Les livres de Françoise Proust,
décédée prématurément, sont rares. Vient de sortir un ensemble de reliques publiées par les éditions « Furor », Feu la souveraineté. Que Françoise Proust ait laissé peu de livres,
ce n’est pas très important sachant que beaucoup d’ouvrages meurent avant
d’avoir été écrits, morts d’avoir trop cédé aux injonctions d’une
rentabilité qui les resserre et les étouffe sous le poids d’une écriture
entièrement soumise aux exigences de l’ordre, de la mesure, de la cadence
réglée des idées qui constituent, il est vrai, la vie d’une thèse. Que de telles
thèses soient effectivement menées à terme et trouvent à être publiées, ne
change rien à l’affaire. Elles se mortifient du poids des protocoles dont elles
se structurent, du soin affairé avec lequel tout ce qui est organique se
protège en un ronronnement de conduites prévisionnelles qui affectent jusqu’à
l’ordre des chapitres et la succession des masses rédactionnelles. Des livres
de ce genre envahissent l’espace littéraire au point d’en étouffer
l’espacement, d’en rendre invivable toute diffusion, comme si, dans la vie
disciplinée de l’écriture, sommeillait le dépérissement qui clone à l’identique
les marches de la pensée et la ritournelle des idées.
Le livre de Françoise Proust, De la résistance (Cerf), annonce les
thèses d’Ameisen sur le suicide cellulaire et de Catherine Malabou sur l’accident
qui se joue au cœur de l’ontologie, au centre de la vie. Je ne me tromperai pas
de beaucoup en affirmant que ce livre déstabilisant de Françoise Proust est
issu, en son style, de cette résistance à la conformité vitale de forces
qui reviennent inlassablement au même, charriées par la vitesse avec laquelle
elles tournent dans la même ornière, sous la forme d’une organisation qui ne
concède en rien à la morsure de la mort, des organismes qui meurent de cette
incapacité à s’exposer aux puissances revitalisantes de la mort. L’éternel
retour du même, l’éternel retour au même est, en ce sens, ce qui entraîne
l’étouffement de la vie par un souci trop grand de vitalité, de pragmatisme
vital. Deleuze n’avait peut-être pas tort d’attribuer à l’éternel retour un
caractère sélectif puisque ce qui revient au même ne peut que se crisper sur
soi, étouffer dans l’œuf de son identité et cessera de revenir par excès de répétition,
tandis que seules reviennent des forces qui prennent le risque de ne pas
revenir, le risque de s’affronter à la mort, à une mort plurielle qui ne nous
attend pas seulement à la fin, au terme d’un processus, mais qui nous
accompagne tout au long du chemin, à l’instar d’une ombre, d’une doublure avec
laquelle l’œuvre a autant d’affinité qu’avec la marche pragmatique et calculée
de la vie, bien trop prudente ; une mort qui, comme on le comprend bien en
lisant la vingt-quatrième lettre de Sénèque à Lucilius, ne nous tombe pas
dessus en une fois, puisque « chaque jour nous mourons […] ce jour même
que nous vivons, nous le partageons avec la mort ».
Il y a un incessant retour de la
mort qui ne vient pas qu’une fois, à la fin, mais qui ne cesse de revenir à
chaque fois, inscrivant, dès lors, au cœur de la vie, un retour qui est
promesse de nouveauté. Alors, ce qui revient à la vie, ayant affronté la mort
qui l’accompagne, y revient plus ample, traversé de cette ligne de disparition
qui se lit dans le « morcellement réenchaîné » de ces pages souvent
benjaminiennes que nous a laissées
Françoise, des pages que traverse la fêlure de la dispersion qui va les
allonger et les prolonger au-delà de la vie, trop resserrée sur l’unité de son
organisation statique – une puissante vie inorganique, disait Deleuze, une
santé fragile, voilà ce qui ne cesse d’accompagner l’écriture des grands
philosophes, découvrant, en leur fragilité, de nouvelles ressources, des voies
de passage insoupçonnées que la pensée emprunte, obligée de sauter par-delà les
failles et la lézarde mortelle disloquant la chaîne crispée des idées.
