La musique n’adoucit pas nécessairement les
mœurs. Il s’agit peut-être, quant à l’essentiel, d’un contresens. Ou bien la
musique connaît-elle en elle-même une guerre, entre une puissance de
consolation, d’apaisement et d’oubli, et une force d’agressivité qui guide les
hommes et les fait marcher au pas ? Toujours est-il qu’en effet la musique
est aussi vieille que la guerre : elle sert à battre le rappel, à faire
des hommes des guerriers, à leur donner la disposition pour combattre, à les
mettre en rang, à encourager et à glorifier l’héroïsme. Elle accompagne
virilement la mort des héros (la mort de Siegfried dans le Crépuscule des dieux). Elle met en scène et en image les foules et
les masses. La musique, en ce sens, n’est-elle pas l’art des masses, d’où son
usage dernier dans la représentation de la guerre au cinéma, l’autre art des
masses, au moins originairement, comme une sorte de nécessité, voire de
propagande (on songe à « la bataille des glaces » dans Alexandre Nevski par Prokofiev dans le
film d’Eisenstein, ou encore plus récemment à la musique de la Guerre des Etoiles, sans parler de
l’hystérisation/esthétisation wagnérienne du ballet d’hélicoptères sur fond de
chevauchée des Walkyries dans Apocalypse
now) ? En somme, la musique n’est-elle pas dangereuse, et en ce sens
décisive, ainsi que l’avait fait remarquer, non sans ambiguïté Nietzsche,
lorsqu’il cherchait à montrer à longueurs de pages qu’en elle et avec elle se
jouait le destin des civilisations, qu’elle était le critère physiologique et
psychique crucial, qu’il fallait, c’est son discours de la méthode, réécrire
toute la philosophie à partir d’elle ? Dis-moi quelle musique tu écoutes…
Freud, l’auteur de Malaise de la
civilisation, qui n’aimait pas la musique avait ses raisons, profondes. Et
même Heidegger, dans ses cours sur Nietzsche, maintenait l’idée que le conflit
entre Nietzsche et Wagner engageait toute l’Histoire, rien de moins.
Le fracas des
armes, le bruit assourdissant, la douleur innommable et monstrueuse, la
sauvagerie, la désolation extrême trouvent donc leurs échos dans les chœurs,
les fortissimo des orchestres, et tout cela nous arrache des larmes et fait
battre le cœur devant tant d’héroïsme, de courage et d’abnégation. Mourir en
musique, voilà l’idéal héroïque, le pur fantasme, la mère de tous les
fantasmes. En ce sens, la guerre est elle-même le fantasme.
*
À cet égard,
pensons au musicien et à la réflexion qu’il peut avoir sur la musique, à sa
responsabilité propre. Y a-t-il une éthique musicale ? Et n’est-elle pas
l’éthique même au regard de la profondeur et de l’amplitude de la
question ? Non qu’il faille pour le musicien se détourner de la guerre,
disons de l’Histoire, car là se situe la question, à moins de se tourner, sous
couvert d’innocence, vers l’inconsistance de l’idylle ou même de l’élégiaque,
cette autre musique qui adoucira les mœurs et qui ne vaut sans doute pas qu’on
y tende davantage l’oreille, tellement elle est mensongère et pourvoyeuse
d’oubli. Chacun se reconnaîtra.
*
On a fait, sans
jeu de mot, un très mauvais procès à Dimitri Chostakovitch, lui qui n’a cessé
d’être mis en procès par le Parti, au point de ne plus pouvoir dormir,
d’attendre avec angoisse le lendemain matin, de devoir empiler la composition
de musiques de film, de glorifier les travaux des champs, d’être enjoint à
composer sur tout et n’importe quoi mais qui soit dans la ligne. Les esthètes
de leur côté rejettent cette musique (oui, elle est narrative, elle a du sens,
elle n’est pas « musique pure »), sous prétexte qu’elle ne
consisterait qu’en hurlements, grincements, couinements animaux, les termes
mêmes d’un article de la Pravda, en vérité signé de la main de Staline, sur Lady Macbeth de Mzensk, l’opéra de
Chostakovitch, par quoi le Petit Père des peuples ne faisait qu’utiliser
massivement les critères et les reproches formalistes, élaborés par le Parti et
par Jdanov, que pourtant il avait en ligne de mire avec ses orgues.
