vendredi 15 novembre 2013

Moi, pour le moins, suis-je une chose qui pense?




"Il suffit d'entendre le mélange des éléments, pour qu’ils se cognent et s’agglutinent en une paire, une suite, une phrase et que l’Etre s’éveille du sommeil en lequel l’avait jeté quelque silence. Mais cette rumeur, ce mugissement des signes entrechoqués, en la possibilité de la formule qui s’y énonce, avant même qu’ils soient audibles, avaient déjà été notés, inscrits en quelque livre gigantesque de la nature. Donnez-vous quatre éléments, terre, air, eau, feu et un philosophe en épousera la combinaison, en tirera un monde, fût-il encore inexistant. Ce programme on le doit à Anaximène, Thalès, Héraclite et Parménide, chacun trouvant dans l’un des quatre éléments sa lettre favorite, son écriture et son Dieu[1]. On dira par-là que tout est écrit et doit se lire, le grec et l’hébreu se mettant d’accord sur ce point pour autant que dans la veine de la Kabbale on y considère que « Dieu créa le monde grâce à des mots », de sorte que les lettres furent ses instruments et ses nombres[2]. A condition d’envisager cependant, avec Scot Erigène, que la Bible aurait « une infinité de sens, qu’elle était comme le plumage chatoyant du paon »[3]. Du Dieu, on comprendra qu’il ne soit qu’un souffle, l’exhalaison d’une formule et que celle-ci ventile un langage d’un certain type et d’un certain genre dont toutes les possibilités sont virtuellement dessinées dans le codex vertigineux des rapports élémentaires. En cette bibliothèque infinie, « personne ne peut articuler une syllabe qui ne soit pleine de tendresse et de terreur, qui ne soit dans l’un de ces langages le nom puissant d’un Dieu. Parler, c’est tomber dans la tautologie. Cette inutile et prolixe épître que j’écris, existe déjà dans l’un des trente volumes des cinq étagères de l’un des innombrables hexagones -et sa réfutation aussi » (4). Il faudrait y ajouter encore un nombre incalculable de variantes, d’approximations, de reprises, de variations presque imperceptibles, truffées de toutes les coquilles affectant la moindre édition et réédition. 

L’univers est donc une bibliothèque infinie, composée, pourquoi pas, d’alvéoles comparables à celles que réalisent les abeilles. Dans chaque cellule on aura un nombre déterminé d’ouvrages, de pages, avec des kilomètres de signes qui ne veulent rien dire, sauf ici ou là, de temps en temps, surgis d’un mot, d’une combinaison intelligible. L’ensemble gigantesque de ces rayonnages, s’il est infini, comporte bien le souffle qui articule tous les arrangements, la ventilation immense de leurs rapports. Qu’on se donne un alphabet suffira pour voir s’énoncer un clavier commençant par la suite « A, Z, E, R, T… » et tout ce qui peut s’écrire avec lui. On doit trouver forcément quelque part un livre qui contient exactement le texte que vous êtes en train de lire maintenant, les phrases que je viens d’écrire à l’instant à l’aide de ce clavier. Tout ce que je dis, inscrit dans la matrice phonologique de nos abécédaires, est déterminable pour peu que le temps soit illimité, infiniment subdivisible. Ce que je note, à l’instant, comme sentence appartient à l’une des combinaisons possibles entre les milliards d’autres que ventilent les vingt six caractères de l’alphabet : des arrangements innombrables qui existent bien quelque part, du moins en droit. Imaginez donc un singe dactylographe qui taperait au hasard sur son clavier une suite indigeste de caractères… Si on lui concède l’éternité, il faut bien que sorte de son imprimante, à un moment ou à un autre, l’intégralité de La recherche du temps perdu que Proust a mis si longtemps à écrire. Mais c’est oublier qu’au-delà des unités phonologiques, par-delà le jeu des phonèmes, il faut compter encore avec des unités d’un autre genre, des unités cognitives plus larges[5]. L’œuvre de Nietzsche donne un statut fonctionnel à des personnages comme Apollon ou Dionysos. De même, Freud lorsqu’il traduit par Eros ou Thanatos de véritables fonctions psychiques. Le théâtre de leur relation dresse une topique, une topologie assez indépendante par rapport à la langue et dont les rapports enlacent des figures entre par exemple le "moi", le "surmoi", le "ça", pris comme concepts, comme variables fort éloignées du jeu des signes phonétiques. On verra ainsi s’édifier l’univers d’un concept dont on dirait déjà qu’il se comporte de façon assez voisine du "rubix cube" avec ses cases articulés et ses figures mobiles. Borges prend sans doute d’autres exemples pour élaborer cette scène figurale que celui d’un Nietzsche ou d’un Freud. Il s’intéresse aux motifs qui se répètent depuis plus longtemps dans l’histoire à la manière sans doute de la « sphère » de Pascal, « l’éternel retour » d’Aristote… Un livre n’est donc pas seulement une suite de phonèmes. Il est le lieu d’une création de certains personnages conceptuels, réalisant des unités de style. Et aucun personnage ne saurait être retenu dans le cadre d’un chapitre, derrière la barrière de ses frontispices. Don juan n’appartient pas plus à Molière qu’a Mozart, Tristan et Iseult errent dans l’espace de la littérature avant d’échouer dans l’opéra de Wagner susceptible de leur conférer une nouvelle écriture, une nouvelle matière, un rougeoiement inédit, jusqu’au jour où, peut-être, la biologie réalisera leur formule dans un individu de chair et de sang. Le personnage échappe à l’écriture et relève d’un effet de surface redevable à un ordre plus élevé que celui de nos langues. C’est non seulement la frontière entre auteur et lecteur qui s’effondre, comme on l’a compris à propos de la traduction et du commentaire, mais c’est encore celle de l’auteur et des personnages de roman tels qu’ils pourraient se laisser dramatiser sous des fonctions nouvelles et des topologies variées. Don Quichotte a la vie évidemment plus dure que Cervantès et survit à sa mort, repris dans les calculs d’un Pierre Ménard autrement intentionné. 

