vendredi 15 octobre 2021

Julius Corentin Acquefacques Métaphysicien / Marc-Antoine Mathieu lu par Franck Jedrzejewski



 

La bande dessinée a pris un réel tournant après 1968. Loin des comics américains et des débuts de la bande dessinée franco-belge, la création de nouveaux magazines comme L'écho des savanes, Métal hurlant, Fluide glacial ont révélé de nouveaux auteurs : Marcel Gotlib, Claire Bretécher, Jean Giraud, Philippe Druillet et Nikita Mandryka, etc. la plupart venus du magazine Pilote. C'est à travers la revue Actuel de Jean-François Bizot, écho des mouvements libertaires de l'après 68 et de l'underground américain, que le public français découvre la bande dessinée de Robert Crumb, auteur de Fritz the cat et de Mister Natural, ainsi que celle de Gilbert Shelton, auteur des non moins célèbres Freak brothers. Mais la veine comique de ces dessinateurs a été supplantée parfois par un retour à la narration et à une adaptation du roman à la bande dessinée, à l’émergence de nouveaux auteurs, et de mensuels comme la revue À Suivre. Mettre en images une histoire est devenu le lot de ces adeptes de la BD-roman, de la BD cinématographique, tristement narrative dans certains cas. L'émergence des fanzines n'a pu inverser la tendance. Une saine torpeur envahit alors les lecteurs de cette bande dessinée de l'absurde jusqu'à ce que des auteurs comme Francis Masse et Marc-Antoine Mathieu rendent au 9e art ses lettres de noblesse. L'Encyclopédie de Masse parut en 1982 et L'Origine, premier volume de la série Julius Corentin Acquefacques, prisonnier des rêves, en 1990. Depuis six autres tomes ont paru. 

    Julius Corentin Acquefacques travaille au ministère de l'humour, « une responsabilité qui demande le plus grand sérieux, une vigilance et une intégrité de tous les instants. » (t. I, 11). C'est dire que le rire a pour Mathieu cette profondeur froide et cynique, d'autant que, Acquefacques, fonctionnaire irrésistible, a le tempérament et la joie des ronds-de-cuir. Alors que toute la philosophie cherche à se démarquer de la métaphysique, Marc-Antoine Mathieu la réintroduit et pose Julius Corentin face au problème de l'identité et de la dualité. Confronté à lui-même, Acquefacques est ce dont il est l'image, une représentation du réel qui lui échappe. Dans L'Origine, Julius Corentin reçoit par courrier des pages de la BD dans laquelle il se trouve, créant d'emblée un espace distancié qui le plonge dans un monde dual, dont il ne comprend pas l'origine, réalisant in fine, sur les conseils d'Igor Ouffe, qu'il vit dans un monde plat, bidimensionnel, qui n'a de cesse de chercher à créer de l'espace. Pour autant, Mathieu ne néglige pas les problèmes de société : surpopulation, contrôle sécuritaire, crise du logement, régimes concentrationnaires, lutte pour la préservation des espaces, parodie de justice, etc. Pour déjouer le fil narratif, il pratique le cut-up à la manière de William Burroughs reprenant quelques cases des albums précédents. Fausse réminiscence et impression de déjà-vu, doublée de la référence à Little Nemo in Slumberland dont les planches se terminent toujours par le réveil de Little Nemo en bas de son lit. C'est pourquoi, Julius Corentin – qui est comme l'indique son titre « prisonnier des rêves » – commence toujours ses albums par sortir d'un rêve, ou entrer dans un autre, mais toujours, comme Little Nemo, en bas de son lit.