Nous voici donc, sans crier gare,
conduit au cœur du dispositif que déploie De la résistance, au
cœur d’une stratégie qui épouse les circonvolutions de l’éternel retour, les
lignes de vie et les lignes de mort que sa valse fait bifurquer vers l’axe
dédoublé d’une répétition à l’identique et d’une répétition par différence et
innovation. C’est, assurément, de cette dernière ligne que relève le style du
livre, sachant que c’est contre elle et avec elle que se trace l’écriture
risquée qui tente de ressaisir la stratégie d’une vie se méfiant autant de la
vie que de la mort, comme si l’ennemi se plaçait de part et d’autre de cette
frontière qui passe entre ces deux camps, une frontière ténue, idéale,
semblable à celle qui sépare deux couleurs dont chacune doit résister à l’autre
pour ne pas s’évanouir dans le gris. C’est sur cette limite évanouissante que
s’est écrit le livre de Françoise Proust, au bord de l’effacement et de la
confusion qui font de lui un essai vivant, un essai tâtonnant, qui se cherche,
qui passe par des points de rebroussement pour, soudainement, se lancer en
avant, sauter plus loin, depuis ce pas en arrière que la valse avec la mort ne
cesse d’imposer à cet essai morcelé.
Aussi, la composition de ce livre
n’est-elle pas la composition de ceux qui se répètent avec une ressemblance que
les exigences pratiques de la vie leur imposent, presque à leur insu. Sa
composition se noue d’une composition avec la mort, fragmentée jusqu’à
l’organisation interne des chapitres, des séquences qui sautent en reculant,
qui avancent comme l’ombre, pénétrant, par l’arrière, dans le champ du visible,
pour ainsi dire à contretemps, un contretemps, un temps mort durant lequel
l’ensemble se rejoue, se renoue pour passer ailleurs, avec l’urgence d’un
combat incessant, une guérilla contre tout ce qui favorise le retour du même,
tant sur le plan d’une politique intérieure que sur celui de notre histoire
dont les forces de révolte et de résistance sont inséparables de la puissance
de corporation qui affecte nos corps.
Il n’y a de « volonté
générale », de souveraineté politique que là où chaque corps réussit à extraire
de ses particules la souveraineté de l’esprit arrachée à la dispersion des
forces qui affectent nos organismes. En ce sens, la métaphore de l’âme dont
Platon se sert pour l’articulation de la cité idéale, doit se relire à partir
de celle par laquelle il configure le jeu tendu de nos facultés individuelles,
au sein d’un attelage qui ne cesse de boiter, un attelage de forces
incompossibles dont la cité sera elle-même déchirée, travaillée par des
puissances de nivellement et de différenciation, par des lignes de vie et des
concessions à la mort qui ne cessent, peut-être, contre ce que Platon avait
supposé, de creuser l’espace public d’un espacement qui en desserre le nœud, en
inverse les attelages, faisant porter ailleurs le poids de la loi, détournant
de ses impératifs fermés le cycle inflexible qui fait revenir, en ordre, les
mêmes formes de gouvernement, éternel retour dont le recentrement sur soi mime
l’unité vitale de l’organisme, avec sa dégénérescence, sa mort annoncée que
Platon, c’est bien connu, entrevoit dans les relâchements de la démocratie.
La souveraineté politique n’est,
en ce sens, qu’une expression de la souveraineté que chaque corps conquiert sur
lui-même, une souveraineté qui ne s’exerce pas du seul point de vue de l’organe
vivant, de la centralisation qui s’y impose, mais depuis toutes les forces de
la mort qui le hantent et l’ouvrent, à revers de ce que Platon devait craindre,
sur un éternel retour décentré, sur des déformations créatrices, des
innovations politiques risquées. C’est comme si les règles du droit qui
agencent nos cités étaient, elles-mêmes, creusées, prises de revers par la
puissance que chacun est capable d’exercer sur lui-même, une souveraineté
jamais gagnée d’avance, jamais donnée dans sa forme définitive, nécessitant une
guérilla avec soi-même dont la politique désignerait un plan d’expression
nouveau où les forces du corps pourront se déverser selon des rapports inédits
et selon une stratégie surprenante. Mais, dès lors, nous ne sommes déjà plus en
territoire platonicien, nous avons irrémédiablement quitté l’orbe de cet art de
gouverner que Platon enchaîne à la loi circulaire du retour, un éternel retour
au même très différent, évidemment, de l’intuition nietzschéenne.
