lundi 16 septembre 2013

Surdité (sur la musique)




Déjà, l’intitulé « sur la musique » ne convient guère. C’est en effet la considérer sinon comme un objet, du moins comme un domaine. À ce compte, elle constituerait un objet comme un autre ; elle deviendrait une pure et simple affaire de connaissance.
On notera toutefois l’écart qui existe entre une telle connaissance – par exemple celle de la nature, des sources ou de la structure de telle sonate de Beethoven – et de son efficience (mais cela ne devrait se dire qu’au pluriel) en chacun de ses auditeurs, et à chaque instant que Dieu fait. Cette différence est au fond d’école ; elle instruit sur la distinction qu’il y a lieu de faire entre le savoir et le sens. Le premier satisfait l’esprit alors que le second touche à l’existence concrète et ouvre une recherche ou une question.
Et même, sur ce point, il convient d’établir une nouvelle différence. Il existe en effet une distance entre l’expérience commune et concrète de la musique, le travail du sens, et ses modalités spécifiques de survenue dans l’existence. Et plus exactement encore s’agit-il des manières, évidemment multiples et à chaque fois très complexes, avec lesquelles la musique, ou une musique, intervient, se présente à nous à tel moment ou dans telle situation, sans que pour autant elle représente directement quoi que ce soit ou constitue pour nous ce qu’on appelle une connaissance. Dès lors, la musique est moins ou plus qu’un objet, et il devient impossible d’en traiter de façon pertinente dans la mesure où le contenu qu’elle présente en nous se soustrait à la thématisation. Nous sommes en tout cas au plus loin de la musicologie (pour les savants) et même de l’esthétique (pour l’amateur).

On sait un peu comment telle musique, n’importe laquelle, musique savante ou chansonnette, survient en nous. Nous nous doutons bien que sa manière répétitive – le ver d’oreille, le Ohrwurm – répète quelque chose en nous sans que nous sachions quoi. Theodor Reik s’est affronté à ce cas de figure dans l’ouvrage remarquable The Haunting Melody, dont une partie seulement est traduite sous le titre Variations psychanalytiques sur un thème de Gustav Mahler. Toutefois, la tentative somme toute grandiose de Reik va encore dans le sens d’une connaissance, c’est-à-dire d’une objectivation possible de ce qui, de quelque façon que ce soit, n’est en vérité pas un objet. Il s’efforce de tirer de son expérience psychologique d’une répétition musicale (en l’occurrence un passage de la II° Symphonie, Résurrection, de Mahler) une vérité de savoir, en convertissant la musique en signification ou en la ramenant à des mots, des Noms et des relations. La musique est imputée et figurée en personnages. À cet égard, elle ne ferait jamais que cristalliser pour chacun, en en fournissant le medium, un désir ou un fantasme. Et même plus avant, elle symboliserait pour les humains – au sens fort du symbolique – en une sorte d’écriture psychique, avec la vitesse et la fluidité dont aucun langage en sa lenteur et sa mécanique n’est capable, ainsi que les nourrissons eux-mêmes en sont déjà manifestement les lieux et les occasions d’expérience s’agissant de leurs préférences concernant les boîtes à musique ou les comptines, la structure désirante ainsi que les attaches psychiques qui font l’individualité. Ce point est en tout cas précieux et il peut être généralisé, car il permet de comprendre l’attache des vivants (et sans doute pas seulement les humains ; on songe aux cigales de Platon et au grillon de Mallarmé) à la musique  et comment ils trament leur singularité et leurs rapports distributifs sur un plan dont le concept de « musical » désignerait réellement la consistance. 

Mais il existe encore un pas au-delà de cette manière de rendre compte de la musique. Et s’il nous conduisait vers la musique comme un fond, qu’on préférerait écrire et penser comme fonds, donc non pas au sens de l’intervention, de l’occurrence, de la répétition ou du rappel, toujours secondaires dans une situation, comme on met une musique sur un film, mais comme le film musical lui-même, bien qu’il ne soit pas encore joué ? Notre existence en serait précisément le déroulement ou la manifestation, avec son rythme et sa tonalité propres. La musique composée recouvrirait cette autre musique originelle et originale, la musicalité, dont la source et le plan se perdent néanmoins dans l’absence de commencement et dans les tréfonds des limbes. Et loin de nous unir à nous-mêmes grâce à la musique, nous serions distendus, pour ainsi dire presque sourds à la musicalité en elle. Car lorsque nous écoutons la musique, nous n’entendons pas, parce que nous en restons à la musique. Et le véritable musicien n’est-il pas celui, compositeur, exécutant ou simple auditeur, qui crève la peau sonore de la musique jusqu’à s’en percer le tympan ? Etranges mouvements ou ballets intérieurs qu’on se gardera de confondre avec la régression, mais qu’on évaluera en songeant à la rigueur incomparable qui nous installe dans notre existence singulière, de même qu’une mélodie rythmée ne se confond avec aucune autre.
Le fonds que nous sommes ou plutôt déplions, ses variations ne faisant qu’un avec le thème, ou bien dont le thème nous échappe parce qu’il s’efface et se recouvre en se déployant, ne nous structure guère alors même qu’il nous individualise. Si nous nous y reconnaissons en quelque façon, si nous pensons y deviner ce qui serait notre « propre », il nous terrasse bien plutôt comme la composition d’une mélodie qui dès lors ne peut plus sortir d’elle-même ou se transcrire en changeant de portée, de même qu’il trame le délire d’être notre individualité avec laquelle nous nous présentons au monde et aux autres. Chacun : une présence musicale, un son, une résonnance, une réflexivité manquée, personne.

La musique ainsi conçue intervient, mais elle ne nous vient pas. En revanche, nous venons en elle, et, parce que nous sommes sa venue, il nous est impossible de la percevoir autrement que comme la noise ou la rumeur que nous sommes pour nous-mêmes. Elle nous espace (elle est ce qui espace dans la voix déjà, dans le bâillement du cri primal qui n’est que le lieu produit par cet espacement) autant que nous collons à elle. Cela a lieu avant le langage, cela hante ensuite le langage et la langue, enfin cela nous fait parler et chanter, car sans elle nous ne parlerions pas et n’échangerions que des signes et des signaux. Cette notation musicale, l’existence que et par où nécessairement nous sommes, referme la provenance. Elle la césure en produisant toute la distance entre la présentation et la représentation. Elle césure jusqu’à la présentation elle-même, qui n’est que de se séparer de soi, de s’anticiper aveuglément et de s’oublier pour toujours.
À cette présentation, dans cette césure, nous sommes radicalement sourds. Sourds d’avoir entendu et auditeurs d’une surdité. Ainsi les musiciens. Inversement, celui qui n’aurait pas entendu pourrait, en l’absence de musicalité, tout entendre et tout dire, puisqu’aucun fonds ne hanterait son langage et que rien n’y sonnerait ou n’y résonnerait. Il serait alors quelqu’un, mais il ne serait plus personne.

André Hirt
(Chronique du 16 – septembre 2013)

Theodor Reik, Variations psychanalytiques sur un thème de Gustav Mahler, traduction Philippe Rousseau, (Denoël, 1972). 

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