Pour
Nicholas et Zoé…
« Suprême dissonance géante dans la consonance de l’or
Dans la constance d’un orchestre amour du jugement
immense
Dans le déchirement d’enfance double requiem des
morts
La forme du son par la mort, le sein inconnu de la mort,
et le jeune ange par la mort et l’artiste entier vers la mort ;
[…]
Alors dit le pauvre violon la phrases des tons entiers
[…]
Alors travaille une mort sans laideur
Agrandie en perfection jusqu’au gémissement de lumière »
Pierre-Jean Jouve écrit, décrit ici cette
œuvre ultime d’Alban Berg que le musicien vient de composer, juste avant de
mourir lui-même. C’est son requiem, il l’ignore, alors qu’il désire penser et chanter
dans le souvenir (Andenken) celui de
la jeune Manon Gropius, fille de l’architecte et d’Alma, la veuve de Mahler,
qui vient de s’éteindre. On le sait peut-être, mais ce Concerto pour violon est
le premier, qui, de manière significative, est écrit dans la technique
dodécaphonique et entend hisser cette dernière à la dimension lyrique. Une
structure formelle aussi rigide et contraignante que le dodécaphonisme est-il
en mesure de délivrer quelque émotion que ce soit ?
Songeons un instant à une forme ou à
une architecture, songeons à une structure qui n’autorise aucun écart, songeons
enfin à une forme qui doit, seule, rigoureusement seule, conduire un discours
musical (mais je pense en même temps à l’art en général, à Valéry). À l’opposé,
la matière, quant à elle, ne serait jamais que l’évanescence des choses et le
travail du temps, le fugace et le transitoire, en un mot la mort. Comment une
personne aussi sensible que Berg a-t-elle seulement pu trouver, humainement,
dans la technique musicale nouvelle de quoi gagner en intensité et peut-être en
vérité d’expression ? Outre toutes les raisons savantes que l’on peut
alléguer à ce sujet, pour la plupart objectives, tenant à la logique
souterraine de l’histoire et du développement des arts, à leurs contraintes
propres qui ne font assurément qu’un avec le devenir des civilisations, il peut
apparaître légitime d’en privilégier une plus immédiate et directe qui veut que
le matériau artistique se doit d’être ajusté à la disposition nerveuse
présente, dont le système d’affects n’est que le résultat éprouvé, afin de ne
pas faire glisser la composition sur un plan qui ne pourrait prétendre qu’à
l’effet et non au soulèvement d’une pensée recueillie qui se tienne, qui soit exacte et juste, comme
toute diction doit être.
Interrompant la composition de Lulu, qui ne sera jamais achevé, Berg
écrit ce Concerto en deux parties. La vie et la mort alternent leurs tonalités,
le second mouvement trouve des supports citationnels dans une Cantate de Bach (Es ist genug, BWV 60, O Ewigkeit, du Donnerwort) et dans une
chanson populaire de Carinthie. L’œuvre débute au violon par les quatre cordes
à vide, puis la mélodie ou en l’occurrence la série des douze sons s’égrène
sans qu’il soit possible de répéter une seule note avant que les onze autres
aient été énoncées. La musique : désormais une forme qui tourne en et sur
elle-même, la roue d’une temporalité dont la loterie répétitive ne cesse de
produire des différences, un Eternel Retour en ce sens très précis de la
relance, mais une éternité.
Dans le Concerto, plus jamais la musique
et nous-mêmes ne toucheront terre. Jamais le violon, alors même que la
littérature qui lui fut consacrée est pour un compositeur pour le moins
intimidante, n’aura touché autant à sa nature. On passe de l’usage de
l’instrument à son idéalité. Le violon ne joue plus du violon, il a percé sa
caisse et son cœur et s’oublie dans son chant. La mort du violon et celle de
ceux qu’il transporte se lovent ailleurs.
De l’évidence des quatre cordes à
vide du commencement, transmuées en élégance, jusqu’aux moments d’assomption,
ceux de l’apaisement, entre extinction et victoire sur la douleur, entre
mémoire déchirante et paix du repos, le jeu du violon s’avance comme des pas
dans l’au-delà. Il n’y a plus de sol, la musique n’appartient plus à la Terre, à
moins qu’elle ne signifie ce qui nous emporte déjà dans la vie et qui trouve sa
résolution sur la dernière note aiguë et ténue, pour nous limite, de l’œuvre.
« Quoi ? L’éternité ».
La jeune Manon devient ainsi la
figure angélique, la figure de l’être-musical, comme l’effigie dont il y aurait,
peut-être, un équivalent solide dans le moulage du bas-relief, le marbre du
musée de Chiaramonti que Freud avait placé au pied de son divan d’analyste,
là-bas à Vienne aussi, Berggasse (la
rue de la Montagne, mais aussi, pour nous qui écoutons le Concerto, la rue de
Berg !) et que l’on connaît sous le nom de Gradiva. Des pas, mais des pas
qui effleurent à peine le sol, qui auraient concentré tous leurs mouvements
passés et à venir, toute leur mémoire donc et même celle de leur futur. L’aura
est ce qui vient de loin et qui nous touche de près. C’est ce que l’on sent
venir comme une crise et qui va nous renverser. La musique, comme Gradiva que
je regarde, est ce qui s’avance dans la vie, que l’on perçoit néanmoins
appartenir à un autre monde, venir par conséquent d’un autre monde. Alban Berg
aura composé ces pas sur les douze notes, depuis la mort de Manon et la sienne
propre. C’est ce que la musique a toujours fait, si on y réfléchit et si on est
disposé à recueillir l’haleine de l’ailleurs. Le Concerto de Berg est la
figuration de la musique, la limite entre l’apparition et la disparition. En
écoutant, nous recevons malgré tout les simulacres, comme dirait Lucrèce, de ce
que nous ne percevons même pas, tellement le seuil de notre sensibilité est
faible.
Romantisme encore de Berg ?
(rappelons seulement son tempérament et ce qu’il hérite et cristallise de
Mahler, dans ce Concerto plus que dans d’autres œuvres, en se remémorant les Kindertotenlieder). Assurément, à la
seule condition toutefois d’y entendre l’enlèvement et le déplacement par la
structure formelle, le renversement plutôt qui ouvre l’aura depuis la forme et
qui ne provient plus de la matière terrestre. Celle-ci est traversée par la
forme, qui la dégage de sa contrainte subjective. En elle, en son apparence
figée et autoritaire se dépose et se recueille l’expressivité de ceux que la
mort a ravis à l’expression.
André Hirt, Chronique du 16
Alban
Berg, Concerto für Violine und Orchestra
« Dem Andeken eines Engels » (1935), Isaac Stern, New York Philarmonic
Orchestra, Leonard Bernstein, Praga.
Pierre-Jean Jouve, Alban Berg 1936, Tombeau de Berg, Jeune
fille (Mémoire d’un ange), in Œuvre, I, Mercure de France.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire