mardi 24 septembre 2013

La chambre / Ed. Léo Scheer



LA  CHAMBRE



Jean-Clet Martin



Roman



1

  
Depuis la lucarne, on pouvait voir le pont Kamaran, deviner la réverbération de l’avenue Messidor recoupant la rue Langlois selon un triangle caractéristique. En retrait du velux poussiéreux, sur la table du salon, presque carrée, se dessine le rond du cendrier avec, éparpillés autour, de petits points gris retenus prisonniers sous la trace collante d’une ou deux gouttes de vin profondément noir. Il y a belle lurette qu’on l’avait bu ensemble! L’image de Marlène, souriante, se lève de table, se réverbère vaguement à sa place. Elle est sur le point de poser le verre et de reprendre la conversation. Mais, au lieu de cela, c’est déjà fini, les contours s’étant fluidifiés, évaporés. Ne restent qu’un rond sur la table, avec d’autres marques, plus ou moins circulaires, plus ou moins récentes.
A travers les murs trop minces, on entend un air de Coltrane se forer un passage, à moins que ce soit un refrain tellement ressassé par le propriétaire des lieux que son écho imprègne la texture des tapisseries, démodées à force de répéter leur géométrie excessive tout au long.
Il fait tardivement nuit aujourd’hui, mais pourtant à peine. Cela aurait aussi bien pu être le soir, si la rue avait été plus animée. On aurait donc eu le temps de faire une dernière promenade avec Marlène, main dans la main, sans rencontrer personne. Il serait en réalité très tôt, seulement quatre heures. Au coin de la rue, on verrait qu’elle est étrangement vide… Pas une âme n’en croiserait une autre. Aucun souffle ne ferait bouger les feuilles. Il n’y aurait, du reste, nul arbre dans cette avenue que seuls le bitume et le béton pourraient envahir. Longeant le trottoir, une grande vitrine tracerait son bord lumineux sur le macadam. Un bar, largement ouvert à la rue, avec très peu de monde ! Elle serait rentrée rapidement, Marlène, prendre un paquet de cigarettes blanc, lisse et géométriquement parfait. Il faudrait sans doute l’attendre un peu dehors.
Marlène passerait derrière un homme, vu de dos, penché sur la rampe du comptoir. Un couple se trouverait assis, devant deux tasses blanches, silencieux, le regard perdu. La femme serait blonde, ou plutôt rousse, la chevelure passant derrière ses épaules revêtues d’une robe rouge. L’homme au complet bleu tiendrait une cigarette entre ses doigts minces, sans fumée nulle part pour épaissir l’air. Le lieu serait absolument dépouillé, à l’image des immenses vitrines : grands rectangles joints pour dessiner une anse à la transparence trop parfaite.
Le serveur ne dirait sans doute pas grand-chose à Marlène, caché derrière une immense machine à café métallique. Tout aurait l'apparence tellement irréelle qu’on se croirait en un monde trop pur pour accueillir quelqu’un. Même les immeubles d’en face refléteraient d’un seul pendant, l’aspect éthéré d’un rouge terre cuite. Les oiseaux de toute façon se feraient encore attendre de sorte que, décidément, l’heure ne sera pas encore arrivée à point nommé et qu’on pourra se rendormir, refermer le livre resté ouvert à côté du cendrier au rond tracé sur la table en verre carré du salon. Il s’agit, à bien y regarder, d’un livre d’art, feuilleté la veille, entrouvert sur une pleine page, précisant un fort joli bar, un tableau d’Edward Hopper nommé, comme l’indiquait la légende bien grasse, Nighthawks 1942… Le voilà qui s’anime à nouveau, avec son énorme vitrine, sur le papier glacé, et même se détache pour emplir la chambre : une projection murale, un cinéma d’intérieur.
C’était d’ailleurs cette illustration, ses tasses, ses clients nettement représentés qui avaient levé le chemin d’une promenade rêvée. Marlène venait de s’y glisser juste avant, le laissant au seuil de la porte à attendre pour rien qu’elle revienne avec des cigarettes… Sur la page de face, on peut voir un autre tableau où une belle jeune femme se tient debout, au sortir d’un lit défait, dans la pièce d’un immeuble inondé de soleil. Mais la date n’est pas la même ! 1961, indique le sous-titrage de cette toile nommée A woman in the sun… L’ombre portée de ses jambes musclées laisse imaginer l’astre diurne se lever de manière frontale. Elle est nue, les mains presque entrouvertes. Elle attend de tous les rayons matinaux qu’ils lui caressent les seins. On dirait d’ailleurs une fois de plus un spectre de Marlène… mais une Marlène un peu vieillie déjà… Elle se tient là, offerte, seule, sans compter sur la venue d’aucune personne. Poussé par une remontée d’alcool, absorbé à l’instant, elle ressemble d’ailleurs de mieux en mieux  à la Marlène rencontrée il n’y a pas même un an…/

/…On s’était connu trop précipitamment, juste au coin de l’avenue Messidor, non loin du pont Kamaran dont on entendait battre les pieds dans l’eau tumultueuse. C’était un soir quand, pour tuer le temps, on se croisait au hasard, devant un kiosque, feuilletant l’édition d’un journal régional. Une pièce, jaune et ronde, était tombée sous l’établi laissant dans l’œil une trajectoire évasive mais suffisamment dorée pour s’en inquiéter. Il convenait en tout cas de la ramasser et lui redonner avec l’air de penser à autre chose… Le journal, déjà entr’ouvert, se mit à glisser pendant que la main cherchait à payer sans y parvenir, puis, désarticulé, s’éparpilla cette fois-ci à terre… Il fallait bien en replier les cahiers désordonnés !
Son visage, familier, retenait encore le nombre incalculable de fois où l’on s’était croisé dans les magasins du quartier, le plus souvent le soir, à la caisse de l’épicerie, comme pour prévenir ainsi la nécessité d’une occurrence plus brûlante, l’inévitable coup du sort qui rendra fatale cette rencontre impromptue. Confuse, elle s’était baissée en même temps de sorte que, en évitant de se cogner, on devait nécessairement tomber sur une pleine page, elle, visant, par-dessus l’épaule, l’image d’un coin de terre qui n’était pas d’ici, comme une autre planète, un peu rouge, vue au travers d’un modem numérique :
« Euh… excusez-moi, dit-elle, ne sachant pas ce qu’elle allait dire tout en disant finalement n’importe quoi, s’agit-il des photos de la sonde spatiale dont on a annoncé hier soir qu’elle devait rester muette ?
-Il se peut bien après tout que ces clichés-là soient le résultat d’une sonde ! Cela en a tout l’air, surtout par la couleur irréelle des lieux…
-Oui, il n’y a là que des pierres… sans aucune vie qui s’accroche à elles… C’est parfait les pierres, dit-elle en comprenant que le vide de ses paroles ne faisait qu’empirer et qu’il était temps de se taire ! »
On s’était alors assis à la toute première table d’un bistrot chic, sans rien dire d’abord, d’un air gauche, tout près du kiosque, presque machinalement, mais de façon très naturelle, prétextant remettre de l’ordre dans les affaires, rafraîchir le journal, faire le compte des pièces inutiles dans la main, cherchant laquelle revenait à l’autre, en même temps que les pigeons tournoyaient dans l’air comme pour attendre une autre heure.

Editions Léo Scheer

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