Le Moyen Age est l’âge du
multiple. Difficile d’en composer la période
sachant qu’il en comporte d’innombrables par sa géographie très locale et son
histoire si étendue. C’est au creuset de cette multiplicité, au carrefour de
tous les effondrements (celui de l’Empire et des langues de l’universel) que le
mot Métaphysique prend véritablement
le sens que nous lui donnons aujourd’hui, non plus comme un ensemble d'études
qui suivent la Physique d’Aristote, mais comme un monument d’objets spécifiques
qu’on ne saurait visiter à l’aide d’une carte bien élaborée. Et autour de ces objets si neufs
se produisent des querelles infinies à propos de leur réalité, leur singularité
en même temps que leur universalité, querelle qu’Olivier Boulnois décline par
des portraits qui vont de Thomas d’Aquin à Henri de Gand, en passant par Duns Scot, Ockham…
sans oublier l’intrication des pensées néo-platoniciennes, Arabes, Chrétiennes...
De la métaphysique et de ses
objets naissants, une analyse scrupuleuse aboutirait comme à une « ethnologie
de notre propre histoire ». Ce que
la pensée cherche à clarifier sous le nom de Métaphysique ne sont ni des
casseroles lisses ni des robinets, mais des figures tout aussi denses auxquelles nous avons
donné les noms d’être en tant qu’Etre, d'Etant, de Dieu etc. Il y a dans le foisonnement de la langue
médiévale une détermination précise de l’Absolu, recherche de l’Absolu aussi
réel qu’une coupe mais dont pourtant il est impossible de trouver le lieu
substantiel. Ce pourquoi, indécidable dans le pointage de ses topoï, la
Métaphysique est soumise à une perpétuelle altération, à un incessant mouvement
de délitement qui lui confère l’aspect d’une expérience, celle d’un perpétuel
point critique qui acte sa déconstruction. Entre le « postivisme logique »
selon lequel il faudrait taire ce qu’on
ne peut dire et la destruction de toute vérité localisée dans une présence,
il y a un champ de bataille qu’Olivier Boulnois nous promet de sillonner quitte
à entrer dans un espace rebelle, celui dont le titre du livre indique le chemin,
un carrefour de Métaphysiques rebelles.
Le positivisme logique se joue sur une étroite ligne, celle de ce dont nous
pouvons parler, fidèle aux énoncés qui entrent dans nos catégories et notre
expérience la plus factuelle. Et il serait illusoire de chercher à débattre de
ce qui se place hors de cette ligne d’évidences. D’où la poussière des faits, la collection
des vérités démontrables qui s’accumulent sans jamais ne laisser place à aucune
question, à aucune visite des enfers qui pourtant font nos vies, nos angoisses,
nos stupeurs. A l’autre extrémité, la déconstruction semble envisager les choses de la métaphysique comme des absolutismes : ceux de la présence,
présence aspirée dans l’arrière monde d’une idéologie dont la stratégie est
sans cesse occultée et hors de prise, entrant dans une étrange mise en veille.
Comme une garde dont l’occident ne saurait mesurer le pouvoir et l’impact sur le
choix réel de son monde. Si la peinture moderne refuse de figurer le monde, la
philosophie contemporaine refuse de considérer que l’Etre ait des propriétés
figurables, l’infigurable de l’Etre rimant avec l’inconscient, l’oubli, le
retrait, le secret dans lequel tout événement se trouve surdéterminé et comme
mené hors d’une prise réelle -mais selon d’étranges retours, toujours difficiles à prévenir.
On dirait que le philosophe
désormais ne peut plus tenter rien d’autre que de « se faire le
ventriloque des différentes voix qui parlent en lui ». Voix sourdes, sans issues sachant que « la
référence au réel serait une illusion à déconstruire, les textes s’entre-signifiant
à l’infini dans un jeu d’interprétation sans ordre, qui ne renvoie à rien d’extérieur
au texte ». Mais la métaphysique ne peut-elle prétendre à un absolu dont l’extériorité
ne soit ni une illusion, ni le miroir d’une idéologie dominante ? La
métaphysique est-elle définitivement placée hors toute ontologie avec l’impossibilité
de donner un réel aux spéculations de l’Absolu ? Peut-être ces questions
bien posées proposent-elles une sortie honorable, celle dont l’Absolu ne serait
ni un fait de langage ni l’autorité d’une illusion mais issu d’un croisement
de l’histoire, une « pluralité d’esquisses » dont il resterait des
strates à agencer. Et sous de telles strates rien n’interdit le projet d’en tenter l’archéologie. Alors d’une certaine manière, en recroisant toutes ces
archives textuelles, appert une vérité capable de s’y localiser, non pas de
façon dogmatique, mais dans la confluence de toutes les métaphysiques rebelles.
Rebelles au réductionnisme positiviste, rebelles à la destruction critique,
rebelles aux condamnations d’inexistence qui toujours ont placé la philosophie
dans l’espace de l’hérésie et au bord d’une inquisition redoutable.
Cette approche du réel
métaphysique, cette ouverture du spéculatif à l’amplitude de quelques
esquisses archéologiques, Olivier Boulnois entend la mener selon ce que
Kierkegaard devait nommer une « communication indirecte », une espèce
de touche dont l’objet ne serait sensible que par le biais indirect de ce qu’on
avait qualifié, par exemple en littérature, de discours indirect, énonciation
dont la liberté touche à un réel frontalement impensable mais qui n’en est pas
moins capable de faire voir un monde réel, un réalisme irréductible à la seule fiction. Ce programme d’Olivier Boulnois, fort
intéressant, nous semble cependant en voie de naissance, le livre en lui-même
ne répondant pas de manière accomplie à la promesse d’une métaphysique rebelle.
Il y faudrait sans doute bien d’autres études à partir desquelles cette ethnographie métaphysique originale s’affronterait à la mosaïque médiévale dont l’ossuaire compose le labyrinthe puissant de la
féodalité.
J. Cl. Martin
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