dimanche 15 juin 2014

Nicolas de Staël, "Le Concert" / André Hirt




Fin des applaudissements : l’espace vide, le temps évanoui de la musique, les bancs de spectateurs et d’auditeurs désertés. La scène demeure : le fond rouge, le piano d’un côté, la contrebasse de l’autre, et au milieu sans doute des pupitres et des partitions.
Le tableau qui représente cela est colossal (350 x 600cm), le cadre est quasiment réaliste. Il est magnifiquement et scrupuleusement exposé ainsi au musée Picasso d’Antibes (dans une salle de concert en somme). C’est ainsi que je l’ai longuement regardé, assis sur un banc.

Le concert est achevé. Peut-être aujourd’hui, ce soir, ou demain y aura-t-il à nouveau concert… On l’ignore. Mais l’article défini par lequel le peintre a titré son tableau (Le Concert) indique plutôt une unicité. Toujours est-il qu’un concert n’en remplace jamais un autre. Deux concerts, avec les mêmes œuvres au programme et les mêmes musiciens, ne seront jamais identiques, pas même superposables (mais cela vaut tout autant pour chaque écoute d’un enregistrement). Certains, il est vrai, sont exemplaires, mais alors ils ne témoignent jamais que d’eux-mêmes. C’est qu’il y a la singularité irréductible du geste d’ensemble, des mouvements particuliers, des respirations, des émotions et de l’humeur, du climat de la salle, de l’ambiance, du temps qu’il fait dehors et d’où l’on vient. Le concert est comme cette vie ou cette existence-là, à ce moment-là. Et la mort, cela va de soi, n’échappe ni à la singularité ni à l’irréductibilité. Le concert, soit. Mais Le Concert ?

Malgré sa puissance, presque sa majesté, et son évidence imposante, disons son immédiateté, le tableau, comme toute grande œuvre, nous dérange. L’inquiétude qu’il produit ne provient pas d’on ne sait quelle étrangeté (la présence devinée d’un point imperceptible, un indice qui perturberait…). Tout au contraire : une surface pour ainsi dire neutre écrase tout au-delà envisageable de ce qui est présenté. Le tableau est sain. Rien en lui de morbide, de pervers, de déprimé même. Quoi qu’on ait pu dire et écrire à ce sujet, on n’éprouve rien de cela. Mais on ressent d’un coup une objectivité froide, malgré la chaleur de l’ensemble qui vous saisit et vous enveloppe par la puissance de la couleur.
Voilà : quelque chose se passe dans ce tableau, qui n’en dit rien et dont on n’a pas idée. Quoi, au juste ?
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Les instruments représentés sont massifs : le piano est parfaitement reconnaissable ; de l’autre côté du tableau, le regard infère une contrebasse bien qu’il voie surtout une gigantesque poire, une de celles que de Staël a aimé peindre encore l’année précédente (Trois poires, 1954). La musique, dira-t-on, est le fruit d’une performance. On relève une lourdeur, le piano certes, et la poire n’est pas sans faire songer à une silhouette humaine encore mal dégrossie, engoncée, pénible à elle-même, mais que la vie va peler et manger (c’est la seule présence allusive d’une figure humaine dans le tableau : l’allégorie de la poire).

On voit, on devine plutôt tout un orchestre. On s’attend – c’est bien ce qui dérange – à entendre une musique. Bien sûr, on n’entend rien, mais le tableau cherche, dans ce qu’il présente et par son titre, à donner quelque chose à entendre. C’est en effet une très ancienne rivalité que celle de la peinture et la musique, une limite et un partage des arts marqués par ce que l’un peut ce que l’autre ne peut pas, alors que chacun vise à se réaliser comme autre et l’autre. Dès lors, ne se trompe-t-on pas, la peinture et la musique (les autres arts aussi) ne se trouvant pas là où on croit ? Pourtant, les choses sont sans doute plus simples et le problème serait autre : sous l’angle de la seule perception générique, la différence entre peinture et musique ne passerait pas entre le voir et l’entendre, mais entre le voir et le percevoir et entre l’entendre et l’écouter. Si bien que si on extrait des sens de la vue et de l’ouïe leur rapport réciproque à l’imperceptibilité immédiate, la différence entre peinture et musique se résorberait dans la mesure où écouter et percevoir viseraient à la mise en présence et à la manifestation de ce que le voir et l’entendre ne perçoivent pas, parce qu’ils sont préoccupés par l’identification matérielle et utilitaire des choses. Pour tout dire, peut-être que Le Concert de Nicolas de Staël nous fait entendre une musique, et que la peinture est ce qui à la fois rend compte de la musique et la crée. (Il reste que chacune en se démarquant quant à soi marque du même mouvement d’avancée et de retrait la limite et l’inaboutissement de l’autre.) Il serait même possible d’inverser le rapport en portant l’attention sur les manières dont telle musique produit une image, du reste pas nécessairement triviale (assurément, telle page de Bach, L’Art de la fugue, l’Offrande musicale ou les Variations Goldberg nous portent non pas vers une rêverie imagée d’un contenu, mais vers la composition de formes, de mouvements et de couleurs).
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Car on s’attend naturellement à ce qu’un concert soit audible. Ici, le concert est peint, fixé, étalé sur la toile. Qu’y aurait-il donc à entendre, qui soit de toute façon exclusif et de ce que la rêverie suscitée par le spectacle rendrait manifeste, mais de façon très contingente, et de tout amalgame facile opéré par la seule et facile métaphorisation entre peinture et musique dont chacun est coutumier ?
On sait que la tradition comme nous-mêmes registrons spontanément la musique au temps et la peinture à l’espace. Or c’est en l’occurrence établir un faux parallèle dans la mesure où la priorité ontologique appartient probablement au temps, celui-là même de la manifestation et de son déploiement. Le temps est l’instant qui se nie tout comme l’espace est la négation du point, mais la dynamique est dans les deux cas temporelle, plus exactement production temporelle. Toutefois, il est également légitime d’avancer que le temps est extension et que l’espace est dynamique temporelle : déploiement, creusement, quelque chose d’explosif et de jaillissant, ce qui du coup rééquilibrerait le parallèle entre le temps et l’espace au profit relatif de ce dernier, parce que la spatialisation n’est pas unidirectionnelle ou nécessaire, mais contingente. De la sorte, l’espace instruirait sur la multiplicité réelle quoique généralement inaperçue des temporalisations.

Mais il faut reprendre (comme au concert, comme dans tout art). Le Concert nous donne à voir et à entendre, sans que nous sachions dans quel ordre et sur quel plan la sensation s’engage. Certes, la peinture est ici première, c’est un tableau, mais elle produit sa limite, en l’occurrence un passage (encore dialectique, mais sous quelle forme ?) dans l’élément qui n’est pas le sien. Disons plutôt qu’elle se traduit en musique. Et sachant que l’art en général est traduction, chaque œuvre, dans les genres les plus différents, ne serait que cet effort infini de traduction. Au fond, cela est commun et élémentaire. Ce qui l’est moins, c’est que chaque œuvre doit se comprendre comme tension de la traduction de soi (ainsi la peinture cherche à se traduire ici, singulièrement, en elle-même, et l’œuvre recherche sa traduction immanente). C’est en l’occurrence ce que manifestent à la fois la signature et l’inaboutissement de l’œuvre, son être-là-et-soi comme limite. Car en se traduisant soi-même, dans ce qui constitue toujours déjà son effectuation, depuis son idée jusqu’à sa réalisation, et enfin dans sa réception  – mouvement infini, donc, impossible à résorber dans un statut ultime qui consisterait en l’exhibition d’un sens pur par un langage unique, ou encore d’une individualité irréductible dans un genre ou une espèce –, l’œuvre tend, dans le mouvement même de traduction qui la déploie et la figure, à son déplacement, voire à son effacement. Le Concert, à cet égard, montrerait cet effacement de la peinture. Il montrerait l’effacement lui-même dans la peinture et comme peinture.
Fin de la peinture dans toute peinture ?  Le Concert est achevé, terminé, place au concert ? Là aussi, mais peut importe dans notre cas, les choses pourraient se concevoir à l’envers : un concert n’est-il pas le moment singulier d’une gravure très spéciale d’un tableau, n’est-il pas lui aussi l’équivalent d’un effacement de soi, d’un évanouissement sonore ou d’un shuntage ?