L’attelage ailé que Le
Phèdre prend pour métaphore de l’âme et dont La Républiquedégage
le modèle de la cité idéale, n’a rien d’une multiplicité et est loin de
ressembler à la masse des puissances qui nous traversent et nous emportent
d’après des flux qui réclament une véritable éthique transcendantale, un traité
des passions dont la résistance désigne la ligne d’affrontement. C’est
Nietzsche qui découvre la grande politique d’après laquelle la meute des forces
qui nous composent, trouve une ligne de résistance viable, une volonté – mais
Françoise Proust refuserait ce vocable – traçant la frontière où toutes les
puissances touchent à l’équilibre mouvant dont un individu désignera la
formule, le coup de dés triomphal. « L’homme libre est […] une société
d’individus » ; « l’individu est une société » (V.P. I, p. 248, 268),
voilà le grand cri de Nietzsche, dont Foucault redécouvrira l’équilibre
instable en définissant le pouvoir comme un ensemble dynamique de rapports de
forces. En effet, nous introduisons, en nous-mêmes, des relations de pouvoir
innombrables qui sont comme le pli de celles qui contractent la société, tant
et si bien qu’à la fin, se constitue, en nous, une pratique sociale
intra-psychique qui est le reploiement des formes de pouvoirs propres à la vie
sociale extérieure, non sans qu’il y ait, régulièrement, projection de la lutte
interne, par laquelle nous nous redressons, sur les luttes que nous engageons à
l’extérieur de nous : « … nous ne pouvons plus sentir l’unité du moi,
nous nous trouvons toujours parmi une multiplicité d’êtres. Nous nous sommes
scindés en plusieurs êtres et nous nous scindons toujours à nouveau. Les
instincts sociaux (comme l’intimité, l’envie, la haine) qui supposent
une multiplicité, nous ont transformés : nous avons transporté en
nous la société, rapetissée à notre mesure » (V.P. I, 255).
Inversement, le type d’affects
qui réussit à prendre le pouvoir dans l’organisation des forces qui nous
traversent, ce type de volonté, souvent réactive, n’est pas sans rapport avec
la société qu’elle répète et modifie, activement, jusque dans la souffrance du
surhomme, celui qui trouve parmi les forces réactives un moyen de les retourner
contre elles et de faire triompher par là, des forces actives inévitablement
accompagnées de toutes celles qui font cortège et nous happent vers le vide
irrespirable de la mort, cette mort qui prend, je crois, le nom d’amor fati, et
qui tient l’individu ouvert, le fait revenir à chaque instant sous d’autres
configurations politico-pulsionnelles – une ligne de résistance que Françoise
Proust dessine à partir de Spinoza, en contournant soigneusement ce frère
étrange que désigne Nietzsche, en lequel Spinoza revient comme son ombre, et
dont la hauteur de vue politique séjourne, aujourd’hui, dans un étrange
silence.
Tout est donc, déjà avec Platon,
une affaire d’attelage qui se comporte comme une machine de guerre, un appareil
de capture plus que de clôture, un agencement instable où se lient le cheval
blanc avec le cheval gris, chacun marchant sur un rythme à part et dans une
direction avec laquelle l’autre va devoir composer son propre galop. La clôture
est, par cela même, davantage du côté de la vie, qui se ramasse frileusement
sur ses organes et se retranche derrière ses tissus fermés à bloc, que de la
mort, toujours en passe de menacer cette fermeture vitale, de la creuser, de
l’élargir, de l’évaser vers le dehors, d’introduire des irrégularités dans le
cours ordonné de la vie, de sorte qu’il nous faut bien reconnaître que la mort
ne s’oppose pas à la vie, qu’elle est la vie prise à revers, une ombre qui
l’accompagne et la redouble d’un épaississement la forçant à différer ses
dépenses explosives, à biaiser, comme le verra Bergson avec le feu dévorant de
la vie.