On dirait que l’écriture transpire et charrie des êtres qui s’en détachent, pris d’une vie autonome. Sans doute sont-ils pétris de lettrines et phonèmes énumérables. L’élémentaire pourra bien en rendre compte sur le plan de la composition. Mais cet élémentaire ne suffira à les comprendre et faire état de leur vie. Leur vie sera de fait bien plus riche que leurs éléments pris à part. Il en va comme de l’eau. On peut toujours la diviser en hydrogène et oxygène. Mais les qualités suintante et mouillée qui caractérisent ce liquide ne sont visibles dans aucun gaz. L’eau échappe à ses atomes comme les personnages de la littérature s’évadent de la structure syntaxique qui les a fait naître, chargés de propriétés émergentes, d’événements plus denses que la composition de leurs particules. Il y a plus dirions-nous dans la récit littéraire qu’une collection de lettres et même de phrases. Mais ces personnages ne risquent-ils pas de se fondre, de s’étaler et s’épancher, de fuir comme de l’eau qui perd sans cesse ses contours ? C’est depuis cette complexité des univers propres à la fiction que Borges, pris par « la stupeur que le temps, notre substance, puisse être partagé » (6), procède à une réfutation de la chronologie. Le singe dactylographe compte sur la succession d’une bande déroulante, défilante. Mais le temps n’est pas un enchaînement de signes en règle, l’un après l’autre. Le temps que Borges nous donne l’occasion de suivre est un temps affolé, montrant, par-là, que, loin de mettre en ordre les ruptures de la durée et les séquences décousues de l’action, le récit de fiction ouvre chaque période à des boursouflures, à des recouvrements et des nappages qui ne s’articulent plus selon la logique Augustinienne du présent, du passé et du futur, enchaînés au sein d’une conscience nettement différenciée. 

Un personnage, tout autant qu’un caractère, résulte de ces croisements et tresses temporelles dont il filtre les nappes. Le moi n’est pas une bande défilante. Il se tient au point d’un entrelacs, mis sur un sommet vers lequel convergent des lanières qui proviennent d’horizons dissemblables comme font les couloirs d’un labyrinthe et les hélices de l’ADN. Le moi, en comparaison de son corps, autant que le personnage de roman eu égard au texte, est excédentaire à la chronologie qui lui a fait voir le jour. Il est au confluent d’un rougeoiement, d’un noeud créateur de sens que ne possède aucun alphabet. La manière dont il associe ses séquences ne ressemble pas aux successions et flexion d’une proposition. "L’idiot" de Dostoïevski est happé par un rythme, des fréquences, un déploiement de passions dont la syntaxe ne se laisse pas comparer à celle de la langue en laquelle pourtant elle naît. Le personnage se meut en un milieu placé hors du langage, frappé d’un échappement que le moi expérimente lui-même par rapport aux faits qui se seront déroulés sa vie durant. 

C’est à la rupture du moi chronologique autant que du présent à laquelle s’aventure le geste de Borges, là où « Pythagore (…) se souvenait d’avoir été Pyrrhus, et auparavant, Euphorbe, et avant Euphorbe encore quelque autre mortel » tandis que pour « me remémorer d’analogues vicissitudes, je puis, affirmera le narrateur de "La Loterie à Babylone", me dispenser d’avoir recours à la mort, et même à l’imposture » (7). Dans un temps anachronique qui ne peut plus être orienté par une flèche irréversible, la distinction des consciences prend une autre allure, un autre tempo, suivant des échos qui la dépasse de la même façon qu’un héros de la littérature échappe à la formulation où il s’origine. Le moi, en effet, n’advient pas comme quelque chose de donné. Il est davantage une collection, une bibliothèque personnelle dont la somme est résultat, assemblage, bricolage, agrégation. Et, de cette agrégation, s’élève un impondérable, un être imprévisible et plus riche que les éléments qui le peaufinent. Plus que d’une substance, il s’agira d’un amalgame suréminent, d’un événement produit « entre », au milieu des fragments de signes que chacun ramasse toute sa vie durant. « Les événements graves, dira Borges, sont hors du temps, soit qu’en eux le passé immédiat se coupe de l’avenir, soit que les parties qui les forment semblent ne pas découler les unes des autres » (8). 

