mardi 1 octobre 2013

Pointillisme de Peter Szendy




A coups de points est le titre d’une expérience, celle qui conduit Peter Szendy à la limite, à l’horizon de ce qui déchire un texte comme autant de stigmates. Aucun livre ne se ferme sur soi. On y perçoit plutôt des lésions ouvrant dans la langue l’intrusion d’un passage pour fendre les mots, transperçant l’écran des signes par un écart ; lézarde laissant affleurer des images, des smiley, des suspensions, des guillemets, des bulles enluminées qui ne sont pas des phonèmes, ni des formes vocales.

Il y a un point atteint, point de non retour, point du silence dont l’effraction témoigne peut-être déjà d’une certaine tonalité. Il s’agit du silence qui laisse émerger des sonorités faibles, des soupirs qui bordent la moindre phrase mais comme pour la remplir d’une clameur inaudible, une exclamation, une interrogation dont la fronce, le dessin ne se laissent absorber par aucune grammaire. Naît alors comme dit Nietzsche un autre œil, une autre oreille, une écoute qui n’est pas celle de l’entendement, de l’entendre mais sans doute bien mieux d’une touche, d’une diastole dont la métaphorisation est délicate et impossible. La ponctuation apparait du coup comme « le meilleur exemple d’une marque non-phonétique à l’intérieur de la langue » (Derrida). Ce qui laissera dans la langue autant de pattes d’oie ou des pattes de mouche pour un enchaînement qui déborde toute syntaxe.

Les points sont des zones d’effractions où le langage s’indécide comme pour tourner les mots vers autre chose que la déclaration : un coup de marteau qui en fend la couverture pour lorgner vers le dehors, le non-sens, à moins de prendre le sens comme vecteur et orientation. Il s’agirait pour le moins d’une autre orientation de la pensée, lésée sans doute par une lésion qui fait de toute lecture une épreuve et une aventure. Ainsi des italiques qui rendent possible une espèce de stéthoscopie philosophique, notamment dans la manière dont Heidegger en use pour pointer le néant en accentuant nouvellement l’approche italique du principe de raison : « Nihil est sine ratione ». Il y a sous une telle accentuation une écoute multiple, un écart entre les oreilles qui rend à la langue une dimension non-phonologique, audio-visuelle, qu’on ne perçoit pas d'emblée et à laquelle nous sommes le plus souvent sourds. Ces points, ce pointage de l’écriture ne se fait pas de manière unique. Il se retourne, se renverse sur soi dans une forme d’incertitude qui fraie la vie de ce que Hegel appelait la « certitude sensible ». Alors chaque point se mue en un point de fuite inaugurant une dialectique infinie, un rebond dans la philosophie que Hegel ventile selon une logique qui n’est plus celle du logos, une logique du pointillé et du pointillisme dont les limites nous portent hors de soi, hors de la langue, hors de l’espace puisque « c’est dit Hegel par le temps que le point a son effectivité ».

Le vide du point chez Hegel se met à en découdre avec l'Etre, à faire des sauts, à battre, à clignoter selon une pointe pourtant vivante. Et ce qui point dans le point est sans doute l’infini, le dehors -ce qui fait irruption dans le fini pour lui insuffler la vie, la vitesse d’un rythme cardiaque. La vie, c’est le point devenu mobile, point qui reste hors de la ligne malgré son changement. Le point, sans être final, se tisse à des contrepoints comme si la texture de la nature n’était pas différente, sous ce rapport, d’un texte à la ponctuation complexe et suspendue. A l’alphabet des lettres dont la génétique aussi fait son beurre, il conviendrait de superposer l’alphabet d’une ponctuation. Une stigmatisation aussi essentielle au devenir d’un corpus que la figure calculée d’un génotype auquel elle fournirait plutôt ses moments essentiels. Nulle séquence en tout cas sans point. Il s’agit donc bien sous ces coups de points d’une expérience qui est celle de la liberté poinçonnée au cœur de la matière.


JCM

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