dimanche 6 octobre 2013

Qu'est ce qu'un sujet? / Jean-Luc Nancy




La question ne peut être posée. Un « sujet », précisément, n’est pas quelque chose. Il n’est pas quelque chose et il n’est pas, si du moins on donne à être la valeur d’une forme ou d’une autre d’ontologie substantielle. Le sujet n’est pas comme une chose est ; il n’est pas non plus comme un "être" est, car son unité ne peut être comptée du dehors de son affirmation ou de son acte de sujet.

S’il est, il est selon la valeur d’un verbe « être » entendu non comme copule d’attribution mais dans la pleine force verbale d’un acte. « Il est » doit alors s’entendre à la manière d’un verbe d’action (y a-t-il d’ailleurs, en général, des verbes qui soient d’état et non d’action ? on peut en douter). Il doit s’entendre de plain-pied avec « il marche », « « il peine », « il parle », « il pense ».

Mais quelle est cette action d’être ? C’est l’action de sortir du néant. C’est l’irruption, le jaillissement, la levée ou le bond de l’impossible sans qu’aucun possible ait précédé, aucun plan, aucune intention, aucun choix ni aucune nécessité – aucune « cause », donc ni aucune « puissance ». (Aristote lui-même affirme que l’acte seul est réel et que la puissance ne peut être dite qu’après et d’après lui.)

Pour cette raison, « il est » ne peut pas rigoureusement se dire. Seul « je suis » peut convenir. « Il est présuppose » un locuteur et pose un constat. Tout doit être déjà donné, l’énonciateur et le contenu de l’énoncé. Mais « je suis » n’énonce rien de donné avant l’énonciation. « Je suis » énonce le don de soi – don à soi-même et au monde. Ce « don » n’est pas un acte de générosité, il est le « il est » ou bien le « qu’il y a » dépourvu de tout préalable. « Il est » en personne surgissant : étant !

En ce sens, « je suis » n’est pas exclusivement ni d’abord l’apanage du sujet parlant (pensant). Il faut plutôt dire qu’il se prononce silencieusement en toute existence singulière (il n’y a d’exister que singulier, c’est-à-dire un par un) et que le sujet parlant ne vient au monde que comme la reprise et l’expansion de cette affirmation tacite venant à se proférer comme sens – c’est-à-dire comme envoi ou renvoi (à soi-même, à d’autres, à l’autre en soi, à soi en l’autre).


« Je suis » – parlé – n’ajoute rien à « je suis » – muet. Il redonne le don d’être, il le redonne à lui-même, en somme, et en le redonnant il l’adresse comme une attestation. Je témoigne de mon être, ou mon être est un être qui témoigne d’être et par conséquent témoigne de l’être en général : par « moi » tous les étants attestent ou sont attestés en tant qu’ils partagent l’être.

La parole « je suis » - c’est-à-dire la parole, absolument, car il n’est pas de parole sans "je" et pas de "je" sans suis – cette parole ne dit « mon » être qu’en disant l’être de tout étant, disant ainsi en outre que l’être n’est autre que son propre dire, à savoir son sens et non sa simple position. Aucun étant n’est simplement posé (sauf lorsqu’un sujet le dispose devant lui, comme Descartes le fait de la cire). Tout étant est "de" et "dans" l’acte d’être (de) son sens. Sens veut dire : que l’être n’est pas une chose, mais une attestation, une profération portant témoignage de ceci, que le monde est là. Pas un « sens », si l’on veut – mais certainement pas un fait brut ni une pure insignifiance… (sinon, cela n’aurait tout simplement pas lieu).

Que le monde est là – contingente nécessité – tel est le sens du mot « création », déclare Wittgenstein. « Je suis » est donc l’affirmation de la création. Ni « je suis créé », ni « je suis créateur », mais l’être est la sortie de rien, chaque fois répétée et dans chaque « je suis » - muet ou bien parlant – remettant en jeu son sens d’être.

JLN Juillet 2007
Préface à Ego sum
Trad. Juan Carlos Moreno,
ed. Anthropos, Barcelone, 2008

1 commentaire:

  1. Deux questions :

    1) Toute parole implique-t-elle un Je, indépendamment d'une langue de sa structure ou inconscient, histoire ou détermination culturelle ?

    2) Sortir du néant donne sens, mais inversement ne pas avoir le pouvoir d'y retourner ou d'en disposer, d'être parfois rivé à l'être, d'y être exposé sinon sacrifié... n'est-ce pas aussi sa part d'ombre, de mal être, d'angoisse ou d'absurdité tragique.. au (non-)sens de ce que Lévinas a pu appeler une "existence sans existant" ?

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