jeudi 21 novembre 2013

TOCCATA DE LA MORT Chostakovitch, la musique et la guerre / André Hirt






 La musique n’adoucit pas nécessairement les mœurs. Il s’agit peut-être, quant à l’essentiel, d’un contresens. Ou bien la musique connaît-elle en elle-même une guerre, entre une puissance de consolation, d’apaisement et d’oubli, et une force d’agressivité qui guide les hommes et les fait marcher au pas ? Toujours est-il qu’en effet la musique est aussi vieille que la guerre : elle sert à battre le rappel, à faire des hommes des guerriers, à leur donner la disposition pour combattre, à les mettre en rang, à encourager et à glorifier l’héroïsme. Elle accompagne virilement la mort des héros (la mort de Siegfried dans le Crépuscule des dieux). Elle met en scène et en image les foules et les masses. La musique, en ce sens, n’est-elle pas l’art des masses, d’où son usage dernier dans la représentation de la guerre au cinéma, l’autre art des masses, au moins originairement, comme une sorte de nécessité, voire de propagande (on songe à « la bataille des glaces » dans Alexandre Nevski par Prokofiev dans le film d’Eisenstein, ou encore plus récemment à la musique de la Guerre des Etoiles, sans parler de l’hystérisation/esthétisation wagnérienne du ballet d’hélicoptères sur fond de chevauchée des Walkyries dans Apocalypse now) ? En somme, la musique n’est-elle pas dangereuse, et en ce sens décisive, ainsi que l’avait fait remarquer, non sans ambiguïté Nietzsche, lorsqu’il cherchait à montrer à longueurs de pages qu’en elle et avec elle se jouait le destin des civilisations, qu’elle était le critère physiologique et psychique crucial, qu’il fallait, c’est son discours de la méthode, réécrire toute la philosophie à partir d’elle ? Dis-moi quelle musique tu écoutes… Freud, l’auteur de Malaise de la civilisation, qui n’aimait pas la musique avait ses raisons, profondes. Et même Heidegger, dans ses cours sur Nietzsche, maintenait l’idée que le conflit entre Nietzsche et Wagner engageait toute l’Histoire, rien de moins.
Le fracas des armes, le bruit assourdissant, la douleur innommable et monstrueuse, la sauvagerie, la désolation extrême trouvent donc leurs échos dans les chœurs, les fortissimo des orchestres, et tout cela nous arrache des larmes et fait battre le cœur devant tant d’héroïsme, de courage et d’abnégation. Mourir en musique, voilà l’idéal héroïque, le pur fantasme, la mère de tous les fantasmes. En ce sens, la guerre est elle-même le fantasme.
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À cet égard, pensons au musicien et à la réflexion qu’il peut avoir sur la musique, à sa responsabilité propre. Y a-t-il une éthique musicale ? Et n’est-elle pas l’éthique même au regard de la profondeur et de l’amplitude de la question ? Non qu’il faille pour le musicien se détourner de la guerre, disons de l’Histoire, car là se situe la question, à moins de se tourner, sous couvert d’innocence, vers l’inconsistance de l’idylle ou même de l’élégiaque, cette autre musique qui adoucira les mœurs et qui ne vaut sans doute pas qu’on y tende davantage l’oreille, tellement elle est mensongère et pourvoyeuse d’oubli. Chacun se reconnaîtra.
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On a fait, sans jeu de mot, un très mauvais procès à Dimitri Chostakovitch, lui qui n’a cessé d’être mis en procès par le Parti, au point de ne plus pouvoir dormir, d’attendre avec angoisse le lendemain matin, de devoir empiler la composition de musiques de film, de glorifier les travaux des champs, d’être enjoint à composer sur tout et n’importe quoi mais qui soit dans la ligne. Les esthètes de leur côté rejettent cette musique (oui, elle est narrative, elle a du sens, elle n’est pas « musique pure »), sous prétexte qu’elle ne consisterait qu’en hurlements, grincements, couinements animaux, les termes mêmes d’un article de la Pravda, en vérité signé de la main de Staline, sur Lady Macbeth de Mzensk, l’opéra de Chostakovitch, par quoi le Petit Père des peuples ne faisait qu’utiliser massivement les critères et les reproches formalistes, élaborés par le Parti et par Jdanov, que pourtant il avait en ligne de mire avec ses orgues.
