LA CHAMBRE
Jean-Clet Martin
Roman
1
Depuis la lucarne, on pouvait voir le pont
Kamaran, deviner la réverbération de l’avenue Messidor recoupant la rue
Langlois selon un triangle caractéristique. En retrait du velux poussiéreux,
sur la table du salon, presque carrée, se dessine le rond du cendrier avec,
éparpillés autour, de petits points gris retenus prisonniers sous la trace
collante d’une ou deux gouttes de vin profondément noir. Il y a belle lurette
qu’on l’avait bu ensemble! L’image de Marlène, souriante, se lève de table, se
réverbère vaguement à sa place. Elle est sur le point de poser le verre et de
reprendre la conversation. Mais, au lieu de cela, c’est déjà fini, les contours
s’étant fluidifiés, évaporés. Ne restent qu’un rond sur la table, avec d’autres
marques, plus ou moins circulaires, plus ou moins récentes.
A travers les murs trop minces, on entend un
air de Coltrane se forer un passage, à moins que ce soit un refrain tellement
ressassé par le propriétaire des lieux que son écho imprègne la texture des
tapisseries, démodées à force de répéter leur géométrie excessive tout au long.
Il fait tardivement nuit aujourd’hui, mais
pourtant à peine. Cela aurait aussi bien pu être le soir, si la rue avait été
plus animée. On aurait donc eu le temps de faire une dernière promenade avec
Marlène, main dans la main, sans rencontrer personne. Il serait en réalité très
tôt, seulement quatre heures. Au coin de la rue, on verrait qu’elle est
étrangement vide… Pas une âme n’en croiserait une autre. Aucun souffle ne
ferait bouger les feuilles. Il n’y aurait, du reste, nul arbre dans cette
avenue que seuls le bitume et le béton pourraient envahir. Longeant le
trottoir, une grande vitrine tracerait son bord lumineux sur le macadam. Un bar,
largement ouvert à la rue, avec très peu de monde ! Elle serait rentrée rapidement,
Marlène, prendre un paquet de cigarettes blanc, lisse et géométriquement
parfait. Il faudrait sans doute l’attendre un peu dehors.
Marlène passerait derrière un homme, vu de
dos, penché sur la rampe du comptoir. Un couple se trouverait assis, devant
deux tasses blanches, silencieux, le regard perdu. La femme serait blonde, ou
plutôt rousse, la chevelure passant derrière ses épaules revêtues d’une robe
rouge. L’homme au complet bleu tiendrait une cigarette entre ses doigts minces,
sans fumée nulle part pour épaissir l’air. Le lieu serait absolument dépouillé,
à l’image des immenses vitrines : grands rectangles joints pour dessiner une
anse à la transparence trop parfaite.
Le serveur ne dirait sans doute pas
grand-chose à Marlène, caché derrière une immense machine à café métallique. Tout
aurait l'apparence tellement irréelle qu’on se croirait en un monde trop pur
pour accueillir quelqu’un. Même les immeubles d’en face refléteraient d’un seul
pendant, l’aspect éthéré d’un rouge terre cuite. Les oiseaux de toute façon se
feraient encore attendre de sorte que, décidément, l’heure ne sera pas encore
arrivée à point nommé et qu’on pourra se rendormir, refermer le livre resté
ouvert à côté du cendrier au rond tracé sur la table en verre carré du salon. Il
s’agit, à bien y regarder, d’un livre d’art, feuilleté la veille, entrouvert
sur une pleine page, précisant un fort joli bar, un tableau d’Edward Hopper
nommé, comme l’indiquait la légende bien grasse, Nighthawks 1942… Le
voilà qui s’anime à nouveau, avec son énorme vitrine, sur le papier glacé, et
même se détache pour emplir la chambre : une projection murale, un cinéma
d’intérieur.
C’était d’ailleurs cette illustration, ses
tasses, ses clients nettement représentés qui avaient levé le chemin d’une
promenade rêvée. Marlène venait de s’y glisser juste avant, le laissant au
seuil de la porte à attendre pour rien qu’elle revienne avec des cigarettes…
Sur la page de face, on peut voir un autre tableau où une belle jeune femme se
tient debout, au sortir d’un lit défait, dans la pièce d’un immeuble inondé de
soleil. Mais la date n’est pas la même ! 1961, indique le
sous-titrage de cette toile nommée A woman in the sun… L’ombre portée de
ses jambes musclées laisse imaginer l’astre diurne se lever de manière frontale.
Elle est nue, les mains presque entrouvertes. Elle attend de tous les rayons
matinaux qu’ils lui caressent les seins. On dirait d’ailleurs une fois de plus
un spectre de Marlène… mais une Marlène un peu vieillie déjà… Elle se tient là,
offerte, seule, sans compter sur la venue d’aucune personne. Poussé par une
remontée d’alcool, absorbé à l’instant, elle ressemble d’ailleurs de mieux en
mieux à la Marlène rencontrée il n’y a
pas même un an…/
/…On s’était connu trop précipitamment,
juste au coin de l’avenue Messidor, non loin du pont Kamaran dont on entendait
battre les pieds dans l’eau tumultueuse. C’était un soir quand, pour tuer le
temps, on se croisait au hasard, devant un kiosque, feuilletant l’édition d’un
journal régional. Une pièce, jaune et ronde, était tombée sous l’établi
laissant dans l’œil une trajectoire évasive mais suffisamment dorée pour s’en
inquiéter. Il convenait en tout cas de la ramasser et lui redonner avec l’air
de penser à autre chose… Le journal, déjà entr’ouvert, se mit à glisser pendant
que la main cherchait à payer sans y parvenir, puis, désarticulé, s’éparpilla
cette fois-ci à terre… Il fallait bien en replier les cahiers
désordonnés !
Son visage, familier, retenait encore le
nombre incalculable de fois où l’on s’était croisé dans les magasins du
quartier, le plus souvent le soir, à la caisse de l’épicerie, comme pour
prévenir ainsi la nécessité d’une occurrence plus brûlante, l’inévitable coup
du sort qui rendra fatale cette rencontre impromptue. Confuse, elle s’était
baissée en même temps de sorte que, en évitant de se cogner, on devait
nécessairement tomber sur une pleine page, elle, visant, par-dessus l’épaule,
l’image d’un coin de terre qui n’était pas d’ici, comme une autre planète, un
peu rouge, vue au travers d’un modem numérique :
« Euh… excusez-moi, dit-elle, ne
sachant pas ce qu’elle allait dire tout en disant finalement n’importe quoi,
s’agit-il des photos de la sonde spatiale dont on a annoncé hier soir qu’elle
devait rester muette ?
-Il se peut bien après tout que ces
clichés-là soient le résultat d’une sonde ! Cela en a tout l’air, surtout
par la couleur irréelle des lieux…
-Oui, il n’y a là que des pierres… sans
aucune vie qui s’accroche à elles… C’est parfait les pierres, dit-elle en
comprenant que le vide de ses paroles ne faisait qu’empirer et qu’il était
temps de se taire ! »
On s’était alors assis à la
toute première table d’un bistrot chic, sans rien dire d’abord, d’un air
gauche, tout près du kiosque, presque machinalement, mais de façon très
naturelle, prétextant remettre de l’ordre dans les affaires, rafraîchir le
journal, faire le compte des pièces inutiles dans la main, cherchant laquelle
revenait à l’autre, en même temps que les pigeons tournoyaient dans l’air comme
pour attendre une autre heure.
Editions Léo Scheer
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