mercredi 9 avril 2014

Heidegger, entre deux murs / André Hirt




Depuis moins d’un an, la bêtise croît… encore. On pensait pourtant, depuis trois décennies, avoir tout connu s’agissant de l’ « affaire Heidegger ». Le procès a repris de plus belle, avec en prime une jouissance propre à ceux qui prennent le coupable la main dans le sac. En parallèle à la parution en Allemagne des Cahiers Noirs dans lesquels on lit bon nombre de formulations ayant trait à l’antisémitisme jusque-là seulement supposé du philosophe, à présent explicitement avoué, bien que les propos tenus soient la plupart du temps ambigus (des facilités de langage, des formules toutes faites de l’époque, mais aussi des énoncés contradictoires, qui s’en prennent précisément à l’antisémitisme!), voici qu’en France on assiste à une nouvelle entreprise de dénazification et de purification du champ philosophique (Heidegger, c’est bien entendu, pour être poli, une philosophie qui sent mauvais…)[1], d’autre part à une remythologisation et à un autre genre de purification du philosophe Heidegger par le biais d’un Dictionnaire qui cherche à tailler dans notre langue la morphologie et la grammaire qui soient à la hauteur d’une pensée pour ainsi dire sacralisée [2]. On dira donc épuration d’un côté et sanctification de l’autre.

