Donner au mouvement de la variation une place centrale dans la philosophie de Deleuze cela tient au statut même de ce que Deleuze appelait la création des concepts. Une variation n’est possible en effet que par la liaison opérée dans une multiplicité en suivant un plan de composition ou une méthode conceptuelle originale. C’est qu’une multiplicité n’est pas seulement composée d’éléments ou de parties. La question n’est pas pour Deleuze d’envisager le multiple à la manière d’Alain Badiou qui distingue, à l’intérieur d’un ensemble, les éléments de leurs rapports (ou parties) sachant que ces derniers sont plus nombreux que les autres engageant, le long de ce débordement, une ligne d’erre. Deleuze ne raisonne pas en termes de nombre ni de surnombre. Il y a quelque chose de plus algébrique dans sa façon de penser.
Sans doute se souviendra-t-il de la manière dont Descartes, pour rendre compte de l’espace, renouvelle son approche de l’étendue par la création de dimensions. L’espace cartésien est directionnel et dimensionnel. Il possède vecteurs et repères. Ce n’est pas une approche faite de dénombrements pour compter éléments et parties. Peu importe de nombrer un ensemble. L’ensemble, il faut le construire avant d’en pratiquer un décompte. Et cette construction est précisément une multiplicité, une cartographie qui peut composer longitude et latitude, mais au lieu de les exprimer par une grandeur, on les qualifiera d’abord comme coordonnées (une ligne sera définie par une seule coordonnée, un plan en requiert deux, un volume suppose une coordonnée supplémentaire et rien n’interdit d’aborder des objets dont les coordonnées seraient infinies). On notera à cet égard qu’on pourra faire varier tous ces rapports par des fonctions, des variables, celles que Descartes nommera y ou x au lieu de les exprimer par des nombres, y et x étant susceptibles de recevoir des déterminations très différentes, entrant dans des problèmes qui ne sont pas encore ceux des nombres.
Une variable, cela définit donc davantage un vecteur et une dimension au lieu d’un ensemble de parties ou d’éléments. Voilà pourquoi Deleuze s’efforce de montrer à Badiou qu’une multiplicité n’est pas numérique, ni composée d’un multiple, mais qu’elle est une variation, une façon d’associer des espaces dont Descartes crée une nouvelle dramatisation, mais sans toutefois se rendre compte qu’on pourra diviser encore davantage les dimensions, les effeuiller entre-elles. Il serait possible d’imaginer, comme le fait Riemann, des espaces à n dimensions et de supposer par ailleurs qu’elles ne soient pas entières, qu’il existe des dimensions fractionnaires, des espaces qu’on peut découvrir, placés entre la longueur, la largeur et la profondeur, autant d’entités qu’on nommera fractales.
C’est là l’aventure de Mille Plateaux et d’une certaine manière un hommage à Riemann. Variation veut dire qu’on peut superposer des dimensions autrement pliées et selon des méthodes qui ne s’arrêtent pas au nombre, qu’on peut, du coup, les diviser de manière qui ne soit pas arithmétique, renouant ainsi avec une forme d’algèbre spéciale qui travaille avec des lieux (topoï) plutôt que des chiffres. D’où l’importance que Deleuze donne par exemple à l’idée d’angle chez Leibniz en ce que son ouverture embryonne un site non sans qualifier un point. Un point pour ainsi dire vivant qui ne se confond ni avec un élément, ni avec un nombre, mais avec l’intensité de l’angle selon lequel il peut se prolonger (ligne de fuite). C’est cette topologie que j’ai voulu suivre dans le livre sur Deleuze dont les divisions vont longer des vecteurs et des dimensions sans se laisser découper par ensembles ou sous-ensembles bien délimités. Aussi sommes nous très loin de Platon, dans la philosophie française, inaugurée davantage par la rupture cartésienne que je viens de décrire. Mais cette carte mentale, cette image de la pensée qui se dégage de l’algèbre particulière que je viens d’évoquer ne serait pas complète sans montrer l’importance d’Aristote contre lequel Descartes s’était battu et donc sans revenir à la conception du lieu qui est la sienne, celle qui donne à ce travail sur Deleuze une suite, notamment par une analyse de la féodalité, de la fragmentation de l’infini qu’elle découvre ( que je tente de décrire avec Ossuaires) et par une étude du Stagirite, de sa topologie ( à l’occasion d’une livre que j’avais intitulé L’âme du monde).
Cette ample variation qui part de mon premier travail est loin de s’achever avec cette seule étude. Elle aura sans doute à se mesurer, plus qu’à Badiou –mais à lui aussi !- à la philosophie de Hegel qui procède déjà par dimensions, par processus et rythmes même s’il apparaît bien comme le pire ennemi de Deleuze. C’est en ce sens que s’annonce pour moi la nécessité d’un livre sur la Phénoménologie de l’esprit étant entendu que l’ennemi trouvera certainement une meilleure place dans le réseau des amitiés que Deleuze dégage avec Qu’est-ce que la philosophie ? que ne le ferait le sourire de disciples des plus ardents. Ce serait là une suite, une fugue pour une variation nouvelle qui cherchera des contrepoints et des singularités dans la patience du négatif au lieu de la vitesse des joies et des affirmations que Deleuze devait trouver légitimement chez Spinoza.
J-C Martin
Postface à Variations, La philosophie de Gilles Deleuze pour l’édition anglo-américaine, traduction C. V. Boundas
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