonde l’éthique animale derridienne. Aucune limite anthropologique ne vient interrompre cette déconstruction de la souveraineté par le toucher qui vaut tout autant pour la vie animale ou « divine » : le toucher comme contact, c’est-à-dire comme tact, est cet événement seul en mesure dans l’éthique animale derridienne de déconstruire les identités en présence, de démanteler toute identité communautaire. Il faut donc reconnaître au toucher tel qu’il s’instaure entre l’homme et l’animal une force de subversion telle qu’il conduit à marquer la différance permanente qui se crée entre le soi vécu comme origine et le soi atteint ou touché qui diffère sans cesse de cette supposée origine. C’est donc grâce au toucher que le « présent vivant » est traversé par une déhiscence qui conduit le touchant comme le touché à se découvrir comme autres par rapport à soi-même. La présence à soi, qu’elle touche les vivants humains comme non humains, ne peut sortir indemne de cet événement qui vit de la mise en question de ce que Derrida appelle « l’indivision innocente de l’Absolu originaire » telle qu’elle est supposée être vécue dans la souveraineté individuelle. C’est cette métaphysique de la présence que le toucher met en question.

Le toucher engage donc la question de l’accueil inconditionnel de l’autre au sein d’une communauté élargie des vivants, laquelle communauté est dès lors entièrement décentrée sous la force éthique du concept d’hospitalité. Par le toucher, l’animal m’accueille mais toujours sous la loi de la séparation qui est celle qui institue une communauté, la question du toucher tirant son importance de la possibilité de faire communauté avec les animaux, et ce, avant même le problème controversé des droits à leur accorder. Cette idée de droits des animaux n’ayant pas de sens en dehors de cette communauté haptique reliant vivants humains et non humains comme communauté de contact, c’est-à-dire de « co-tact » d’avec soi et d’avec l’autre, d’avec soi parce qu’avec le tout autre qu’est l’animal. Il ne s’agit donc de rien de moins avec l’éthique animale derridienne que de faire communauté avec l’animal par le toucher : voilà probablement de quoi élaborer une éthique animale singulière qui implique cette loi de séparation, laquelle pourrait venir contredire cette co-appartenance. Or, c’est tout le contraire qui survient dans la mesure où cette communauté à inventer et à venir ne peut exister que si elle est capable de s’ouvrir au tout autre animal ; rien ne doit venir contenir ou épuiser cet ensemble, ni le restreindre à une quelconque totalité naturelle, organique ou bien encore juridico-institutionnelle : « le toucher serait ainsi, dans l’être, comme être, comme être de l’étant, le contact de l’avec (du cum ou du co-) avec soi comme avec l’autre, l’avec comme contact, la communauté comme co-tact. »[5]. C’est cette communauté de « co-tact » qu’il nous faut inventer dans des formes politiques nouvelles à même de renouveler toutes les institutions politiques par la question du toucher animal. C’est la démocratie qui doit devenir elle-même animale en inventant une communauté non plus imaginaire ni anthropocentrée mais dépassant les frontières spécistes. La démocratie à venir derridienne ne vit que de cette démocratie animale-là, maintenant! 


Patrick Llored

[1] Jacques Derrida, Le Toucher, Jean-Luc Nancy, Galilée, p.44.
[2] Ibid., p.67.
[3] Ibid., p.137.
[4] Ibid., p.84.
[5] Ibid., p.133.

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