Comment dort
l’animal et en quel sens peut-on parler chez lui d’éveil sachant que sa
vigilance est extrême, témoigne d’un ouvert, d’un œil ouvert par un Dasein (être là) que ne soupçonne aucun
homme ? Ne serait-ce d’ailleurs qu’en raison du risque encouru devant la
mort menaçant à chaque instant sa quiétude. L’être pour la mort n’est pas le
propre de l’existence humaine. Il y a des modalités d’existence avec, pour
chacune, une forme d’être pour la mort
qui reste inaccessible à l’intuition de l’homme mais dont on peut imaginer
certaines formulations, certains animots.
La poésie et la littérature auront montré la pertinence d’une telle
confrontation, l’écarquillement d’un cogito sauvage ne devant rien à l’attention du cogito humain accompagnant nos représentations. L’animal n’est
évidemment guère attentif au sens de l’apprentissage, il n’est pas attentif au
dressage d’ordre moral, mais pourtant témoigne d’une certaine vigilance à
l’être, à ce qu’il y a de
profondément anesthésique dans le monde qui l’attend et le tenaille. Et cet
« être là » pèse sur la vie d’un poids bien plus lourd que l’ennui ou
encore la distraction qui ne sont qu’apparents dans le regard d’un chat,
capable soudain de bondir pour échapper à une menace passée inaperçue. Qu’il
n’ait pas de visage, nous ne pourrons le dire avec certitude, mais tout témoigne en faveur du
regard de l’animal qui s’inquiète d’un monde, s’éveille à lui, à ses dangers, à
sa nature immonde.
Cette anesthétique qui nous ouvre à la veille
de l’animal montre son regard à chaque instant orienté par la mort. Il est,
plus fortement que nous, posé à chaque pas devant le risque de mourir en lequel
il habite tandis que l’organisation de l’Etat, la souveraineté nous en protège en éliminant l’animalité qui
sommeillait en nous. L’œil de la panthère de Rilke nous laisse voir un animal
qui ne dort pas sans laisser l’œil en éveil. L’instant est pour l’animal à
chaque fois un risque, l’occasion d’une présence démultipliée, foliacée :
une perforation du Dasein par
d’autres modalités de vigilance que celles de l’attention et de l’aperception
consciencieuse. De cet instant, de cette autre temporalité, Derrida en relève
des tracés qui portent le monde au seuil de l’immonde, à la frontière d’un monde qui n’est pas donné
dans l’unité de son Idée ou dans l’étendue d’un sens universel et convergent.
Ce ne sont pas même des chemins qui ne
mènent nulle part plutôt que des trouées vers un dehors inhumain, passages
de la sensation en direction d’un senti qui n’est plus celui de l’homme, dans
son mode d’être, dans son habitat juridique et ses habitudes techniques. Alors
la pauvreté de l’animal, devant l’hostilité du monde, ne résonne plus comme un
moins, mais renvoie à une détresse essentielle, à une forme d’hébétude qui témoigne d’un monde dont
nous ne pouvons rien savoir[1]
et dont nous sommes privés. C’est de
cette autre face de la privation qu’il faut réinterroger le rapport de l’animal
au monde lorsque celui-ci dessine une frontière qui nous ramène à d’autres
temps, d’autres espaces comme ceux, anesthétiques, de l’hébétude. Chose que Robinson
sent trembler dans le sol de son île en laquelle il s’engouffre, pétri par la
peur de mourir vivant, tout le vivant se dressant en son entier devant la mort.
L’animal n’est pas seulement un « être pour la mort », il a, à chaque
fois, le poil qui se dresse, endossant la posture intenable d’un « mort
vivant ». Il endure ce paradoxe dont Epicure nous apprend
l’impossibilité : vivre à chaque instant dans la mort en laquelle personne
pourtant ne séjourne. « Mourir vivant » est une impossibilité logique
que le regard de l’animal franchit et dont Defoe extrait l’animot si incertain quand Robinson « a peur de mourir comme une
bête »[2], placé à
la limite du mourir, découvrant pour la première fois qu’il est désormais là pour fixer la mort en face.