D’un côté donc, d’un nom générique, le côté « Faye », de l’autre, toujours génériquement, le côté « Fédier ». Chacun de ces camps mobilise ses troupes et livre bataille dans ce qui est devenu, avec le temps et considéré de l’extérieur, un verre d’eau philosophique. Pour être exact et même juste, on assiste dans ce tournoi d’un côté à une démolition idéologique en règle, pour la plupart du temps à coup sûr exacte si l’on s’en tient à l’idéologie, de l’œuvre philosophique, qui se trouve radicalement niée et non plus seulement discréditée, de l’autre à la production cérémonielle d’un culte exercé par une chapelle, voire une secte, celle des Gardiens du Temple (on ne relève aucune entrée dans le Dictionnaire qui porte les noms de Derrida, Lacoue-Labarthe, Nancy, Badiou, Lyotard, mais bon nombre de seconds couteaux, leur liste dans l’index est fort longue…, comme si aucune lecture sérieuse, importante et critique n’avait jamais été entreprise) dont le ton confine très souvent au grotesque. En somme, à l’intimidation qui vise à confondre tous les lecteurs passés et futurs en raison de la dangerosité supposée de l’œuvre s’oppose la sacralisation textuelle qui filtre son lectorat par une pratique croquignolesque de la traduction.
Par conséquent, nous en serions réduits à l’impossible et au renoncement : soit par l’interdiction de lire en un autodafé même symbolique que chacun devra exécuter, soit par l’impossibilité pratique de lire. Dans ce dernier cas, le mal est déjà fait, en raison des droits détenus par la maison Gallimard : des générations de lecteurs les mieux disposés doivent abandonner la lecture des « traductions » de Etre et temps et à présent des Contributions à la philosophie– De l’événement  [3] en raison d’un texte qui n’appartient plus à aucune langue, le comble pour qui connaît un peu de Heidegger. Par conséquent, loin de se diffuser comme on le souhaite pour toute œuvre de quelque ampleur, le sort de celle de Heidegger semble bien scellé à son tombeau.
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En vérité, les deux camps sont tout occupés par une entreprise de « traduction », traduction vers l’idéologique d’un côté, traduction vers la « pensée » de l’autre. Entre les deux, on oublie tout simplement la pratique philosophique de Heidegger, la dimension de son intervention philosophique, hautement spéculative, radicalement inédite en son langage comme en son régime de question. À force de « traduire » en « heideggerien » – ce qui est nommé de façon grandiloquente « pensée » –, ce sabir proprement français, on en vient à oublier l’essentiel, ou pire à rabattre cet essentiel, cette marque d’un déplacement philosophique inouï, la question de l’Etre, sur l’inessentiel. Et à force d’idéologiser, ou plutôt de ré-idéologiser, autre retour ironique à l’origine, on perd carrément de vue le texte et ce qu’il énonce.
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Par-dessus le marché et comme toujours, à un rythme régulier tous les dix ans, l’affaire se finit en comédie journalistique, l’expression commençant à faire sérieusement pléonasme, et produit des ravages sur les quelques jeunes gens philosophes qui restent. Bientôt ils n’auront plus le choix qu’entre le puritanisme et la stérilité de la philosophie analytique dans laquelle ils croiront racheter l’innocence philosophique, comme s’il pouvait en exister une, et la rédaction de manuels de « philosophie à la plage » ou sur n’importe quel autre objet (les perspectives éditoriales, journalistiques et radiophoniques sont à cet égard infinies et assurées de leur audience …). C’est cela la bêtise qui croît… ou encore le devenir-bête de l’intelligence et du savoir-faire philosophiques. « L’affaire Heidegger », exemplairement, davantage encore que les règlements de compte concernant Sartre (qui, voyons, s’est toujours trompé), dans une moindre mesure Derrida qui n’est qu’un beau parleur, Althusser qui est un criminel, etc. sert à cette préparation patiente et en même temps frénétique des déserts déjà fort  étendus. Au mieux, retournez dans vos classes et rabâchez votre retour à Kant et apprenez votre Spinoza qui est si intouchable!
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Il est vrai que la perspective d’un scandale et de fermer le caquet aux philosophes, surtout s’ils sont considérables constitue le seul moyen par lequel les folliculaires peuvent avoir prise sur la pensée, qui dès lors n’existe pas en dehors de quelques slogans ou, en ce moment, du détestable ordre moral qui ronge les paroles, les écrans et ce qu’il reste de papier. Lire et être déplacé par la violence inhérente à toute grande pensée n’est très généralement pas l’affaire des censeurs de l’idée. En soi, ce ne serait pas bien grave étant donné que les philosophes aiment en principe rire d’eux-mêmes (bien que Heidegger sur cette affaire…). Mais la servante thrace a cédé la place à la haine d’un côté, à la piété de l’autre. La comédie, ce ne serait donc pas si grave, malgré tout, si la réalité de la question n’était pas si tragique. Car Heidegger fut effectivement un antisémite basique (on le sait ou on s’en doute au moins depuis bien longtemps), et il fut un immense penseur, ce qui, pour les raisons qu’on a dites, devient impossible à savoir, ne doit plus se savoir et ne le peut plus.
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Une seule chose est intéressante dans l’« affaire Heidegger ». Elle a été dite de nombreuses fois et on n’y reviendra pas. C’est la seule question à approfondir : la conjonction du minable avec la puissance de pensée. Le nazisme est seulement minable. Heidegger est minable et profond. C’est pourquoi rabattre cette pensée sur le sol et la race, y voir dans leur sens idéologique le ressort fondamental de la pensée est une imposture, une opération effectuée sur la langue et les textes. Qu’en général  l’idéologique possède ses voies sournoises, c’est certain. Qu’il y ait des visées et des effets idéologiques ne l’est pas moins, et évidemment chez Heidegger lui-même (ainsi dans le Discours du Rectorat et autres textes « politiques »), mais que l’idéologique soit la fin ultime visée par Heidegger, toute l’œuvre montre le contraire. Il n’y a qu’à considérer, au moins, les cours sur Nietzsche ou par exemple ceci, dans quoi on comprend qui est visé (nous sommes en 1938!) : « Les gens d’aujourd’hui, quant à eux, qu’il ne convient de mentionner que pour s’en écarter, sont hors d’état de savoir quoi que ce soit de la voie pensive ; ils se réfugient dans le “nouveau”, et se donnent ou plutôt se procurent, en mobilisant les thèmes du “politique” et de la “race”, un accoutrement jusqu’ici inconnu dans l’ancienne panoplie de la philosophie classique »[4]. Heidegger, en de nombreux grands moments textuels ou dans les cours, faisait donc tout de même autre chose… À supposer que la dimension idéologique et pour tout dire opportuniste (c’est pour ma part le point de certitude concernant Heidegger) soit très importante, elle n’écrase pas ce que sur d’autres terrains on appellerait le « scientifique » et qu’ici on appellera au sens fort « pensée ». Absorber l’un des plans par l’autre est une faute de l’intelligence.

C’est pourquoi rabattre l’œuvre du philosophe sur le sol, n’y considérer qu’un ras de terre philosophique, en sur-idéologiant le sol et en s’empêchant de considérer ce que le penseur s’efforce d’entendre par là – et quoi qu’on pense à ce sujet, encore faut-il s’efforcer de le comprendre! – livre certes les textes au croustillant, mais d’abord au malsain, à la malhonnêteté et à l’obscurantisme philosophique. On peut lire à ce sujet du côté « Faye » des considérations bas de plafond, sans la moindre lumière philosophique (elle existe chez Heidegger, même lorsqu’il parle du sol…) qui, à l’inverse, est a priori retirée au philosophe. C’est décidément la nuit, et la nuit philosophique.