(Adorno, dans Sur quelques relations entre musique et peinture[1], instruit l’essentiel de la question. Partant précisément de l’idée de traduction, le philosophe montre comment l’œuvre, toute œuvre, est « écriture » (en français) qui, dans son caractère non figuratif (signifiant et signifié liés, sans séparation de la barre qui fait un signe – c’est en somme l’œuvre comme chiffre), est « expression pure » (expression de « soi », donc, et non d’un signifié antécédent). Cette « écriture » serait la manifestation historique, donc temporelle et spatiale, d’une « Schrift » (en allemand), intemporelle cette fois, soit d’un langage immémorial qui crypterait l’expressivité pure de l’humanité. Les différents arts ne seraient donc jamais, avance Adorno, que les schemata d’un langage non subjectif. Toutefois, il reste que l’œuvre fait toujours mouvement vers « quelque chose », elle « crépite » (knistern), dit encore Adorno. De notre côté, nous dirons, qu’il s’agisse de peinture, de musique ou d’autre chose, que l’œuvre est mouvement, ou encore vibration, pourquoi pas gestuelle – quelque chose en effet qu’il faudrait registrer à une braise, peut-être à du vivant, ou plutôt du survivant d’on ne sait quelle catastrophe ou chute dont il n’existe pas même de date d’origine. C’est en ce sens que les arts, dans leurs différences, trouveraient un point de conjonction qui n’annule pas leur spécificité.)
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L’œil écoute, disait Claudel. La musique du Concert se présente comme le déroulement d’un tapis. J’ignore si la perception est d’emblée totale et synchronique, si cela est même possible (pour ma part, l’œil va de gauche à droite comme un effet d’écriture, comme la lecture de la partition). Il est difficile pour nous, pour l’œil, la sensibilité en général et la pensée d’être chef d’orchestre (tout lire, de haut en bas, à même la phrase musicale ; lire l’œuvre en considérant son tout dans chaque mesure)! Il reste que la peinture produit la musique, qu’elle atteste dans son extension de sa propre temporalité, qui, néanmoins, ne rejoint pas le temps de la vie. On relèvera donc la temporalité de la couleur, le rouge et le noir surtout et cette musique qui sort du piano pour devenir un fruit, la contrebasse-poire qui reprend dialogiquement le contenu musical. En effet, sans que cela soit contradictoire, le tableau montre une rencontre musicale, une écoute réciproque, dialoguée, fuguée, rencontre donc qui donne lieu à une captation et à l’éblouissement du tableau. Dans ce cas, entre la contrebasse et le piano, soutenus discrètement par l’orchestre au milieu, par toute la musique écrite sur les partitions, s’établirait une écoute réciproque. Par conséquent, deux vivants s’écoutant, ce qu’au demeurant « concert » signifie. S’écoutant, c’est-à-dire s’interrogeant, s’appelant, se suppliant, s’accouplant pour finir, mais sans fin, parcourus par une image impossible, entrevue mais insaisissable, venue du cœur insituable de son chiffre que l’écriture musicale, la peinture par conséquent, a endossé avec toute la vaillance et l’ardeur de la vie pour l’abandonner avec tristesse à l’espace, à la séparation, à ce qui, si bien recueilli dans le chiffrage, ne donne plus lieu qu’à des lambeaux et à la fragmentation qui rend notre œil et notre oreille si mélancoliques. Voilà ce que j’ai entendu, voilà ce que j’ai vu un instant, dira-t-on dans l’ambiance si étrange qui est celle du temps et de l’espace qui suit le regard et l’écoute artistiques, et qui précède le retour à la vie courante, cette limite donc qui marque comme un deuil post festum dans l’éclatement de l’instant de l’éblouissement, et que chacun éprouve dans les plus grands moments de joie. Sortir d’un concert, c’est comme sortir d’un tableau. Nous y étions un instant, nous avons éprouvé que nous y étions, et nous n’y sommes plus (nous sentons que nous sommes déplacés). En retournant à la vie, malgré nous, après le voyage nous sentons encore et surtout que nous venons de quitter la vie. Où, par conséquent, se trouverait la vie ? Dehors, lorsqu’on a quitté la salle, ou bien dedans, dans le tableau et immergée dans la musique ?  