En effet, à l’écoute des symphonies VII (Léningrad) et VIII (Stalingrad), les plus emblématiques pour notre affaire, écrites à toute vitesse sur les lieux mêmes, contemporaines de leur événement et de leur nomination (tout cela laisse songeur), on est saisi par l’effroi, le feu et la glace, la blancheur de la désolation et la noirceur inimaginable de la description. Dans la VII° Symphonie, il fallait résister à l’envahisseur, il fallait composer le « thème du Rat » (le fascisme, Hitler) en composant une idée musicale qui débute comme un Boléro et qui s’achève avec la morsure répétée du monstre. Et enfin, il fallait signifier une victoire. Il fallait… Comment retourner la Symphonie de défaite ou malheur en victoire ? Comment la musique pouvait-elle s’y prendre pour attaquer le mal ? Comment le sinistre élevé à l’effectivité de toute chose pouvait-il se muer en triomphe ? On a exécuté la symphonie en direct, sous les bombes. La radio l’a retransmise, le Parti a félicité le musicien, le portrait de Chostakovitch en uniforme de pompier a fait le tour du monde. Chostakovitch n’en est pas resté là. Dans la foulée, la VIII° Symphonie (1943), bien plus ténébreuse encore, avec ses stridences, ses sirènes, ses pianissimi et des fortissimo insoutenables pour l’oreille, s’affronte à l’interdit majeur, l’effroi, en mettant en musique le rien, la dislocation de tout affect, la blancheur anéantissante de la déshumanisation, le meurtre de l’homme en en trouvant pour ainsi dire sa tonalité, par exemple dans le troisième mouvement secrètement intitulé « toccata de la mort ». En somme, en universalisant le propos, inconciliable avec la commande implicite du Parti et de son chef, Chostakovitch fait entendre ce qui vient d’arriver à l’Histoire et à l’humanité. Derrière cela, comme toujours avec lui, il y a une réflexion au sens strict sur l’Histoire, sur sa manifestation, d’où surgit pour finir un sarcasme, une ironie sur l’Histoire, un « rire sous les larmes », dira le musicien, mais un rire introspectif, terrifié. Chostakovitch lui-même évoquera ironiquement le proverbe russe : « faire un gâteau avec de la merde. C’est ce que je fabrique avec cette symphonie (la VII°) ». En effet, l’apothéose de commande des Symphonies se retourne en méditation affligée dans les Quatuors (constatons : quinze symphonies, quinze quatuors, une œuvre biface que n’aurait pas osée Hegel). L’Histoire est finie et la musique, qui n’en a pas le droit, l’a racontée. La musique a la sonorité de l’Enfer, elle vient de l’enfer et n’ira jamais au Ciel.

Une question nous vient, qui, je crois, est celle de Chostakovitch : que serait une musique de la Révolution ? Et la révolution de quoi, au juste ? Jusque-là, la Révolution, ce fut la guerre. Quelle musique, donc, pour un monde sans Dieu, sans sens de l’Histoire, sans glorification ni élégie, une musique en somme qui ne soit ni celle de la victoire illusoire ni celle de la défaite sur laquelle on se recueille ? Une musique qui ne mente pas ? Chostakovitch aura dû mentir pour ne pas mentir. Il aura brisé la rhétorique de la musique. C’est la tonalité incomparable de son art, une des plus grandes, parce qu’une des plus responsables eu égard à la valeur et au sens qu’on peut attribuer à la musique.
André Hirt
Chronique du 16
Novembre 2013

Chostakovitch : Symphonies n° 1 et n° 7 "Léningrad", Leonard Bernstein, Chicago Symphony Orchestra (Orchestre) et Dimitri Chostakovitch de Deutsche Grammophon (2008).


Chostakovitch : Symphonie n° 8, E. Mravinsky. Léningrad Philarmonic Orchestra, Alto (2011).

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