vendredi 15 novembre 2013

Métaphysique de l'absence/ Frédéric Neyrat



Métaphysique de l’absence (Jacques Derrida)

(Clinamen, e®e, 2011, pp.110-114)


Le terme de substitut est marqué par l’analyse de Derrida. « On ne peut voir le mal dans la substitution dès lors qu’on sait que le substitut est substitué à un substitut »[1], écrit-il dans De la grammatologie. Dans ce livre comme ailleurs, Derrida soutient que la métaphysique occidentale est métaphysique de la présence. Présence désirée, fantasmée à l’origine ou à la fin des temps. On ne dira pas que l’origine manque, mais qu’elle est toujours déjà suppléée par autre chose qu’elle-même. Presqu’un manque du manque. À l’origine, il y a d’ores et déjà ce qui en tient lieu, s’y ajoute mais comme on s’ajoute à rien, la remplace mais tout en sachant qu’alors rien (n’)est remplacé. Il en va de même pour la fin, le telos du désir de présence. Pour cette raison, la présence ne peut, n’a été et ne sera jamais pleine. Elle aura de toujours été entamée, altérée, différée. Différance là aussi originaire : l’absence qui altère la présence ne s’y oppose pas comme quelque chose d’extérieur, mais comme son intérieur même, de telle sorte que l’intérieur le plus intime est ce qu’il y a de plus extérieur, l’étranger étant le plus propre et le propre la plus grande impropriété. Le problème consistera dès lors à décrire et nommer ce qui ouvre ce rapport non contradictoire entre ce qu’on aura considéré, à tort, comme des couples d’opposés : présence / absence, dedans / dehors, propre / étranger, signifié / signifiant, etc. La « trace », qui n’est ni sensible ni intelligible, et qui en ce sens « n’existe pas » (p.92), sera l’un de ces noms exemplaires
En posant que la métaphysique est portée par la présence, qu’elle transporte et qu’elle fantasme, Derrida privilégie cependant l’opérateur conceptuel de l’absence. Il s’agit de faire droit à l’absence, dans la mesure où celle-ci serait redoutée, comme la mort, comme l’altération, etc., alors que la présence serait désirée. On ne déconstruit pas un couple catégoriel, c’est Derrida lui-même qui nous l’apprend, sans d’abord renverser la hiérarchie qui l’habite. Certes. Mais de quel couple catégoriel s’agit-il vraiment ? Quelle métaphysique est supposée s’y ajointer ? Qu’en est-il réellement de la hiérarchie dans l’être ? On pourrait tout au contraire soutenir que la métaphysique n’aura fait que désirer l’absence, et redouter la présence. La mise en présence. Images connues du philosophe qui se retire, se replie sur lui-même ou plutôt en lui-même, garde le silence, se construit sa « citadelle intérieure », se situe loin des affres du monde, ne s’occupe pas de politique (ou alors uniquement de méta-politique)… On dira certes que ces retraits ne sont que les modes par lesquels s’espère une présence que le monde, tel qu’il est, semble refuser. Je me retire pour enfin m’avancer dans le monde que j’aurais, de toutes pièces ou quasiment, récréé. Mais avec une telle configuration conceptuelle, on ne peut que former des cercles sans fin, ceux que forme l’analyse derridienne de Rousseau dans De la Grammatologie. Car le monde recréé – par l’écriture, ou par un mode de vie disjoint de la socialisation communautaire - pour assurer quelque point de présence n’assure en fait qu’un mode de présence absentée. « Je ne commençai de vivre que quand je me regardai comme un homme mort » (Rousseau). « Certains naissent posthumes » (Nietzsche). Absence présentée, présence absentée, et l’on pourra retourner l’analyse indéfiniment, comme une crêpe qui n’accrochera jamais dans la poêle. Pourquoi ?
Le problème est bien plutôt que lorsque Derrida dit (métaphysique de la) présence, il dit en fait présence pure. Or le prédicat change tout. C’est en effet qu’une présence pure est une absence. Pure veut dire purifiée de tout ce qui fait l’existence, son ek-, le hors de soi et l’être-ensemble, la dépense au sens bataillien. On dira que c’est précisément ce que dit Derrida ! Mais alors, le centre de gravité de l’analyse derridienne doit être situé à sa juste place. Plutôt que d’avoir désiré la présence, la dite métaphysique se caractériserait plutôt par le fait d’avoir fantasmé une présence sans existence, c’est-à-dire une absence. Cette présence purifiée de l’existence est une existence indemnisée, immunisée, auto-immunisée. Soit ce que Derrida théorisera plus de vingt ans après De la grammatologie, dans Foi et savoir[2]. Nous replions ici une seconde période derridienne sur une première. Ou nous opérons ce collage dont parle Deleuze dans l’avant-propos de Différence et répétition (« un Hegel philosophiquement barbu, un Marx philosophiquement glabre ») … Quelque soit le collage ou l’interprétation du corpus derridien à travers le temps, on devra nous accorder qu’il est différent de dire que la métaphysique vise la présence ou vise l’indemne. Sauf à soutenir que toute présence serait de l’ordre de