En perdant les assurances,
les garanties et les lois de la société, Robinson entre au sein d’un Dasein tout à fait insoupçonné. Dans
cette expérience de la vie, placée devant la mort, le monde s’émonde de façon
ultime. Ce qui se montre à l’homme, c’est soudain que son monde n’est pas LE
monde élu mais une variante faible de l’attention à la mort cruelle qui se
présente là et qu’il esquive selon une forme que l’animal éprouve bien
autrement. Et ce que l’animal affronte ne peut pas même être partagé, ne
marcherait pas au titre d’une vigilance possible pour Robinson qui est en
charge pour lui-même d’un souci irrésolu. Nous sommes finalement sans monde
commun, séparés « comme une île d’une autre par un abîme au-delà duquel
aucune rive n’est même promise qui laisserait rien, si peu que ce soit arriver
qui soit digne du mot ‘arriver’, de l’impartageable abyssal, donc de l’abîme
entre les îles de l’archipel »[3].
De ce monde en
archipels, de ce chapelet d’îles la dissémination ne saurait être épongée. Et
le « règne » vivant n’est rien d’autre qu’une dissémination de ce
genre. Loin de donner à l’intuition humaine un quelconque primat, son
esthétique ne saurait rendre compte de toutes les stupeurs que la mort impose
aux vivants. Nous ne pouvons plus rêver d’unifier les autres mondes sous la
houlette de la vérité occidentale qui exporterait partout son langage. Il n’y a
pas de totalisation à espérer. La sensibilité, la poussière des sens est la
seule authenticité de notre « être-là ». Kant le savait fort
justement, lui dont le monde ne peut plus se rassembler dans une expérience
commune sachant que l’intuition se dédouble, que celle de l’homme n’aura plus
rien de commun avec celle de Dieu, et par conséquent avec celle d’un autre
être. C’est le divers qui s’impose à nos facultés comme à celles de l’animal.
Et les synthèses dont sont capables nos sens ne sont que des prothèses. Elles
opèrent des liaisons prothétiques et techniques dans le tissu bigarré des
phénomènes[4].
Au sein du divers, il n’y a plus que des opérations locales. Ce sont des synthèses
consistantes, mais sans valoir comme choses
en soi. La chose du reptile n’est pas ma chose. Devant cette explosion en
diversités multiples, le lien reste purement esthétique, mais il faut
soupçonner d’autres mots encore pour caractériser le souci du réel. Nos règles,
nos régularités ne peuvent valoir en soi, ni s’exporter comme un invariant
métaphysique hors la sensibilité humaine. Mais que dire alors de la manière
dont l’animal reçoit et habite son monde ?
L’expérience est
une façon de faire l’épreuve de l’Etre, une manière de recevoir un monde,
d’éprouver sa limite et son territoire. Elle se forme d’abord selon une
sensibilité spéciale, incomparable, avant d’être conceptuelle et on voit bien
que Kant supposait plusieurs formes de sensibilité dont certaines sont
inconnaissables, hors de portée humaine. Il y a bien d’autres intuitions que la
nôtre, ne serait-ce qu’en référence à une "intuition
infinie" propre aux Génies et aux Dieux. Mais, entre les hommes et les
Dieux, que dire des constructions que
l’animal exerce sur son monde ? [5]
Nous les hommes, nous pouvons nous entendre « entre nous »,
communiquer selon certaines procédures communes, certains signes partagés, mais
non vérifiables en soi. L’en soi reste fondamentalement externe à l’esthétique
très spécifique que nous réalisons dans la conformation sensible. Il n’y a donc
pas de substance avérée dans l’univers Kantien, mais des sensibilités
hétérogènes. Et, en démantelant cette intuition, on pourra bien reconnaître que
le monde qui est le nôtre prend figure sous la forme d’un espace-temps devenu
euclidien par l’histoire qui s’origine depuis les Grecs de l’antiquité et prend
l’occident dans ses axiomes. Mais cette conformation euclidienne n’est pas un
savoir de l’absolu. Et, pour Kant en effet, ces géométries locales, le monde qu’elle
profile, restent foncièrement esthétiques, relativement idéales. Des choses,
nous ne pouvons cerner le contour comme le ferait un Dieu capable de les
englober et les contenir.
La finitude est,
pour cela même, le nom de cette défaillance substantielle. Aucun monde n’est
une véritable chose. Il n’y a pas davantage d’objets, sauf à entendre par là ce
qui est jeté devant nous et nous refuse. Peut-on alors explorer cette limite de
la finitude, cette faille qui nous sépare de l’objet ? Y a-t-il un passage
de l’idéalité de notre esthétique en direction d’un réalisme spéculatif ?