Et, plus avant, si l’idéologique se livre au jugement selon le bien et le mal, si encore la sphère du Droit, ce dieu contemporain tout de même sinon contradictoire du moins paradoxal, véhicule toujours en son triomphe une idéologie, il appartient à la pensée dans sa production comme chez son auteur de prendre en compte toutes les contradictions de la réalité, du monde et de l’existence. Et chez quel penseur ne peut-on relever des ombres, des absences, des mutismes et des négligences ? Dans le genre, Heidegger fut effectivement, en opportuniste, un artiste. D’autres que lui auraient assurément fait de meilleurs choix. Mais qui, parmi eux et au même moment, posséda la même puissance de pensée ? Du reste, il convient de concéder qu’un penseur digne de ce nom, par quoi il cherche au moins à se démarquer de l’idéologique, pense toujours contre lui-même. Il est donc impossible d’exhiber ce contre quoi un penseur pense, en faire ce qu’il pense vraiment, en négligeant par conséquent ce qu’il pense et qu’il pense. Et un penseur ne préfère pas la non pensée à ce qu’il s’efforce de penser. Et c’est la pensée qui compte, pour lui comme pour nous.
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Heidegger ne fut donc pas un « pur » nazi et un antisémite, ni un pur penseur irréprochable. Il fut sans doute un antisémite très commun, un nazi prudent, mais un grand penseur certainement. On se doit de veiller, à la lecture, d’une part qu’une pensée est toujours prise dans son temps, avec ses défis (sur lesquels on cède ou pas), ses combats (qu’on livre ou pas), sa rhétorique (qu’on reprend ou pas, mais toujours un peu), et d’autre part, par conséquent à ce que les effets de lecture ne deviennent pas des principes ou, pire, que les principes seraient purement et simplement au service d’effets.

On l’a compris, en aucune façon il ne s’agit de défendre Heidegger, l’homme, ni même coûte que coûte « Heidegger », le philosophe et le penseur. Il s’agit de prendre en compte un texte, sinon une « œuvre » (en vérité des « chemins »), dans lesquels se sont opérées des percées majeures et même décisives pour la pensée (l’existence, le Dasein, un mode d’être de la vérité, celui de la réserve dans laquelle elle se tient, la profondeur possible d’un langage et d’une langue, le site poétique, la reformulation de la technique comme question pleinement métaphysique et même au-delà, la possibilité d’un commencement, etc.). On ne saurait davantage passer sur tous les philosophèmes que Heidegger a appris à reconsidérer autrement plutôt que d’affirmer qu’il n’aurait eu pour seule intention que de glisser en sous-main des contenus nazis, antisémites ou je ne sais quoi d’autre. Tout le travail philosophique de Heidegger n’est-il vraiment rien ?  Faut-il brûler ces pages de percées, boucher ces voies entr’ouvertes ?  Faut-il interdire Heidegger ?  Faire comme si cette pensée n’avait jamais eu lieu ? Et envisage-t-on un instant ce que cela signifie dans le cadre idéologique que l’on prétend dénoncer ?
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On préfèrera consulter la déconstruction qu’un Derrida aura opérée sur l’œuvre de Heidegger plutôt que la simple critique idéologique. La première va plus profond que l’autre, elle est honnête parce qu’elle va à la chose même, à l’affaire philosophique, et ne jouit pas des effets et des faiblesses de l’homme.
Inversement, on a en effet la détestable et stupéfiante impression (mais ça n’est plus seulement une impression devant ces pages de haine) qu’il faudrait au plus vite parvenir à l’os de Heidegger, soit un document quelconque qui règlerait définitivement la question. Et ce document existe peut-être… Et alors ? Nous savons l’essentiel, l’implication dans le nazisme, les propos, les silences, les absences, les « bêtises » aussi. Imagine-t-on un procès Heidegger ? Il serait condamné sans autre forme de procès, n’est-ce pas ? Et pour des raisons morales, combien de penseurs, d’artistes, de savants seraient ainsi condamnés ?  Nous en sommes donc là.
Mais il reste ce qui a été relevé plus haut, des centaines et des centaines de pages de pure spéculation de la plus haute volée qu’on ne saurait infléchir et traduire en galimatias idéologique. Ce type de « traduction », on peut le produire de n’importe quel texte! Or le côté Faye ne fait que, à sa manière, « traduire » Heidegger en sa prétendue vraie langue originelle, soit la rengaine proto-fasciste, dont on sait que l’œuvre en comporte évidemment des traces. Or Heidegger n’a pas par devers soi traduit cette langue de l’origine purement et simplement en la faisant passer en fraude dans le champ de la pensée. Du reste et peut-être à sa grande surprise – envisageons le pire ou le meilleur des  des cas, c’est selon – s’est-il surpris à tirer paradoxalement de ses penchants provinciaux (qu’il pense, que Heidegger pense, au moins parfois, c’est le minimum à concéder au regard de l’œuvre) de quoi éclairer ce qu’il y a à penser et qui l’en a déplacé. Quant aux textes, ils ont éclairé bon nombre de domaines, de plans, sans compter – du coup nous allions l’oublier! – l’éclairage incomparable de certaines des plus grandes œuvres philosophiques de l’Occident. Peut-on lire – vraiment, à fond ?  – Kant et Hegel, Descartes et Nietzsche – sans ce que Heidegger y a dégagé ?  Ne se prive-t-on réellement ni vraiment de rien ?  Bref, la pensée doit-elle s’autocensurer, faire un moratoire, se soustraire à tout risque (qui est la pensée même!). Qu’est-ce qu’une pensée sans risque ? Celle qui raconte l’histoire de la philosophie comme une histoire bien tranquille, progressive, culminant dans un moralisme bon teint, en s’élevant la main sur le cœur contre toutes les errances d’une pensée coupable ? La philosophie est-elle à ce point délimitée par des frontières et des barrières sacrées, oui sacrées comme le laisse entendre le côté « Fédier » ? Et que dire des inquisiteurs qui voient dans l’« affaire Heidegger » de quoi gagner honneur et prestige académiques ? Avec eux, leurs sectateurs diront : Ah que nous sommes beaux et bons, nous les contemporains! Comme nous sommes justes! Et que la fureur de notre justice s’abatte sur le coupable, dussions-nous nous-mêmes et toute pensée en périr!
André Hirt
7 mars 2014