C’est parce qu’ils sont mis en pièces, sans raccord rationnel, sans lien visible, que les mêmes textes renaissent sans cesse, sous d’autres conditions, selon un empilement dépourvu de continuité. Dans un monde de ce genre, nous sommes obligé de sauter d’un instant à un autre, selon un rythme qui n’est pas successif, une allure brisée, faite de zigzags, de raccords qui n’étaient pas prévisibles, qu’aucune montre ni boussole pouvaient indiquer. Ma durée se voit alors saturée soudainement de séquences connexes qui ne sont redevables d’aucun auteur, absorbés dans une espèce de texte commun, d’expériences communes qui ne m’appartiennent pas plus qu’elles se laissent accaparer par un esprit supérieur et que j’ai pour seul recours d’assimiler selon un parcours qui me singularise néanmoins en quelque manière. Je reste, quoique je fasse et crée, un éternel lecteur. Ce que je suis, cela résulte de mes gestes de collectes, de mon âme de collectionneur, du hasard avec lequel je rencontre tel signe en possédant cependant la force de le retenir ou de le rejeter. Je suis une singularité non seulement phonématique, composée d’un code génétique défini, mais, au-delà de l’écriture de mon corps, l’expérience d’une vie, une personnalité conceptuelle qui dépasse l’articulation des cellules requises par le langage de l’organisme et qu’un autre corps posséderait d’ailleurs en proportion semblable. Je trace de fait tout un parcours, un réseau de chemins au croisement desquels se nouent des personnages, des unités sémantiques et des figures de pensée dont la correspondance relève d’un tout autre niveau d’articulation, redevable à une promenade qui ne ressemble à nulle autre.

Et c’est là, précisément, la déambulation du bibliothécaire anonyme qui hante le labyrinthe de l’immense forteresse de Babel. La promenade nous définit et nous rend heureux. Impossible de rester dans une cellule de la bibliothèque sans se perdre soi-même. Pour se trouver, il faut partir, tracer une route dans les sentiers du labyrinthe, un chemin qui ne ressemble qu’à moi, qu’à ce que, ce faisant, je suis devenu par mes tracés et mes collectes. Du langage de mon corps, de l’unité de son code, il faut conquérir l’émergence d’une entité qui s’en distingue et évoluera selon des règles propres. Il faut ainsi gagner un autre niveau, passer à une autre singularité, celle qui correspond à la syntaxe d’une pensées qui se pense comme nulle autre ne le ferait à sa place. « Ceci est mon corps » ne suffit pas pour dire mon essence sans que celle-ci ne se double par un « Ceci est mon sang » ou « mon esprit » redevable à la construction des concepts que réalise ma démarche et suivant laquelle une perspective se noue dans la forêt des énoncés, des sentences que croise mon parcours erratique. Il est impossible qu’un Dieu puisse veiller tous ces chemins de la lecture par un sens défini pour tous et de façon universelle de sorte qu’il y aura autant de "Recherche du temps perdu" différentes que de lecteurs particulier en mesure de la feuilleter. Au-delà des signes de mon corps, il faut supposer les unités syntaxiques de mon esprit qui, comme les personnages de la littérature, se placent à un autre étage que celui de la phonologie ou, par analogie, celui de la biologie moléculaire. Et que se lève un esprit dans la matière, que se lève une pensée dans le corps innombrable des textes et des messages, cela implique que ceux-ci soit incomparables, indéterminés, sans préalables ni précédents, tant et si bien qu’il n’existe aucun Dieu capable de clore les parcours ou de baliser la route que j’emprunte. Pas plus qu’il y aurait un auteur en mesure de maîtriser ses créatures, de les empêcher de fuir, de migrer vers des œuvres qui les modifient et les recomposent. Le parcours qui se fait au-delà de mes molécules trace un chemin qui doit s’écrire, comme dit Nietzsche à propos de Zarathoustra, avec mon sang : une humeur, une vapeur aussi imprévisible et spirituelle que le vin, un arôme qui flotte par-dessus les corps à la façon d’une unité incorporelle. "


JCM, extrait de Borges -une biographie de l'éternité, Editions de l'éclat, 2005.



[1] A propos Des Présocratiques de Wilhelm Capelle, Borges retient la formule suivante qu’ayant été terre, feu, air : « …j’ai été par enchantement enfermé cent jours dans l’écume de l’eau, j’ai été un mot dans un livre, j’ai été un livre au commencement », Chroniques publiées dans la revue Hogar, Œuvres, Vol. II, p. 1147.
[2]   La Kabbale, in Sept nuits, Œuvres, Vol. II. p. 714.
[3]   Ibid. p. 716.
[4]   La Bibliothèque de Babel, Œuvres, Vol. I, p. 487.
[5]  C’est là l’idée de Hermann Broch, Des unités syntaxiques et cognitives in Logique d’un monde en ruine, Editions de l’éclat, 2005.
[6]   L’autre, le même, Œuvres, Vol II, p. 65.
[7]   La Loterie à Babylone, Vol. I, p. 480.
[8]   Emma Zunz, in L’Aleph, p. 599.

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