lundi 7 avril 2014

Heidegger sur la sellette / J.-Cl. Martin




Emmanuel Faye vient de livrer au public une somme détaillée sur la question du sol :Heidegger, le sol, la communauté, la race [1]. Y participent des auteurs dont les intentions, sans être exactement les mêmes, se recoupent autour de Heidegger et son rapport au nazisme. Dans chaque texte se voit engagée une forte mise en perspective de la pensée de Heidegger et de son rapport, difficile à établir, concernant la philosophie politique. Qu’il y ait sinon un engagement du moins une « pensée » politique de Heidegger, une thèse de ce genre n’est pas du tout une évidence comme ce fut le cas pour Machiavel, Hobbes ou encore Rousseau. Le silence politique de Heidegger nourrit un certain nombre d’interrogations : que recouvre un tel silence à une époque qui marque la promotion d’une politique de l’horreur et dans un temps qui a vu beaucoup d’intellectuels allemands migrer vers d’autres terres ? Heidegger, non content d’un tel silence, prend une carte au parti National Socialiste, accepte incontestablement une fonction institutionnelle de recteur de l’Université… Mais dans son œuvre, le plan politique disparaît pratiquement dans l’inessentiel de la sphère mondaine. Sauf que les camps d’extermination -comme le reconnaît la critique stimulante, déjà plus ancienne, de Max Dorra contre Heidegger- ces camps n’ont rien de très mondains [2]… De quoi relativiser sans doute le triomphalisme de Faye selon lequel c’est seulement maintenant que « la critique de Heidegger commence à se frayer un chemin en France » [3]. Cela avait de mon point de vue commencé dès le séminaire que Derrida a donné sur Heidegger concernant « La question de l’Etre et de l’Histoire » [4] avec un accueil fortement réservé de la part de ses contemporains...

Biaiser Heidegger

L’approche politique des textes de Heidegger affronte, d’une manière tout de même paradoxale, un « non-dit » dont l’aménagement n’est pas perceptible au premier regard. Ce « non-dit » transpire à partir de quelques énoncés lacunaires qui constitueraient comme un véritable système souterrain, une forme autre et essentielle de son engagement politique. Mais ces silences de Heidegger recouvrent en même temps la difficulté d’en parler de manière directe, sans détour, pour relancer finalement une inflation des moyens rhétoriques. Le lecteur serait donc amené à pratiquer des associations qui ne se donnent pas comme telles. Mais comment rendre compte d’une reconstruction de ce genre ? Il n’est pas certain qu’il y ait, comme le prétend par exemple Rastier, quelque chose de similaire à une « purification » chez Heidegger dans sa manière de répéter le mot « pur ». En reprenant l’exemple qu’interroge cette étude, on peut parler en effet de « l’essence encore non purifiée », expression récurrente et qui revient de façon certes insistante chez Heidegger mais sans que cette expression puisse étonner le moins du monde un lecteur de Kant, de sa Critique de la raison ‘pure’, texte qui fait circuler ce concept à chaque page de son exposition. Difficile du même coup de percevoir sous ce régime de la pureté « un radicalisme politique » [5] sans une élaboration forcément artificielle et des rapprochements conceptuels parfois lointains. Chaque étude vaut donc ici nécessairement comme une entrée oblique dans le corpus de Heidegger. Avec le défaut peut-être de partager le caractère énigmatique, l’absence d’originalité, « le niveau de généralité » qui lui sont encore reprochés [6].
On peut à bon droit se moquer des traductions et des expressions lyriques qu’on trouve sous la plume de certains traducteurs emblématiques. Et Faye en effet nous amuse en dénonçant un nouveau Molière dans la façon de rendre « das Wesen des Seyns » par « l’aîtrée de l’estre » [7]. Mais cette bonne plaisanterie n’est sans doute pas exportable à la vigilance d’un Derrida, bien plus Cornélien en son genre. Et pour ce qui concerne les textes ainsi rassemblés, on remarquera tout de même que si Heidegger n’affiche pas de philosophie politique clairement localisée, la manière d’en parler adoptée par toutes ces études passera nécessairement par des périphrases et des constructions aussi énigmatiques que les formulations de l’auteur en question. L’intérêt des « enquêtes » proposées au lecteur consiste ainsi à essayer de poser les conditions d’émergence de concepts apparemment anodins dans la philosophie de Heidegger – et qui seraient, de fait, contaminés par l’antisémitisme lorsqu’on en suit la trame avec une plus grande précision, moyennant des détours sinueux. Toute la question sera de voir ce qu’il en est de ces détours, eux-mêmes étymologiques, de dégager un peu selon quelle méthode ils se recoupent et si cette méthode n’est pas elle-même une construction, un procédé déjà heideggérien dans sa manière de tordre la langue... Comment en effet rendre évidents des concepts si peu visibles et aussi obscurs pour autant que Heidegger se voit dénoncé effectivement comme le roi de l’obscurité ? Et ces concepts si fluctuants apparaissent-ils sous une autre lumière que celle de la tradition qui l’inspire ? Quel domaine de pertinence peut-on leur accorder relativement au champ politique qu’ils sont supposés révéler en réorganisant l’espace dont ils constituent le découpage ? Le sol, la communauté, la race, entrent-t-ils dans la configuration d’un geste philosophique qui décide d’une politique sous-jacente à l’économie du troisième Reich ? Et, sous des mots choisis avec précision, s’agit-il d’une innovation sémantique dans l’œuvre de Heidegger ou ces concepts sont-ils déjà l’objet d’un héritage, voire d’un usage populaire ? Y a-t-il finalement une rupture spécifiquement heideggérienne sur ce point ou une continuité, voire une communauté d’intérêt avec d’autres philosophèmes de la même époque ?

Suite du texte sur Actu philosophia


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