Pourrait-on ouvrir, du reste, cette frontière de l’intuition humaine, la
déconstruire en élaborant une expérience
capable d’envisager des événements qui ne relèvent plus de l’expérience, au
sens humain de notre esthétique ? Faut-il supposer des ouvertures sur le
réel dont la sensation se ferait en direction d’une réception prothétique,
informatique, cybernétique ? Expérimenter de l’inexpérimentable,
insensibles à nos habitudes, hors du schéma sensori-moteur caractérisant notre
système sensible, est la grande visée que l’animal nous tend et que les animots
aussi vont dire dans un cri dont le poète nous livre le secret. C’est, sous une
telle injonction et une telle hospitalité, la tentation d’un autre corps qui
s’exprime au travers du monde si étranger dont un animal peut témoigner, mais
peut-être tout autant la présence technique de la machine et de ses espaces
fictifs, non-humains. Alors l’humanité ne cesse de déborder vers d’autres
modalités de perceptions, d’autres fins que celles qui s’étaient prescrites au
mode d’habitation sédentaire de l’occident. Kafka nous montre un cloporte
sensible à une durée étrangère au temps de la perception humaine, placée hors
successivité et causalité. Des vitesses qui ne sont pas celles de la finitude
humaine quand l’insecte s’installe dans un cocon et devient autre,
conquérant des habitats qui ne sont pas
accessibles autrement que par les excès de l’imagination.
Ce que Derrida vise,
au travers des longs séminaires relativement à La bête et le souverain, sans en résoudre la difficulté, ne cessant
de la creuser, cela consiste à ouvrir dans le Dasein, dans l’être-là qui nous caractérise, des portes dérobées, un labyrinthe qui démantèle
la figure esthétique de notre sensibilité et en propose des issues différantes. Notre monde n’est pas souverain,
même s’il impose à tout le vivant sa souveraineté refusée à l’animal. Il
conviendrait sous ce rapport de déconstruire cette souveraineté, refusée au
reste de la vie ainsi martyrisée par la présence violente du dasein anthropologique. La bête et le souverain désigne un coup
de boutoir dans l’exposition du Dasein
à la seule violence de l’anthropologie. Ce serait un peu comme un bélier poussant de ses cornes les
frontières de la vie, bien au-delà de la présence humaine vers d’autres formes
d’appartenance au monde[6].
Et, ce faisant, il faut imaginer un corps, celui de l’animal, qui portera la
marque d’un contact de ce genre, les lésions ou quelque tatouage de ce
franchissement. Mais de cela, de la poussée de ce bélier qui nous engage au
devenir-animal, à la sensation animale, la mort de l’homme viendra évidemment
en interrompre le déchirement. A moins qu’elle ne nous porte vers une région
qui ouvrira une dernière vision blanche, christique, comme visitée par un
revenant qui nous attendait tous, hommes, animaux et machines, depuis
toujours, en une vie au-delà de la vie qui serait notre expropriation
absolue. Alors, en effet, être là, c’est entrevoir en de rares moment
d’insomnies l’éveil de l’animal. C’est apercevoir dans « la vie, plus que
la vie ». En elle se creuse une absence, une contre-forme dont l’esquisse
montre que la vie continue et que le Dasein
ne s’arrête pas à moi. Quelque chose comme une trace, un tatouage, peut-être
une lésion écrivant furtivement « l’affirmation d’un vivant qui préfère le
vivre, et donc le survivre, à la mort, car la survie, ce n’est pas seulement ce
qui reste, c’est la vie la plus intense possible[7] ».
Jean-Clet Martin
extrait de Derrida -un démantèlement de l'occident éd. Max Milo
[1] p. 213.
[2] Le paradoxe du mort vivant est
abordé par Derrida dans La bête et le
souverain vol. II. Paris, Galilée, 2010, p. 192, 203. Cf. 326 pour la
citation.
[3] Ibid. p. 367.
[4] Cette « raison
prothétique » est abordée par à
propos de Hobbes dans les premiers séminaires du Vol 1. p. 52.
[5] Sur la nécessité d’ouvrir les
modes d’intuitions entre l’homme, Dieu et l’animal voir La bête et le souverain, Vol. 1. p. 36.
[6] Béliers, Paris, Galilée, 2003, p. 64-66.
[7] Apprendre à vivre enfin, entretien avec Jean Birnbaum, Galilée,
Paris, 2005, p. 54.
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