    Inspiré par les théories physiques contemporaines, les allusions de Mathieu à la science prennent elles aussi un tour métaphysique. Découpant une case centrale d'une page de L'Origine, il crée ce qu'il nomme une anti-case, une espèce d'antimatière, qui est non, comme le pensait Acquefacques, un trou de matière, mais plutôt un trou de temps, une fenêtre qui permet de lire l'avenir en regardant par la case trouée ou de relire le passé, en tournant la page et en regardant à travers cette case la page précédente. « Oui ! Une anti-case, si vous préférez... Celles-ci redistribuent les cartes du temps de façon tout-à-fait illogique ! C'est pourquoi nous nous répétons !... » (t. I, 43) Du coup, la structure du livre s’en trouve totalement désorganisée : « Donc... ce que j'ai dit deux pages... plus tôt... réapparaît... 2 pages... après et ce que vous dites 2 pages après arrive... 2 pages avant. C'est fou. » (t. I, 43) Après une collision de wagonnets, Acquefacques se retrouve sur une boucle sans fin : une bande de Möbius, plus exactement puisqu’il s’agit de grandes infrastructures routières, la « rocade de Möbius. » (t. IV, 11) Dans Le décalage, Mathieu revisite le principe d'incertitude d'Heisenberg : « Quand vous savez où vous allez, vous ignorez où vous êtes ; et quand vous savez où vous êtes, vous ignorez où vous allez. » (t. VI, 23). Son intérêt pour les sciences se confirme dans son dernier opus, L'hyperrêve, où l'auteur nous présente Jules Toc, apéirologiste entouré d'objets topologiques comme le tore ou la bouteille de Klein (t. VII, 24), les éponges de Menger (t. VII, 32) ou le nœud de trèfle (en couverture).

    Mathieu triture les planches : troue une case dans une page (t. I), découpe une spirale dans une autre (t. III), invente une lecture tête-bêche de l'album (t. IV), use d'anaglyphes et de lunette pour donner une vision stéréoscopique (t. V), déconstruit l’ordre logique du livre, – Le décalage commence à la page 7, relayant la couverture au cœur de l'album – déchire les pages de sorte que le lecteur puisse à sa guise composer plusieurs phylactères (t. VI, 41-46) ou insère un chapitre de pages de plus en plus petites (t. VII). Le livre se métamorphose, partiellement déstructuré.

    Dans La Qu..., Acquefacques s'étonne : « Il y eut une énorme explosion de lumière qui fit voler en éclats le monde. Tous les objets s'accélérèrent, tout en s'éloignant les uns des autres. Sans nul doute, je venais de vivre en direct un big bang originel. » (t. II, 3) Julius dérive avec son voisin Hilarion Ozéclat dans un monde emprunt de théorie de la relativité, de contractions et de dilatations du temps et de l'espace, de l'explosion primordiale, un monde en noir et blanc, où nos deux héros croisent la métaphysique du vide. « Le voyage dura tout un blanc, nous traversâmes le rien de rien, puis le rien du tout. Quand nous arrivâmes au phare, le noir était tombé. » (t. II, 41) Puis en ouvrant le sas du phare, la couleur apparaît pour de  nouveau disparaître. « Alors la couleur existe peut-être réellement... On peut rêver. »

    Dans Le Processus, Julius Corentin se retrouve au réveil face à son double qui part travailler. Logique, puisque le temps s'est détraqué, les horloges se sont mises à avancer : le Julius de 2h50 croise celui de 3h16. Les espaces se sont dédoublés dans un même univers. Mais perdu dans l'espace des cases, Julius doit retourner chez lui en passant par le vortex. « ... À vrai dire, personne ne sait exactement ce qu'est le vortex, un vrai mystère. Les théories sont nombreuses à son sujet... Épicentre du rêve ? Foyer de la création ? Antre de l'absolu ? Cœur du temps ? » (t. III, 33) Quoi qu'il en soit, Acquefacques est tombé dedans et ne peut sortir de cette spirale infernale qui lui fait revivre la même histoire. Les ressorts de l'horloge et les mécanismes du temps sont les symboles de cette spirale de « l'infra-rêve » et de « l'ultra-réalité. »

