dimanche 22 septembre 2013

Métaphysiques rebelles / Olivier Boulnois



Le Moyen Age est l’âge du multiple. Difficile d’en composer la période sachant qu’il en comporte d’innombrables par sa géographie très locale et son histoire si étendue. C’est au creuset de cette multiplicité, au carrefour de tous les effondrements (celui de l’Empire et des langues de l’universel) que le mot Métaphysique prend véritablement le sens que nous lui donnons aujourd’hui, non plus comme un ensemble d'études qui suivent la Physique d’Aristote, mais comme un monument d’objets spécifiques qu’on ne saurait visiter à l’aide d’une carte bien élaborée. Et autour de ces objets si neufs se produisent des querelles infinies à propos de leur réalité, leur singularité en même temps que leur universalité, querelle qu’Olivier Boulnois décline par des portraits qui vont de Thomas d’Aquin à Henri de Gand, en passant par Duns Scot, Ockham… sans oublier l’intrication des pensées néo-platoniciennes, Arabes, Chrétiennes...

De la métaphysique et de ses objets naissants, une analyse scrupuleuse aboutirait comme à une « ethnologie de notre propre histoire ».  Ce que la pensée cherche à clarifier sous le nom de Métaphysique ne sont ni des casseroles lisses ni des robinets, mais des figures tout aussi denses auxquelles nous avons donné les noms d’être en tant qu’Etre, d'Etant, de Dieu etc.  Il y a dans le foisonnement de la langue médiévale une détermination précise de l’Absolu, recherche de l’Absolu aussi réel qu’une coupe mais dont pourtant il est impossible de trouver le lieu substantiel. Ce pourquoi, indécidable dans le pointage de ses topoï, la Métaphysique est soumise à une perpétuelle altération, à un incessant mouvement de délitement qui lui confère l’aspect d’une expérience, celle d’un perpétuel point critique qui acte sa déconstruction. Entre le « postivisme logique » selon lequel il faudrait taire ce qu’on ne peut dire et la destruction de toute vérité localisée dans une présence, il y a un champ de bataille qu’Olivier Boulnois nous promet de sillonner quitte à entrer dans un espace rebelle, celui dont le titre du livre indique le chemin, un carrefour de Métaphysiques rebelles

Le positivisme logique se joue sur une étroite ligne, celle de ce dont nous pouvons parler, fidèle aux énoncés qui entrent dans nos catégories et notre expérience la plus factuelle. Et il serait illusoire de chercher à débattre de ce qui se place hors de cette ligne d’évidences.  D’où la poussière des faits, la collection des vérités démontrables qui s’accumulent sans jamais ne laisser place à aucune question, à aucune visite des enfers qui pourtant font nos vies, nos angoisses, nos stupeurs. A l’autre extrémité, la déconstruction semble envisager les choses de la métaphysique comme des absolutismes : ceux de la présence, présence aspirée dans l’arrière monde d’une idéologie dont la stratégie est sans cesse occultée et hors de prise, entrant dans une étrange mise en veille. Comme une garde dont l’occident ne saurait mesurer le pouvoir et l’impact sur le choix réel de son monde. Si la peinture moderne refuse de figurer le monde, la philosophie contemporaine refuse de considérer que l’Etre ait des propriétés figurables, l’infigurable de l’Etre rimant avec l’inconscient, l’oubli, le retrait, le secret dans lequel tout événement se trouve surdéterminé et comme mené hors d’une prise réelle -mais selon d’étranges retours, toujours difficiles à prévenir.

On dirait que le philosophe désormais ne peut plus tenter rien d’autre que de « se faire le ventriloque des différentes voix qui parlent en lui ».  Voix sourdes, sans issues sachant que « la référence au réel serait une illusion à déconstruire, les textes s’entre-signifiant à l’infini dans un jeu d’interprétation sans ordre, qui ne renvoie à rien d’extérieur au texte ». Mais la métaphysique ne peut-elle prétendre à un absolu dont l’extériorité ne soit ni une illusion, ni le miroir d’une idéologie dominante ? La métaphysique est-elle définitivement placée hors toute ontologie avec l’impossibilité de donner un réel aux spéculations de l’Absolu ? Peut-être ces questions bien posées proposent-elles une sortie honorable, celle dont l’Absolu ne serait ni un fait de langage ni l’autorité d’une illusion mais issu d’un croisement de l’histoire, une « pluralité d’esquisses » dont il resterait des strates à agencer. Et sous de telles strates rien n’interdit le projet d’en tenter l’archéologie. Alors d’une certaine manière, en recroisant toutes ces archives textuelles, appert une vérité capable de s’y localiser, non pas de façon dogmatique, mais dans la confluence de toutes les métaphysiques rebelles. Rebelles au réductionnisme positiviste, rebelles à la destruction critique, rebelles aux condamnations d’inexistence qui toujours ont placé la philosophie dans l’espace de l’hérésie et au bord d’une inquisition redoutable.

Cette approche du réel métaphysique, cette ouverture du spéculatif à l’amplitude de quelques esquisses archéologiques, Olivier Boulnois entend la mener selon ce que Kierkegaard devait nommer une « communication indirecte », une espèce de touche dont l’objet ne serait sensible que par le biais indirect de ce qu’on avait qualifié, par exemple en littérature, de discours indirect, énonciation dont la liberté touche à un réel frontalement impensable mais qui n’en est pas moins capable de faire voir un monde réel, un réalisme irréductible à la seule fiction. Ce programme d’Olivier Boulnois, fort intéressant, nous semble cependant en voie de naissance, le livre en lui-même ne répondant pas de manière accomplie à la promesse d’une métaphysique rebelle. Il y faudrait sans doute bien d’autres études à partir desquelles cette ethnographie métaphysique originale s’affronterait à la mosaïque médiévale dont l’ossuaire compose le labyrinthe puissant de la féodalité.


J. Cl. Martin

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