A cet égard, l’attelage que
négocie la durée du corps, en passant entre la vie et la mort selon un jeu
serré, insufflant dans le brûlot des forces vitales la résistance et le
délayement refroidissant de la mort, cette lutte ne se limite pas à la
stratégie individuelle de nos existences, centrées sur le repli de l’organisme,
mais s’engage dans une forme de conduite sociale capable de résister à la force
de la règle, au droit envisagé depuis sa force vitale, comme si la mort ne
pouvait être déjouée sans que le corps devienne corps politique, une affaire de
politique intérieure et extérieure. Voilà pourquoi, en prélevant l’analyse
politique sur la dissymétrie d’un attelage éthique, le livre de Françoise
Proust ne cesse d’osciller entre la dimension « individuelle » des corps
et celle de leur corporation, la dimension des individus et celle de la cité, dans
l’activité intempestive qui défait ses organes centralisateurs et les dévie
vers un autre ciel, sous un nouveau soleil, non sans traverser des périls et
des pathologies inédites.
La corporation politique des
corps met en jeu les forces actives et réactives qui sévissent et qui malmènent
le combat de ce que chaque corps subit et agit en lui-même, lui qui est peuplé
d’individus innombrables dont Spinoza nous a tant montré qu’il fallait suivre
le pouvoir de composition, déclamant qu’il nous est impossible de savoir ce que
peut un corps aussi longtemps que nous ignorons la ligne de résistance qui fait
sa persévérance. Ce que peut un corps, sa puissance de persévérer dans l’être
est un problème de politique intérieure qui passe par une stratégie dont
Françoise Proust montre à merveille qu’elle a lieu au niveau des passions les
plus passives, sachant qu’un corps sain est celui qui compose, au plus près,
avec la puissance de mort qui l’habite, retournant la mort en puissance de vie,
la tristesse en joie, l’angoisse en champ de bataille, tout un peuplement dont
la corporation dépend d’une valse funèbre autant que d’une marche à la vie, là
où la marche à la vie est parfois aussi dangereuse pour la survie que la valse
funèbre prometteuse en vie.
Si la composition des forces, la
hiérarchie des facultés qui nous gouverne, n’est, trop souvent, qu’une
miniaturisation de la forme de l’État, le pli réactif de tous les rapports de
pouvoir qui caractérisent l’esprit d’une époque, il est clair que toute
résistance active à ces modes d’assujettissements passe par un nettoyage
critique, en nous autant qu’à l’extérieur de nous, selon une manière de lutte,
contre la misère de ce présent, que Françoise Proust déploie sous le nom de
l’intempestivité. La véritable critique de soi et du monde, la possibilité de
renverser le jeu de nos facultés, d’en plisser autrement les relations de
sujétions, et, par là, de se détourner de son temps, des modes d’organisation
en lesquels il se fige, longent une ligne de résistance qui nous emporte vers
un autre temps. Défaire, en soi, le modèle étatique qui s’est emparé de toutes
nos forces, défaire les relations de pouvoirs qui nous lient à l’organisation
massive de la multitude sociale, cela suppose, comme l’a fait Foucault, la
capacité de faire revenir d’autres modes de sujétions, d’autres types de
subjectivation dont « le souci » se voit affecté d’une autre formule
politique, d’une autre configuration des pouvoirs, lisible à même l’âme de ceux
qui les ont repliés jusque dans leur corps et leur chair.
L’intempestivité est le retour,
en nous, d’une multiplicité de jeux de pouvoir qu’il faut savoir rejouer, en
les relançant contre ceux qui, actuellement, dominent l’espacement de nos vies
suivant des puissances mortifères qu’il faut retourner contre elles-mêmes,
d’après des procès de subjectivations susceptibles de réarticuler les lignes de
vie et les lignes de mort, les parades d’Éros et de Thanatos, les ballets
vertigineux d’Apollon et de Dionysos. En revenir, d’une certaine façon, aux
Grecs, c’est ce qui s’est passé aussi bien chez Hölderlin ou chez Nietzsche que
chez Heidegger, Foucault et même Deleuze, à en juger par la première partie de
son livre sur la philosophie, Qu’est-ce que la philosophie - Mais
c’est avec Nietzsche, encore, que s’opère le véritable retournement critique
qui mériterait une analyse que nous ne pourrons pas déployer ici, en toute la
finesse des stratégies adoptées. Il nous suffira, pour l’heure, de noter
ceci : défaire, en nous, les formes d’organisations vitales qui se sont
stratifiées, centralisées dans l’attraction de nos organes, cela ne se produit
qu’avec la volonté de faire revenir d’autres configurations stratégiques selon
la forme dispersive, centrifuge de l’éternel retour, un espacement de la vie
qui n’est pas sans rapport avec la puissance de fragmentation imputable à la
mort, à la lacération dionysiaque.
