Plusieurs ouvrages critiques sont actuellement publiés autour de la dette : "Gouverner par la dette" de Maurizio Lazzarato (Ed. Les prairies ordinaires) ou encore "La grande dévalorisation" de Lohoff et Trenkle (Post éditions). Il faut y ajouter le livre de Jean-Paul Curnier "Prospérités du désastre" (Lignes), particulièrement original dans sa démarche et par la liberté du ton adopté. On y pointera la modification des pouvoirs sous la houlette de la finance internationale. Cette destruction de la politique est abordée selon des angles qui se recoupent dans l'écriture d'un livre qui met en relief la disparition du peuple comme sujet collectif de la démocratie. En voici un extrait pour pointer la peur qui dissémine toute communauté dans sa possibilité.
"Le
peuple n’existe plus, l’individualité sérielle de masse l’a remplacé. Tous en
ont voulu la disparition mais on ne tardera plus à prendre la mesure de ce
désastre. L’existence du peuple (et non le peuple lui-même) est ce qui fait
barrage à la peur qui s’exerce indistinctement sur tous. Pas comme force
protectrice mais comme mémoire de souveraineté agissante dans l’insurrection.
Le peuple n’est pas le peuple matérialisé par la masse humaine mais sa
possibilité d’être un peuple. Or cette possibilité a disparu, le peuple – les
peuples ont été dissous ; c’était là une condition essentielle au pouvoir
nouveau pour s’affranchir de sa tutelle originelle. Et rien qui puisse
surmonter la peur par son éternité, par sa vie anonyme et indestructible, rien.
Ce qui reste, ce n’est pas un peuple ou des peuples qui ont peur mais des
millions, des milliards d’individus-peuples, qui sont seuls, qui ont peur et à
qui manque le peuple de leurs semblables.
Que
tout se gouverne à la peur, que tout s’exprime dans le vocabulaire de la
sécurisation et soit aligné sur cet horizon ne fait à l’évidence plus guère de
doute pour personne. Ce qui, par contre, est bien plus étrange, c’est que nul
ne semble en convenir réellement. En sorte que tout le monde se dit vivre dans
la peur et que personne ne supporte qu’on en prenne acte, qu’on en parle, et
que l’on parle de ce qu’il nous est laissé comme possibilité pour s’y
opposer !
Qu’est-ce
qu’une peur qui a pour caractéristique principale d’être une évidence qui est
aussi condition de sa propre négation ? Il « fait » peur par ces
temps, comme on dirait « il fait froid » ou « il fait
sombre ».
Mais ce qui sans doute effraie le
plus dans la peur qui s’est installée au cœur de l’humanité moderne, c’est que,
désormais et cela, au même titre que tout le reste, la peur elle aussi soit
fausse. Que non seulement son motif soit faux, mais que la peur elle-même soit
devenue un artifice émotionnel, une sensation préfabriquée, une manipulation
des affects, un artefact pour donner à éprouver, pour stimuler sur commande,
pour gouverner aussi, pour dominer surtout. Ce qui peut effrayer le plus, c’est
que la peur soit effectivement ce qu’elle paraît être : un instrument de
gouvernement, le seul restant, le plus efficace et le plus terrible aussi.
C’est l’indécidabilité de la peur ressentie qui fait alors le plus peur, car
cette peur-là envahit tout, elle est de l’ordre de la panique virtuelle.
Jamais,
depuis que tout est fait en apparence pour rassurer – à commencer par la chasse
aux superstitions et aux terreurs irrationnelles des temps passés –, la peur
n’a été aussi présente comme forme de dessaisissement de soi. De même, jamais,
sans doute, elle n’a occupé la dimension collective permanente et uniforme
qu’on lui connaît depuis qu’il n’y a plus de collectif social réel autre que
sous la forme passive et morbide de l’identité, de la masse abstraite des
sondages, et des publics si judicieusement dénommés « cibles »,
aussi bien par le terrorisme islamiste que par les entreprises de publicité."
Deleuze et Guattari disent “qu’il n’y a pas d’autre moyen que de faire l’animal (grogner, fouir, ricaner, se convulser) pour échapper à l’ignoble : la pensée même est parfois plus proche d’un animal qui meurt que d’un homme vivant, même démocrate.” Avec eux, Deleuze et Guattari, je voudrais dire “Même si elle me brûle la rainure, qu’elle me met le trou de balle, comme on dit, à zéro, j’aime, de temps en temps, danser avec la peur, pieds nus danser sur une ligne frêle, sans craindre, réel au-dessus de ma tête, les ramassis de prédateurs aux infernaux regards. Dans le feu de ma danse, le joyeux Lardon de ma vie intérieure, l’Inconnu de mes baptêmes, pour le meilleur de mon sang, agit, réinvente le béni des ondes légitimes, et je danse, je danse, je n’arrête plus de danser, et je crache, ce n’est pas dégoûtant, je crache, c’est jouissant, je mouille la gracile bordure protectrice qui aime mes pieds et qui interdit la survenue de yawm al-nakba.
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