Il y a si peu de contenu dans le terme de contemplation, entre autres parce qu’il ne rend pas, par lui-même, suffisamment compte du saut qui a été accompli et qu’il faudra accomplir, comme créateur et aussi comme spectateur ou auditeur, dans l’œuvre. Mais sauter dans l’œuvre, c’est se jeter dans un vide, dont le spectateur et l’auditeur du moins sont sauvés in extremis en retournant dehors. Sauvés, évidemment, mais arrachés également, avec le sentiment d’une existence irrémédiablement excentrée, en dehors d’elle-même. La fête du Concert, son éclat de couleur et son intensité musicale (toute la musique s’y joue, rouge, ce monochrome, en vérité l’image sans image, en vibration, frémissement et crépitement qu’est en vérité chaque fois la musique), contient son rite funéraire et sa leçon, que l’œuvre d’art est originairement l’expérience du passage du Fleuve, peut-être le voyage migratoire de l’âme qui se rappelle à elle-même à travers le voile de l’oubli, en croyant tout aussi obscurément à son immortalité.
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Il suffit de se rendre attentif aux touches, comme si le piano à l’allure de taureau, avait pivoté devant le rouge pour voir s’avancer et jouer l’orchestre (ainsi qu’il arrive parfois, comme la grâce, dans certains concertos pour piano de Mozart). Les touches en vérité parcourent le tableau et engagent une chorégraphie. C’est encore une rencontre de la peinture et de la musique, le passage réciproque par le fond de l’autre. Car les touches sont l’éveil, une verticalité surgie de l’horizontalité de l’inerte, comme si on avait incliné de trois quart le tableau pour en déverser toute la musique. Alors les touches du peintre passent à leur tour l’une dans l’autre et promeuvent les figures. Il n’est pas étonnant que le moment musical, celui dans lequel la musique naît, se métamorphose en fruit de la vie, que l’on va goûter puis avaler. La musique n’existe que vivante. En elle-même, elle n’est jamais présente. Elle vient d’ailleurs, fleurit, est prête à être cueillie, puis disparaît. Le tableau nous montre le retrait de la musique. Partant, il est comme peinture son propre retrait, sa traduction de soi entamée et inaboutie. Et le tableau saisit le retrait qui est aussi celui de la vie. Mais, comme à chaque fois, ce mouvement n’existe que sur la limite, la disparition apparaît et l’apparition est déjà la disparition. C’est à ce compte que l’on peut parler d’éclat de la peinture, de sa puissance d’effraction et de surgissement, dont l’effet n’est pas loin, comme un très vieux souvenir de ce que fut l’art lorsqu’il croyait assister à une révélation, de nous mettre à genoux. Voyez et imaginez non seulement le tableau, mais une photographie du tableau : la salle silencieuse, désertée, la salle du Temple après le concert…
                                                                        
André Hirt
Chronique du 16 (juin 2014)

Nicolas de Staël, Le Concert, Musée Picasso d’Antibes
À noter, STAËL, la figure à nu, 1951-1955 (exposition du 17 mai au 7 septembre 2014 au Musée Picasso).
Mes remerciements à Laure Lanteri pour sa visite guidée dans le musée un jour de fermeture.




[1] T.W. Adorno, Sur quelques relations entre musique et peinture, trad. Peter Szendy, avec la collaboration de Jean Lauxerois, Paris, La Caserne, 1995.

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