[1] Emmanuel Faye, Heidegger, le sol, la communauté, la race (ouvrage collectif), Paris, Beauchesne, 2014, après la parution il y a quelques années de L’Introduction du nazisme dans la philosophie.
[2] Le Dictionnaire Heidegger, Cerf, 2013. Remarquons, en publiciste, étonnamment s’agissant de Heidegger, l’article « le », soit le seul, l’unique, le vrai !
[3] Traduites sous le titre Apports à la philosophie – de l’avenance, trad. François Fédier, Paris, Gallimard, 2013. 
[4] Par exemple ce texte des Contributions (Apports) à la philosophie, op.cit., p. 34. 

14 commentaires:

  1. Stéphane Domeracki9 avril 2014 à 04:13

    Excellent texte, bien qu'il rappelle ce que les lecteurs probes savent depuis un moment : que l'intérêt de lire Heidegger ne se situe ni du côté de Faye ni de celui de Fédier, mais plutôt là où Heidegger a donné lieu à d'authentiques pensées critiques. A cet égard, il serait intéressant d'évaluer le statut de celles qui cherchaient quand même à le "démolir" (Benjamin, évidemment, mais aussi Adorno) et celles qui restent probablement trop ancrées dans son oeuvre pour en venir à bout (à mon sens, Lacoue-Labarthe et surtout Reiner Schürmann).

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    1. Les Cahiers noirs : à pouffer de rire ! (1/3)

      17 avril 2014


      Je ne me suis jamais autant amusé que le jour où j’ai vu les têtes déconfites des heideggériophiles médusés à la fin de l’année 2013. Ils venaient d’apprendre qu’Heidegger était antisémite. Le choc ! Comme si on ne le savait pas avant cette date ! Il y aura bientôt quarante ans que j’ai commencé à faire découvrir à mes élèves en leur apprenant à faire des « lectures symptômales », que Martin Heidegger est le fondateur et le dirigeant suprême du nazisme. Quarante ans que mes articles sont ignorés par la presse et mes livres refusés par les éditeurs auxquels je les ai proposés. Après la parution de l’ouvrage d’Emmanuel Faye qui est venu renforcer la publication du travail de Victor Farias j’ai cru que l’intelligence de mes contemporains allait enfin s’ouvrir. Que nenni ! On cloua les intrus aux poteaux de couleur et le bateau ivre des heideggériens continua à dériver sur « les ondes de la patrie ». Je tendis alors sur le pré de quelques blogs la largeur de ma langue et je n’eus pas besoin de faire un pas de plus sur les prairies du verbe pour entendre une meute de plumitifs crier de toutes ses forces « Haro ! sur le baudet ». Je savais depuis quarante ans que j’étais pestiféré car s’en prendre comme je le faisais à celui que Jean Lacroix avait considéré, au moment de sa mort comme « le plus grand philosophe de tous les temps », était un véritable « parricide » aux yeux de l’agora philosophique.

      C’est à partir de cette date, à la suite de cette homélie philosophique, qu’Heidegger fut adoré en France comme un dieu. 1976 cachait 1936 et les recueils de « Questions » parus chez Gallimard tenaient lieu de bréviaire. Personne à l’exception de Jean-Pierre Faye, de Pierre Bourdieu et de quelques égarés spécialistes de la langue allemande ne s’interrogeait sur le statut de l’œuvre. Qu’Heidegger fût philosophe et qu’il fût le plus grand de tous était une vérité qui allait de soi. Il y avait un « hic », pourtant, dans cet unanimisme, c’était la question du rapport d’Heidegger au nazisme mais le discours de rectorat n’empêchait pas les notables de dormir. Gérard Granel en fit son livre de chevet, il traduisit la « chose » avec entrain et s’offrit même le plaisir de traduire, en prime, Qu’appelle-t-on penser ?, pensant honorer ainsi le plus grand génie de tous les temps qui lui avait « appris » à lire la Critique de la raison pure. Quand Farias parut, il eut droit, de sa part, à toutes les foudres de Jupiter. A deux pas du Capitole Granel offrait à la ville rose le parfum délicat de la « rose » heideggérienne qu’il venait de cueillir dans le jardin du « pèlerin chérubinique ».

      Je trouvais pour ma part que cette rose diffusait une senteur étrange qui rappelait l’odeur de la viande humaine brûlée. Je voulus en savoir davantage mais le grand clivage établi alors entre le nazisme théorique et le nazisme pratique ne permettait pas de jeter un pont entre la rive hitlérienne et la rive heideggérienne. Entre la « race » hitlérienne et le « Dasein » heideggérien il semblait y avoir un abîme infranchissable. Si vraiment abîme il y avait, pourquoi Heidegger, en pleine connaissance de cause, avait-il alors voulu faire d’Hitler le Führer de l’Allemagne ? Le pauvre homme s’était trompé, disaient les dévots du sérail. Bien qu’il fût un « grand penseur » il avait eu son moment de faiblesse. Les sornettes des heideggériens emplissaient alors l’air de leur insupportable passacaille. Etrange !

      Ce credo était loin de me satisfaire. J’étais un hérétique. Et lorsque le professeur Vincent Carraud mit Heidegger au programme de l’agrégation de philosophie je fus pris du même besoin de ruade que la mule du pape. Trop c’était trop ! (A suivre)

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    2. Les Cahiers noirs : à pouffer de rire ! (2/4)


      Mettre le fondateur du nazisme à l’agrégation de philosophie c’était, toutes proportions gardées, la même chose que si on avait voulu installer le Prince de ce monde sur le trône de Saint Pierre au Vatican. Et qui pouvait dire qu’il ne serait pas bientôt en odeur de sainteté ? Car entre le promoteur Heidegger, dirigeant germanique du programme d’anéantissement de toute la population juive d’Europe, et le Prince de ce monde annoncé par l’apocalypse de Jean il ne devait pas y avoir beaucoup de différence. Hitler n’avait pas agi sans ordre, lui qui disait n’avoir qu’un seul but : conduire à la victoire la « philosophie nouvelle » qui était à la base du parti. Cette philosophie, ou plutôt cette « prétendue philosophie » avait été affichée dans le vingt-quatrième point du programme sous le nom de « christianisme positif ». Heidegger commandait, Hitler, comme l’aurige antique, tirait les rênes de la cavale de son char de « combat ». Pour qui avait lu attentivement Mein Kampf, cette attitude d’Heidegger était une évidence.

      La question n’était donc pas tant de savoir si Heidegger était nazi, ni s’il était antisémite, car tout cela crevait les yeux de quelqu’un qui lisait attentivement ses écrits, la question était de savoir quel rôle exact avait joué Heidegger dans le régime nazi, quel était le statut réel de son œuvre. Ses références au commandement donnaient d’emblée la réponse : il était à la fois le créateur et le dirigeant du national-socialisme. Mais afin de ne pas révéler au grand jour son projet de libération, d’annexion territoriale et d’anéantissement, par peur d’être lynché, il avait dissimulé sa présidence derrière l’écran paravent du chancelier-guide qu’il avait contribué à mettre en place. Celui-ci faisait office de Ramiro d’Orco, le premier ministre de César Borgia, exécuteur des hautes œuvres, dont on pourrait se débarrasser en l’accusant d’intentions perverses si le vent venait à tourner du mauvais côté. Mettant en chantier un projet aussi criminel, bien instruit par Platon et par Machiavel des dangers qu’il encourait, Heidegger, voulut éviter de subir le sort de Jan Hus, de Giordano Bruno et, plus originellement, du Christ et de ses premiers disciples. Un lecteur qui a été tant soit peu attentif à ses maîtres : Platon, Machiavel, Fichte et Bernhardi, voit que la stratégie du prétendu « libérateur » Heidegger suit un itinéraire logique implacable. Les commentaires de l’allégorie de la Caverne, la lecture du Prince, la lecture des Discours à la nation allemande de Fichte, de son « Machiavel », et de l’opuscule létal du général Bernhardi intitulé « Notre avenir » nous donnent toutes les clés du commandement véritable du nazisme - un commandement indirect qui a surpris tous les historiens qui n’ont rien compris à la stratégie de dissimulation. Il est vrai qu’il fallait être plus malin que le diable pour le voir et pour cela il suffisait d’avoir lu Edgar Poe. Mais en dehors de Baudelaire et de Stefan George personne ne lisait l’auteur dont les analyses de la perversité avaient inspiré Les Fleurs du Mal, l’« Allemagne secrète » de « Das Neue Reich », et surtout Sein und Zeit.

      Qu’Heidegger ait continuellement parlé de « secret » et pris soin de dissimuler en permanence ses intentions perverses dans le « non dit » n’a choqué personne. Qu’il se soit continuellement exprimé par allusions, n’a étonné personne. Qu’il ait d’abord fait de la philosophie une « science », la « science de l’absolu », puis qu’il ait rejeté la philosophie en la qualifiant de pire des maux n’a jamais fait éternuer les membres des colloques de Cerisy. Met-on en cause un dieu ? Jamais ! Et Heidegger n’était-il pas « le dernier dieu » ? Celui qui avait lancé le « combat » de « Dionysos contre le crucifié » ? N’était-il pas, le troisième Dionysos, jadis annoncé par les époptes, et que Schelling avait rappelé à la mémoire germanique dans sa Philosophie de la révélation, en le réveillant par anamnèse? (A suivre)

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    3. Les Cahiers noirs : à pouffer de rire ! (3/4)

      Heidegger, engoncé dans son narcissisme extrême, se croyant doté d’un « troisième œil » comme Œdipe, se considérait comme « le dieu autour de qui » « tout se fait monde » « à nouveau », grâce à sa gigantomachie purificatrice et conquérante, celle dont ses disciples réalisaient la « mise en œuvre » de 1933 à 1945 en obéissant au doigt et à l’œil à ses ordres.

      Car « pour qu’un monde puisse exister il fallait qu’il y ait un dieu pour le créer », n’est-ce pas ? C’est ce qu’Heidegger affirmait, en 1944, dans Pensée et Poésie. « Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? », avait-il demandé dans sa leçon inaugurale, en 1929, puis dans son Introduction à la métaphysique, en 1935? Parce que « chaque dieu nouvellement révélé crée son monde », avait-il répondu, mais beaucoup plus tard, quinze ans après la leçon Qu’est-ce que la métaphysique ?, seulement, avant d’être réquisitionné pour le Volkssturm par un fonctionnaire nazi peu révérencieux.

      Le nouveau Dieu attendu par l’« être », aujourd’hui, c’est moi, laissait-il entendre continuellement à mots couverts et, sporadiquement, non couverts, en tant que « grand maître » (ou plutôt « vénérable ») de sa loge aryenne (« Die Hütte »). Heidegger a éliminé le Dieu - le dieu chrétien, s’entend - pour se faire Dieu à sa place (Cf. les Beiträge), après quoi devait commencer la ronde interminable de l’éternel retour. Mais, attention ! seulement après l’ascension de la Germanie vers le sommet de sa puissance, c’est-à-dire, après l’accès de la Germanie à la maîtrise totale du monde. (Cf., La métaphysique de Nietzsche, Nietzsche II, N.R.F., 1971).

      Si les philosophes s’étaient donné la peine de lire Heidegger chronologiquement, en mettant son « œuvre écrite » en relation avec son « œuvre historiale », c’est-à-dire avec l’histoire même du nazisme, en essayant de comprendre l’influence de Schleiermacher sur sa pensée, il y a longtemps qu’ils auraient découvert ce que je dis. Mais comment a-t-on lu Heidegger en France ? La réponse est claire : avec un encensoir. Il ne semble guère que ce soit un appareil approprié pour la lecture. Il sert plutôt à diffuser des nuages et des vapeurs d’encens qu’à établir la vérité. Alors comment ne pas pouffer de rire en voyant les heideggériens d’aujourd’hui, obstinés, frappés de berlue en apprenant de la main même d’Heidegger qu’il était un militant antisémite et qu’il appelait son peuple à la guerre et à l’embrasement des bûchers pour « bouter l’ennemi » juif hors d’Europe et hors de la planète!

      Cervantès n’avait pas jugé bon d’ajouter un tome supplémentaire à son Don Quichotte. Ce sont les Allemands, guidés par Heidegger, qui l’ont fait. Le paraphrénique chevalier hispanique inventé par Cervantès prenait les moulins à vent de la Manche pour des géants ennemis de la veuve et de l’orphelin et il les attaquait de sa lance. L’intellectuel paranoïaque du Heuberg, Heidegger, lui, prit les Juifs pour les ennemis irréductibles des Germains, il les considéra atteints du « mal radical » diagnostiqué par Kant et, de sa chaire d’université, il commanda à ses « surhommes » qu’il avait auparavant bien endoctrinés et bien entrainés, de les envoyer aux fours crématoires (Cf. son cours sur les Concepts fondamentaux de1941). Il appelait ces incinérateurs des « fours de boulanger ». Il est vrai qu’ils avaient été conçus sur ce modèle, et, se plaçant en pensée devant ces fours, il se plaisait à jouer aux « osselets », comme l’avait fait, avant lui, son penseur préféré Héraclite. (Cf. son cours sur Héraclite et sa lettre à Jean Beaufret). (à suivre)


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    4. Les Cahiers noirs : à pouffer de rire ! (4/4 fin)



      Alors oui, ce serait à pouffer de rire de voir tous ces heideggériens qui ne veulent pas admettre la vérité, esclaves volontaires d’une lecture immanente aussi naïve qu’affligeante, aux prises avec l’évidence qui les confond et la vérité historique qui les rattrape. Ce serait à pouffer de rire, bien sûr, s’il n’y avait pas eu cinquante millions de morts. C’était tellement facile de faire endosser ce crime contre l’humanité à Hitler et à Staline, le simplet fanatique d’un côté, le communiste honni de l’autre. N’est-ce pas ? Et tellement lâche aussi…Les opérationnels étaient mouillés, seul l’intellectuel commanditaire du génocide sortait blanchi.

      Michel. 17 avril 2014


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    5. Vous démontrez précisément à quoi conduit la méthode du collectif de Monsieur Faye. Il vous décernera peut-être une palme?

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    6. Une lecture audacieuse.
      Tout simplement : "Heidegger est le fondateur et le dirigeant suprême du nazisme"
      Il est, à lui tout seul, hors du contexte allemand qui n'a pas d'histoire, l'auteur de l'idéologie, des buts, de la ligne suivie par du nazisme et de sa mise en pratique. Hitler marionnette de Heidegger tirant les ficelles, + la visée de Heidegger d'occuper la place de Dieu, et d'être lui-même l'incarnation du nouveau dieu attendu , selon Monsieur Anonymous.. Je ne connaissais pas cette version ! Etonnant

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    7. Le texte de Monsieur Hirt qui assigne de façon injurieuse à Emmanuel Faye le "mur" de la sottise ne mérite aucun commentaire : il ne fait honneur ni à votre site, ni à votre propre effort d'impartialité dans la recension que vous avez faite de "Heidegger, le sol la communauté, la race", ouvrage collectif récemment paru sous sa direction chez Beauchesne.
      Restent les quatre épisodes désolants de M. Anonymous (qui se dénonce bel et bien par ses outrances mêmes), dont je m'étonnais en les parcourant que vous les laissiez passer: j'ai même je l'avoue, éprouvé fugacement un début d’admiration pour cette équanimité de sage et de webmaster devant tant d' excès de langage dignes d’un troll...
      Jusqu'au moment où l'explication de tant de tolérance se révèle par votre propre commentaire, quelque peu téléphoné : "Vous démontrez (sic) précisément à quoi conduit la méthode de Monsieur Faye".
      Ainsi, vous vous êtes complu à ne pas modérer ces excès, parce qu'ils vous paraissent plaider en faveur de votre camp: celui d'une heideggerei de bon aloi, de bonne compagnie, d'un entre-soi glorifié par la proximité de M. Badiou - lequel vous reprochait cependant une recension par trop indulgente : d’où ce repentir a posteriori... Dommage pour la qualité d’une réflexion que vous aviez semblé favoriser dans votre recension critique.
      Reste l’essentiel. La philosophie de Heidegger, à l'heure où la bête immonde a de nouveau fécondé partout dans le monde, est devenue bien trop dangereuse pour être laissée aux mains d'intellectuels irresponsables, qui après s'être longtemps comportés en négationnistes du nazisme politique de leur Maître à penser, se refusent désormais à en assumer les conséquences philosophiques.
      Par ailleurs, le débat entre philosophes que vous semblez finalement refuser, est désormais largement dépassé. Non pas seulement du fait des preuves textuelles et argumentaires accumulées par les philosophes qu’ici comme ailleurs on tente de disqualifier par des attaques ad personam, faute de savoir et de pouvoir les réfuter. Mais surtout parce que la question de savoir s’il est admissible que soit enseigné en secondaire un auteur aussi clairement toxique n’est plus une affaire pédagogique, ni même de philosophie, mais bien un véritable affrontement politique.
      Sur ce point, M. Badiou semble très largement en avance sur ses suiveurs.

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    8. Vous avez raison, le commentaire que j'ai laissé passer est en effet soit l'oeuvre d'un troll ou le symptôme d'une mauvaise manière de procéder qui est celle de Faye, dans la poursuite longitudinale d'un secret qui s'étire pour tout envahir et finalement tout rendre délirant. Je pense qu'il y a des deux dans ce commentaire en quatre parties, assez bien écrit et pourtant défaillant. En ce qui me concerne, je n'ai jamais été Heideggérien, pour d'autres raisons et selon d'autres méthodes qu'on trouve du reste dans mes livres. Je suis viscéralement en-dehors de l'idée de profondeur, de vérité comme dévoilement, pour des raisons philosophiques et selon un procédé qui ne ressemble absolument pas à ce drôle de mélange des genres que nous administre le collectif incriminé. André Hirt a une sensibilité et une connaissance de la philosophie allemande plus éclairée que la mienne. J'ai trouvé intéressant de lui donner la parole et selon un argument qui me paraît tout à fait défendable lorsqu'il pointe le délire de la pensée de part et d'autres des approches contemporaines de ce philosophe. On dirait que toute pensée entre dans une querelle et que la querelle est devenu son mode. Mais là, c'est en-dessous de la dispute. Ce n'est pas ainsi qu'on lit, ni qu'on traduit -et personne ne peut être soumis a priori à une telle soupe sans faire l'objet d'une violence aussi stupide que celle qui est dénoncée par ailleurs. Entre les lignes, et pour une bonne partie de ma recension, je suis tout de même assez sévère avec cette police de la pensée. Pour ce qui est de Badiou, il entre dans la configuration du présent. Ce n'est pas à moi d'en juger, mais au lecteur auquel "Strass de la philosophie" ne refuse pas l'idée qu'il est capable, comme dirait Kant, de "penser par soi-même". Sous ce rapport, c'est la seule pédagogie éclairée que je connaisse.

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    9. J'ajoute à cela que l'inélégance de ce groupe envers Derrida et d'autres penseurs contemporains ne me le rend pas du sympathique et que ma modération de courtoisie dénonce en réalité la bêtise intellectuelle du propos à chaque ligne...

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    10. Aucune réponse de fond n'est faite à Anonymous. Est-ce parce qu'il n'y a rien à répondre ou est-ce parce que vous n'avez rien à répondre de solidement argumenté ? Parler "d'inélégance" quand on parle d'un sujet si grave n'est-ce pas ridicule sinon odieux ?

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  2. Non le nazisme n'est pas minable, il est meurtrier. Heidegger n'est pas un antisémite ordinaire c'est un partisan fanatique et non repenti du génocide des juifs. Il faudrait au moins que M. Hirt prenne la peine d'ouvrir les Carnets noirs avant de nous faire sa leçon. Génocidaire, M. Badiou l'est aussi, comme chacun se souvient, qui persiste et qui signe dans la numéro spécial de "Philosophie Magazine" sur le communisme. Au passage, un tiers de la population cambodgienne, 50 à 60 millions de chinois dans les estimations les plus hautes pour l'ensemble du maoïsme mais c'est un pays où le ne compte pas. Comme le dit la "Lichtung" de la rue d'Ulm : " le comptage des morts est la dimension zéro de la polémique politique" ose-t-il.
    Mauvais maître, mauvais disciples : J. Derrida déjà s'était livré, dans l'insignifiant "De l'esprit" à une attaque pénible et de mauvaise foi contre Husserl pour sauver Heidegger, JC Martin le suit par un argument capillotracté contre Kant qui le rend très fier. Visiblement la compagnie d'une chemise noire est plus exaltante que la défense des vieux maîtres. La transgression serait-elle toujours "tendance" ?

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    1. A ma connaissance Heidegger n'était pas en Italie à cette époque et les chemises noires, c'était en Italie. Votre imprécision est générale comme celle de tout ce livre.

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    2. Vous avez parfaitement raison : le fasciste est un violent, le nazi est un meurtrier et cela situe très exactement la catégorie dans laquelle il faut "penser" Heidegger : en Allemagne, meurtrier en "chaire", dans le secret de ses "Carnets". Badiou pense "plus grand" encore et à distance, dans les médias. Mais "qui pense grandement,... etc. etc.

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