l’indemne, ce qui n’est rien moins qu’obvie. Car l’indemne est la présence faite absence. Cette fabrication est l’objet que cet essai cherche à décrire (l’absolidification de l’hydroglobe, la production de flux absolus, etc.). Elle implique un mode de remplacement par destruction : créer un style de vie, un environnement, un monde inertiel, où rien n’arriverait à soi. En cet état précis où non pas présence et absence deviennent indiscernables par enveloppements réciproques, mais par formation compacte. Il ne s’agit pas d’abord pour nous d’analyser le texte, mais le monde. Le texte participe du monde, mais le monde informe le texte. Il n’y a que du hors-texte (le monde). Tel est le seul principe de l’existence, et cela vaut pour l’existence des textes eux-mêmes, qui n’existent que hors d’eux-mêmes. Certes, Derrida oppose le « jeu du monde » à la métaphysique de la présence et sa recherche d’un signifié transcendantal ultime, et ce jeu, nous dit-il, n’est pas dans le monde (p.73). Mais le monde n’est pas dans le texte, ou dans le défilé des signifiants. Le débord du monde est ce qui doit être pensé, hors et dans le texte. Lecture non pas biographique, mais cosmographique.
Tel que nous l’envisageons, le substitut décrit donc une certaine forme du mal. Celle que Derrida aura d’ailleurs lui-même pointée : « c’est justement le propre du pouvoir de différance que de modifier de moins en moins la vie à mesure qu’il s’étend. S’il devenait infini ­– ce que son essence exclut a priori – la vie elle-même serait rendue à une impassible, intangible et éternelle présence : la différance infinie, Dieu ou la mort » (p.191). Le substitut intégral est cet impossible télétechnique qui ne produit la vie que comme information digitalisée, recombinante (God is Code), ou comme déchet, pas même mort, moins que ça. Brevet sur le vivant d’un côté (capitalisme cognitif), viande d’abattoir de l’autre (capitalisme stomacal). Désigner ce mal ne signifie pas rêver la présence pleine, plutôt désirer l’existence comme forme de présence qui puisse avoir lieu, dans sa fragilité, sa singularité, son « éphémère destinée » (Freud). Je ne sais pas ce que je vais faire, ni ce qui va se passer, ni ce que je vais dire, ni ce que tu répondras. Ma voix, existante, n’est pas celle de la conscience (surmoi, Dieu), mais d’un trajet imprévisible. Comme à l’écrit – mais le mot écrit peut se reprendre, s’effacer sans laisser de trace (sans compter avec les mouchards de la surveillance numérique). A l’écrit, on peut se croire pleinement présent…  En parlant, l’existence s’éprouve comme mise en présence, jet, jeu dangereux qui ne peut pas s’effacer comme on remet les pions sur un échiquier. Le jeu de l’existence est irréversible. Et ce qui revient ne revient jamais au même endroit.
Pour le coup, il est bien possible que les penseurs auxquels s’attache Derrida dans De la grammatologie ne soient pas tant des représentants de la métaphysique de la présence que des hérétiques qui auront tenté de s’opposer à la métaphysique de l’absence occidentale. Il faudrait ici relire patiemment la violente critique que Derrida fait de Lévi-Strauss. Derrida, héraut de la vacillation des couples conceptuels, défendant soudain l’existence d’une « rigoureuse frontière » entre « l’empirique et l’essentiel », « l’affect empirique et la structure d’essence » (pp.171-172). Précisément au moment où Lévi-Strauss tente de faire droit, dans un livre - Tristes tropiques - remettant en cause les frontières entre littérature et théorie, biographie et ethnologie, à l’existence de l’humanité en sa situation la plus « démunie ». La plus proche, au ras du sol, de l’écart entre l’humanité et la non-humanité (c’est la fameuse description de Nambikwara dormant sur le « sol d’une terre hostile »). Et si la métaphysique n’avait jamais été simplement une ? Si de toujours l’avait habité une divergence fondamentale ? Un rêve, nous dit Derrida, rattache Rousseau, un certain « platonisme », une « protestation anarchiste et libertaire contre la Loi, les Pouvoirs et l’Etat en général », les « socialismes utopiques du XIXè siècle » et le fouriérisme (p.200). N’auront-ils fait que rêver ? Le rêve est-il la seule chose qu’il faut retenir de ces hérétiques ? Ou bien appelons-nous rêves les potentialités politiques que nous aurons manqué de faire paraître à l’existence ?

« Il y a du supplément à la source » (p.429). Son nom est celui d’une multinationale.



[1] Derrida, De la grammatologie, Paris, Minuit, 1967, p.443.
[2] Derrida, Foi et savoir, Paris, Seuil, 2001 (1ère publication in La religion. Séminaire de Capri, sous la dir. de Jacques Derrida et Gianni Vattimo, Paris, Seuil, 1996). La « pulsion du propre », « plus forte que la vie et que la mort », est un précurseur de la « pulsion de l’indemne » (La Carte postale, de Socrate à Freud et au-delà, Paris, Flammarion 1980, p.379).

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire