A coups de points est le titre d’une expérience, celle
qui conduit Peter Szendy à la limite, à l’horizon de ce qui déchire un texte
comme autant de stigmates. Aucun livre ne se ferme sur soi. On y perçoit plutôt
des lésions ouvrant dans la langue l’intrusion d’un passage pour fendre les
mots, transperçant l’écran des signes par un écart ; lézarde laissant
affleurer des images, des smiley, des suspensions, des guillemets, des bulles
enluminées qui ne sont pas des phonèmes, ni des formes vocales.
Il y a un point atteint, point de non retour, point du silence dont l’effraction témoigne peut-être déjà d’une
certaine tonalité. Il s’agit du silence qui laisse émerger des sonorités faibles, des soupirs qui bordent la moindre phrase mais comme
pour la remplir d’une clameur inaudible, une exclamation, une interrogation
dont la fronce, le dessin ne se laissent absorber par aucune grammaire. Naît
alors comme dit Nietzsche un autre œil, une autre oreille, une écoute qui n’est
pas celle de l’entendement, de l’entendre mais sans doute bien mieux d’une
touche, d’une diastole dont la métaphorisation est délicate et impossible. La
ponctuation apparait du coup comme « le meilleur exemple d’une marque
non-phonétique à l’intérieur de la langue » (Derrida). Ce qui laissera
dans la langue autant de pattes d’oie ou des pattes de mouche pour un enchaînement qui déborde toute syntaxe.
Les points sont des zones d’effractions où le langage s’indécide comme pour
tourner les mots vers autre chose que la déclaration : un coup de marteau
qui en fend la couverture pour lorgner vers le dehors, le non-sens, à moins de
prendre le sens comme vecteur et orientation. Il s’agirait pour le moins d’une
autre orientation de la pensée, lésée sans doute par une lésion qui fait de
toute lecture une épreuve et une aventure. Ainsi des italiques qui rendent
possible une espèce de stéthoscopie philosophique, notamment dans la manière dont
Heidegger en use pour pointer le
néant en accentuant nouvellement l’approche italique du principe de
raison : « Nihil est sine ratione ». Il y a sous une
telle accentuation une écoute multiple, un écart entre les oreilles qui rend à
la langue une dimension non-phonologique, audio-visuelle, qu’on ne perçoit pas d'emblée et à laquelle nous sommes le plus souvent sourds. Ces points, ce pointage de
l’écriture ne se fait pas de manière unique. Il se retourne, se renverse sur
soi dans une forme d’incertitude qui fraie la vie de ce que Hegel appelait la
« certitude sensible ». Alors chaque point se mue en un point de
fuite inaugurant une dialectique infinie, un rebond dans la philosophie que
Hegel ventile selon une logique qui n’est plus celle du logos, une logique du
pointillé et du pointillisme dont les limites nous portent hors de soi, hors de
la langue, hors de l’espace puisque « c’est dit Hegel par le temps que le
point a son effectivité ».
Le vide du point chez Hegel se met à en découdre avec l'Etre, à faire des sauts, à battre, à
clignoter selon une pointe pourtant vivante. Et ce qui point dans le point est sans
doute l’infini, le dehors -ce qui fait irruption dans le fini pour lui insuffler
la vie, la vitesse d’un rythme cardiaque. La vie, c’est le point devenu mobile,
point qui reste hors de la ligne malgré son changement. Le point, sans être final, se tisse à des contrepoints
comme si la texture de la nature n’était pas différente, sous ce rapport, d’un
texte à la ponctuation complexe et suspendue. A l’alphabet des lettres dont la génétique
aussi fait son beurre, il conviendrait de superposer l’alphabet d’une
ponctuation. Une stigmatisation aussi essentielle au devenir d’un corpus que la
figure calculée d’un génotype auquel
elle fournirait plutôt ses moments
essentiels. Nulle séquence en tout cas sans point. Il s’agit donc bien sous ces coups de points d’une expérience qui est
celle de la liberté poinçonnée au cœur de la matière.
JCM
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