En effet, à
l’écoute des symphonies VII (Léningrad)
et VIII (Stalingrad), les plus
emblématiques pour notre affaire, écrites à toute vitesse sur les lieux mêmes,
contemporaines de leur événement et de leur nomination (tout cela laisse
songeur), on est saisi par l’effroi, le feu et la glace, la blancheur de la
désolation et la noirceur inimaginable de la description. Dans la VII°
Symphonie, il fallait résister à l’envahisseur, il fallait composer le
« thème du Rat » (le fascisme, Hitler) en composant une idée musicale
qui débute comme un Boléro et qui s’achève avec la morsure répétée du monstre. Et
enfin, il fallait signifier une victoire. Il fallait… Comment retourner la
Symphonie de défaite ou malheur en victoire ? Comment la musique
pouvait-elle s’y prendre pour attaquer le mal ? Comment le sinistre élevé
à l’effectivité de toute chose pouvait-il se muer en triomphe ? On a
exécuté la symphonie en direct, sous les bombes. La radio l’a retransmise, le
Parti a félicité le musicien, le portrait de Chostakovitch en uniforme de
pompier a fait le tour du monde. Chostakovitch n’en est pas resté là. Dans la
foulée, la VIII° Symphonie (1943), bien plus ténébreuse encore, avec ses
stridences, ses sirènes, ses pianissimi et des fortissimo insoutenables pour
l’oreille, s’affronte à l’interdit majeur, l’effroi, en mettant en musique le
rien, la dislocation de tout affect, la blancheur anéantissante de la
déshumanisation, le meurtre de l’homme en en trouvant pour ainsi dire sa
tonalité, par exemple dans le troisième mouvement secrètement intitulé « toccata de la mort ». En somme, en
universalisant le propos, inconciliable avec la commande implicite du Parti et
de son chef, Chostakovitch fait entendre ce qui vient d’arriver à l’Histoire et
à l’humanité. Derrière cela, comme toujours avec lui, il y a une réflexion au
sens strict sur l’Histoire, sur sa manifestation, d’où surgit pour finir un
sarcasme, une ironie sur l’Histoire, un « rire sous les larmes », dira le musicien, mais un rire
introspectif, terrifié. Chostakovitch lui-même évoquera ironiquement le
proverbe russe : « faire un
gâteau avec de la merde. C’est ce que
je fabrique avec cette symphonie (la VII°) ». En effet, l’apothéose de
commande des Symphonies se retourne en méditation affligée dans les Quatuors
(constatons : quinze symphonies, quinze quatuors, une œuvre biface que
n’aurait pas osée Hegel). L’Histoire est finie et la musique, qui n’en a pas le
droit, l’a racontée. La musique a la sonorité de l’Enfer, elle vient de l’enfer
et n’ira jamais au Ciel.
Une question
nous vient, qui, je crois, est celle de Chostakovitch : que serait une
musique de la Révolution ? Et la révolution de quoi, au juste ?
Jusque-là, la Révolution, ce fut la guerre. Quelle musique, donc, pour un monde
sans Dieu, sans sens de l’Histoire, sans glorification ni élégie, une musique
en somme qui ne soit ni celle de la victoire illusoire ni celle de la défaite
sur laquelle on se recueille ? Une musique qui ne mente pas ?
Chostakovitch aura dû mentir pour ne pas mentir. Il aura brisé la rhétorique de
la musique. C’est la tonalité incomparable de son art, une des plus grandes,
parce qu’une des plus responsables eu égard à la valeur et au sens qu’on peut
attribuer à la musique.
André Hirt
Chronique du 16
Novembre 2013
Chostakovitch
: Symphonies n° 1 et n° 7 "Léningrad", Leonard Bernstein,
Chicago Symphony Orchestra (Orchestre) et Dimitri Chostakovitch de Deutsche
Grammophon (2008).
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