dimanche 13 octobre 2013

A la mémoire d'un Ange / Alban Berg



Pour Nicholas et Zoé…

« Suprême dissonance géante dans la consonance de l’or
Dans la constance d’un orchestre amour du jugement
immense
Dans le déchirement d’enfance double requiem des
 morts
La forme du son par la mort, le sein inconnu de la mort,
et le jeune ange par la mort et l’artiste entier vers la mort ;
[…]
Alors dit le pauvre violon la phrases des tons entiers
[…]
Alors travaille une mort sans laideur
Agrandie en perfection jusqu’au gémissement de lumière »

Pierre-Jean Jouve écrit, décrit ici cette œuvre ultime d’Alban Berg que le musicien vient de composer, juste avant de mourir lui-même. C’est son requiem, il l’ignore, alors qu’il désire penser et chanter dans le souvenir (Andenken) celui de la jeune Manon Gropius, fille de l’architecte et d’Alma, la veuve de Mahler, qui vient de s’éteindre. On le sait peut-être, mais ce Concerto pour violon est le premier, qui, de manière significative, est écrit dans la technique dodécaphonique et entend hisser cette dernière à la dimension lyrique. Une structure formelle aussi rigide et contraignante que le dodécaphonisme est-il en mesure de délivrer quelque émotion que ce soit ?
Songeons un instant à une forme ou à une architecture, songeons à une structure qui n’autorise aucun écart, songeons enfin à une forme qui doit, seule, rigoureusement seule, conduire un discours musical (mais je pense en même temps à l’art en général, à Valéry). À l’opposé, la matière, quant à elle, ne serait jamais que l’évanescence des choses et le travail du temps, le fugace et le transitoire, en un mot la mort. Comment une personne aussi sensible que Berg a-t-elle seulement pu trouver, humainement, dans la technique musicale nouvelle de quoi gagner en intensité et peut-être en vérité d’expression ? Outre toutes les raisons savantes que l’on peut alléguer à ce sujet, pour la plupart objectives, tenant à la logique souterraine de l’histoire et du développement des arts, à leurs contraintes propres qui ne font assurément qu’un avec le devenir des civilisations, il peut apparaître légitime d’en privilégier une plus immédiate et directe qui veut que le matériau artistique se doit d’être ajusté à la disposition nerveuse présente, dont le système d’affects n’est que le résultat éprouvé, afin de ne pas faire glisser la composition sur un plan qui ne pourrait prétendre qu’à l’effet et non au soulèvement d’une pensée recueillie  qui se tienne, qui soit exacte et juste, comme toute diction doit être.
Interrompant la composition de Lulu, qui ne sera jamais achevé, Berg écrit ce Concerto en deux parties. La vie et la mort alternent leurs tonalités, le second mouvement trouve des supports citationnels dans une Cantate de Bach (Es ist genug, BWV 60, O Ewigkeit, du Donnerwort) et dans une chanson populaire de Carinthie. L’œuvre débute au violon par les quatre cordes à vide, puis la mélodie ou en l’occurrence la série des douze sons s’égrène sans qu’il soit possible de répéter une seule note avant que les onze autres aient été énoncées. La musique : désormais une forme qui tourne en et sur elle-même, la roue d’une temporalité dont la loterie répétitive ne cesse de produire des différences, un Eternel Retour en ce sens très précis de la relance, mais une éternité.

Dans le Concerto, plus jamais la musique et nous-mêmes ne toucheront terre. Jamais le violon, alors même que la littérature qui lui fut consacrée est pour un compositeur pour le moins intimidante, n’aura touché autant à sa nature. On passe de l’usage de l’instrument à son idéalité. Le violon ne joue plus du violon, il a percé sa caisse et son cœur et s’oublie dans son chant. La mort du violon et celle de ceux qu’il transporte se lovent ailleurs.
De l’évidence des quatre cordes à vide du commencement, transmuées en élégance, jusqu’aux moments d’assomption, ceux de l’apaisement, entre extinction et victoire sur la douleur, entre mémoire déchirante et paix du repos, le jeu du violon s’avance comme des pas dans l’au-delà. Il n’y a plus de sol, la musique n’appartient plus à la Terre, à moins qu’elle ne signifie ce qui nous emporte déjà dans la vie et qui trouve sa résolution sur la dernière note aiguë et ténue, pour nous limite, de l’œuvre. « Quoi ? L’éternité ».

La jeune Manon devient ainsi la figure angélique, la figure de l’être-musical, comme l’effigie dont il y aurait, peut-être, un équivalent solide dans le moulage du bas-relief, le marbre du musée de Chiaramonti que Freud avait placé au pied de son divan d’analyste, là-bas à Vienne aussi, Berggasse (la rue de la Montagne, mais aussi, pour nous qui écoutons le Concerto, la rue de Berg !) et que l’on connaît sous le nom de Gradiva. Des pas, mais des pas qui effleurent à peine le sol, qui auraient concentré tous leurs mouvements passés et à venir, toute leur mémoire donc et même celle de leur futur. L’aura est ce qui vient de loin et qui nous touche de près. C’est ce que l’on sent venir comme une crise et qui va nous renverser. La musique, comme Gradiva que je regarde, est ce qui s’avance dans la vie, que l’on perçoit néanmoins appartenir à un autre monde, venir par conséquent d’un autre monde. Alban Berg aura composé ces pas sur les douze notes, depuis la mort de Manon et la sienne propre. C’est ce que la musique a toujours fait, si on y réfléchit et si on est disposé à recueillir l’haleine de l’ailleurs. Le Concerto de Berg est la figuration de la musique, la limite entre l’apparition et la disparition. En écoutant, nous recevons malgré tout les simulacres, comme dirait Lucrèce, de ce que nous ne percevons même pas, tellement le seuil de notre sensibilité est faible.

Romantisme encore de Berg ? (rappelons seulement son tempérament et ce qu’il hérite et cristallise de Mahler, dans ce Concerto plus que dans d’autres œuvres, en se remémorant les Kindertotenlieder). Assurément, à la seule condition toutefois d’y entendre l’enlèvement et le déplacement par la structure formelle, le renversement plutôt qui ouvre l’aura depuis la forme et qui ne provient plus de la matière terrestre. Celle-ci est traversée par la forme, qui la dégage de sa contrainte subjective. En elle, en son apparence figée et autoritaire se dépose et se recueille l’expressivité de ceux que la mort a ravis à l’expression.

André Hirt, Chronique du 16


Alban Berg, Concerto für Violine und Orchestra « Dem Andeken eines Engels » (1935), Isaac Stern, New York Philarmonic Orchestra, Leonard Bernstein, Praga.

Pierre-Jean Jouve, Alban Berg 1936, Tombeau de Berg, Jeune fille (Mémoire d’un ange), in Œuvre, I, Mercure de France.

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