Que l’intempestif prenne la forme
d’un certain retour, que l’inactuel dessine le travail, en nous, de forces
immémoriales, capables de redistribuer l’attelage qui nous caractérise et qui
reflète les aléas de notre temps misérable, c’est là l’idée maîtresse du livre
de Françoise Proust, démontrant que toute résistance à la centralisation de la
vie est, du même coup, une résistance à son temps, retrouvant dans des
formations anciennes la puissance de sauter pardessus la grisaille du présent.
La résistance suppose un certain cycle, un éternel retour dont Françoise Proust
réussit à dégager le rythme politique, là où sa valse se joue peut-être
davantage comme un tango périlleux, nous contraignant de reculer d’un pas pour
en risquer deux vers l’avant. L’intempestif, Les considérations
inactuelles, désignent un retournement sur soi, un souci de soi qui a
lieu dans la fourche d’une rencontre avec un temps hors du temps capable de
redéfinir les contours de nos affects, le profil de nos forces, non sans
déjouer la vie sereine en laquelle elles se sont stabilisées, la forme
apollinienne qui les a immobilisées, happées désormais par les remous
mortifères de Dionysos. On le voit, l’éternel retour est présent dès les
premiers balbutiements de l’œuvre nietzschéenne qui fait revenir les
configurations politiques d’un passé immémorial pour rejouer les conditions
d’un tout autre temps, un temps qui, nous l’espérons, reste à venir. C’est
comme si le retour d’un passé pur pouvait déjouer les forces réactives de notre
présent, présent déjà mort, présent chargé de bonnes consciences qui ne savent
reconnaître dans le passé que ceux qui leur ressemblent, identiques comme de
vieux singes rassurants – des vies fades, qui ne risquent rien de nouveau.
Le retour du passé, avec lequel
il nous faut compter, ce passé qui pourra décaper la force tranquille de nos
esprits petit-bourgeois, relève de l’absolument Autre, d’une répétition qui
insufflera dans le système de nos facultés une différence maximale, peut-être
parce qu’il s’agira nécessairement d’un passé qui n’a jamais eu lieu, un passé
que ne sauraient trouver que ceux qui résistent au présent, pour le faire jouer
contre l’actualité, pour distendre la maille resserrée dont nous sommes
étouffés. Comment distinguer, alors, ce programme du plus vieux programme
systématique de l’idéalisme allemand culminant avec l’idée d’une nouvelle
mythologie – Comment nous sauver du mythe, de la tentation d’offrir une
nouvelle mythologie à notre époque malade, si la force de dispersion capable de
nous arracher au présent relève de l’utopie, de la fiction d’un monde insipide,
proche parfois des entreprises les plus crépusculaires de l’humanité – A ces
questions-là, le livre de Françoise Proust ne donne guère de réponse, si ce
n’est par la remarquable analyse de la bouffonnerie de nos Napoléon(s) III, du
relent d’opérette qui traîne dans les mythologies là où le concept
philosophique s’ouvre à la joie tragique du chaos qu’il intègre en son sein
comme marque de son authenticité, un chaos avec lequel on ne plaisante pas,
conférant à l’écriture philosophique une ampleur, un bouleversement, une
allégresse dont nous sentons la force sismique, la catastrophe qui partout
menace l’équilibre du livre et qui lui inflige une allure fort éloignée de la
comédie clinquante du mythe et de ses dieux endimanchés : « A une
époque pauvre en héros et en événements, comme le fait dire Françoise Proust à
Marx, tout personnage médiocre peut, par un tour de passe-passe et en un tour
de main, devenir un personnage d’Offenbach, un héros d’opérette. Si une époque
ne sait pas agencer du neuf avec de l’ancien, si elle ne sait pas mimer et
doubler son présent pour le court-circuiter, alors c’est le même qui
revient, c’est-à-dire de l’ancien et de l’usé recyclés sous les traits d’un
nouveau venu pour notre temps. »
J.-Cl. Martin
Première publication dans "Rue Descartes"/33
http://www.ruedescartes.org/articles/2001-3-d-une-valse-de-la-mort-avec-la-vie-autour-de-francoise-proustPremière publication dans "Rue Descartes"/33
Le livre de Françoise Proust De la résistance est malheureusement épuisé !
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