    Le début de la fin est un album à double entrée. Les chapitres, tête-bêche, se répondent en miroir : le rêve du reflet devient le reflet du rêve, la logique de l'absurde devient l'absurde de la logique, la réflexion des faits devient l'effet de réflexion et speculum répond à son palindrome muluceps. Le chapitre central porte le même nom : le miroir sans face celui précisément que traversent les deux Acquefacques, de 2h50 et de 3h16, l'un en noir, l'autre en blanc chacun allant dans la direction opposée. L'histoire de ces deux personnages qui se suivent à quelques minutes est sensiblement la même, mais comme elle est décalée dans le temps, certains événements du début de la fin sont des événements passés dans la fin du début. Naturellement, la logique de l'absurde règne, à moins qu'il ne s'agisse de l'absurde de la logique, un monde où le contrôleur de billets verbalise ceux qui sont en possession d'un billet et où Acquefacques commence ses repas par demander l'addition. Ce n’est qu’en consultant Évariste Etsirave (un nom en palindrome), spécialiste des cas étranges, qu’Acquefacques (un faux palindrome) retrouvera son double. « Je comprenais maintenant pourquoi l'ordre des choses était inversé. Je n'étais qu'un reflet et je subissais les effets de l'inversion. » (t. IV, 27)



    Cinquième tome de la collection, et non des moindres, La 2,333e dimension doit faire face à « un dysfonctionnement au niveau de la perspective. Voyez : d'ordinaire, le volume est créé par deux points de fuite qui sont placés sur l'horizon. Il nous en manque un. Résultat : il n'y a plus d'épaisseur, c'est... la platitude ! La platitude mais avec une très légère épaisseur. (...) Nous sommes dans une espèce spéciale d'espace... entre la deuxième et la troisième dimension. » (t. V, 22-23) Pour sauver le monde, Acquefacques est désigné pour aller chercher un point de fuite dans l'inframonde « cette zone étrange, inconnue, au-delà du rêve et de la réalité... » (t. V, 27) C’est avec beaucoup de malice et d’intelligence que Mathieu joue entre le caractère plan de la bande dessinée, espace projeté de ses personnages, et leurs propres expressions, leurs dialogues situés dans le réel tridimensionnel. Du plan au volume, l'espace de la BD oscille, mais ces oscillations sont perturbées par les artéfacts de représenter l'espace sur un plan. La perspective se constitue autour de ses points de fuite. Mais tout s'écroule quand un point de fuite disparaît.

    Dans Le décalage, sixième tome de la série, le héros disparaît, entraîné sur son lit qui curieusement n’avait pas de régulateur temporel, disparaît dans l’espace, ou plutôt devient son propre double, un anti-héros invisible, qui vit sa propre histoire, ou plutôt la même (vous suivez ?). Son voisin, Hilarion Ozéclat le cherche en vain et tombe dans le rien. « Le rien est un genre de vide, mais qui s'étale dans le temps... Vulgairement un bouche-trou. » (t. VI, 21) « Vous avez remarqué ? Il ne se passe pas un moment sans qu'il ne se passe rien. » (t. VI, 22), À part : « ça sent l'entourloupe existentialiste... » (t. VI, 23). Suit une longue digression sur le rien des plus savoureuses, jusqu'à ce que Hilarion retrouve Julius, et que l'histoire et l'anti-histoire se confondent, sans pour autant s’anéantir.

    Dans le dernier volume paru, L'hyperrêve, Mathieu joue de l'infini. Ses personnages tombent dans l'infiniment petit, rapetissent de plus en plus. L'objectif zoome de plus en plus et l’image devient pixélisée. « Ici, matière et espace n'ont plus cours, et le temps n'existe plus ! Il n'y a donc plus ni passé ni futur... Ici les causes précèdent les effets. » (t. VII, 39) « À ce stade, il faut espérer que nous soyons encore lus, car si personne ne nous observe, nous atteindrons un étant minimal... ou pire : une sorte de non-étant... » (t. VII, 40) Vous voilà prévenus. À lire absolument.


Franck Jedrzejewski   

 

Tous les textes de la série Julius Corentin Acquefacques, prisonnier des rêves de Marc-Antoine Mathieu : L'Origine (t. I, 1991), La Qu... (t. II, 1991), Le Processus (t. III, 1993), Le Début de la fin (t. IV, 1995), La 2,333e Dimension (t. V, 2004), Le Décalage (t. VI, 2013), L'Hyperreêve (t. VII, 2020) sont publiés aux éditions Delcourt.


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