samedi 15 février 2014

« STRASBOURG » -un lieu philosophique / André Hirt

Philosophes d'aujourd'hui 7



Il est toujours possible, après coup, de retracer un parcours philosophique en feuilletant sa logique interne. Il est possible ensuite, et c’est parfois souhaitable, que l’on prenne position, en déterminant et en clarifiant la silhouette des ennemis (il y en a, nécessairement, et chacun a bien sûr les siens). Il est évident aussi que l’on s’inscrit de fait dans une mouvance, un geste, une manière de philosopher (sans parler de style, qui est rare). Tout cela va de soi, est infiniment complexe et intéressant, mais finit par toucher, au-delà de ces diverses positions et poses repérables, à la complexion matérielle d’une singularité individuelle, psychique et existentielle. À cet égard, Nietzsche avait parfaitement raison en registrant in fine le philosopher non à une typologie théorique et académique, mais à une économie et une symptomatologie des corps et des âmes inscrites à chaque fois dans une disposition idiosyncrasique de l’existence.  
C’est pourquoi une passion philosophique – j’entends ce qui fait passer à l’acte, à enseigner (vraiment), à écrire (en assumant), à exister par là (absolument, jusqu’à la solitude parfois) – ne paraît pas décidable de façon purement philosophique, c’est-à-dire objectivée, normée et typologisée. La philosophie qui vient, comme celle qui est venue, provient certes de conditions matérielles déterminées (comme on disait dans le temps), de plis subjectifs et de rencontres contingentes, mais plus amplement de lieux et de situations topologiques qui, à l’examen, s’avèrent déterminantes et constituantes.
En somme, quitte à heurter, mais s’agissant des principes, de ce qui conduit une manière de philosopher, on peut soutenir qu’un tel geste inauguralement ne se décide pas. Le choix n’est pas philosophique, il est seulement calcul de ce que l’on voudra (d’intérêt, de politique, de valeur). Une philosophie du compte est ce qui apparaît de la philosophie. En revanche, la pratique philosophique accompagnée de son contenu ne s’y réduit pas. Elle est plus secrète, moins assignable, plus décisive. Elle interdit, sous l’angle d’une vérité possible, que la pensée puisse être déliée de ce qui l’a nourrie, de ce qui l’a abreuvée, de ce qui l’a fait bourgeonner et fleurir. Et cela, quels que soient la nature et le sujet de ce dont on écrit avec sa voix, son corps et son désir. À cet égard, on éliminera seulement de la pertinence philosophique le projet d’une seule régulation du langage (dans la dite « philosophie analytique »), comme si ce dernier pouvait être manipulé comme un objet, assujetti aux seules règles de la logique et dénoué de toute parole qui n’est jamais que désir et existence. La raison connaît ainsi son délire, accompagné de tous les effets de la psychose. Ne délire pas qui l’on croit.
                                                                         *
Ces considérations nous rappellent, en bon platonisme dans lequel on ne peut que se reconnaître, que la philosophie est un élan, qu’elle n’inaugure pas tout à fait puisqu’il est toujours déjà prêt à se stimuler. Il n’y a, de ce point de vue, que des occasions, des moments et des lieux de réminiscence. Et si valeur il y a effectivement de cet élan, c’est qu’il ne cesse de s’épuiser, c’est-à-dire de se relancer dans son Eros. La raison pour laquelle la philosophie a connu des crises négatives, des épuisements réels, tient à ce qu’elle s’est affaissée en maniement d’idées. Les idées sont les ennemies de la pensée et même de la philosophie. Un philosophe n’a pas à avoir d’idées, que du reste tout le monde a. La preuve majeure en est, on dira le symptôme de cela, la concentration du philosophique en un système. C’est aussi que ce dernier terme est parfaitement mal compris. Hegel nous instruit à ce sujet. Si la philosophie a à être systématique, au risque de ne pas avoir lieu du tout, ce n’est pas au sens où il lui faudrait établir une vérité totale et définitive, mais en ce qu’elle est sans cesse en jeu, totalement, âme et corps, Esprit et nature réunis, formes et figures assemblées, positif et négatif noués, absolu et relatif entrelacés, essence et existence traversées, humain et divins dialogués, bref en ce que l’inquiétude ne se calme que pour être réactivée, comme l’existence même. À la majesté grandiose du système hegelien ne répond que l’extrême modestie de son propos. À la froideur sèche du concept correspond la turbulence de ce qui l’anime. À l’univocité concentrique apparente de l’écriture philosophique, qui n’est pourtant pas soutenue par la moindre démonstration, ne s’articule en réalité que le mouvement sans fin des contraires, comme d’une raison déchirée, questionnée et renaissante. En surprise d’elle-même, la raison ne cesse de creuser son objet, sa res, la chose elle-même, dont elle partage l’étymologie (reor).
                                                                         *
Et c’est bien cet élan qui fut reconnaissable à Strasbourg, ce lieu philosophique, car il convient de reconnaître à la philosophie des lieux. « Strasbourg », ce fut le lieu de conjonction de la pensée et de l’existence. Ce fut une vie philosophique, ce qui ne signifie pas ce qu’on pourrait croire. Mais une philosophie dans la vie et non hors de la vie, comme on voit aujourd’hui dans les frontières internes des Universités, des publications normées, avec des mots-clés.
Le lieu aura eu lieu. Mais qu’est-ce qui aura eu lieu au juste ? La question n’est guère triviale et dans sa fulgurance n’attend pas nécessairement une réponse, tellement elle demeure agissante et en quelque façon se suffit, fidèle, à elle-même en son déploiement, jusqu’à présent. Il me vient pourtant ceci, pour être le plus concis possible, de Friedrich Schlegel, Dialogue sur la poésie (Gespräch über Poesie), 1800 (une belle date inaugurale d’envoi), qui ne m’a jamais quitté, contrairement à moi qui l’ait parfois oublié, signe que la vérité est ce qui nous tient et non pas l’inverse, que « l’art romantique » est en somme l’entreprise, en fin de compte l’expérience, la faculté de briser toutes les limites de la norme et de se « transporter dans le beau trouble de la fantaisie, le chaos originel de la nature humaine ». C’est ce que j’ai appris au contact de Philippe Lacoue-Labarthe et de Jean-Luc Nancy, à la fin des années 70, lorsqu’ils préparaient dans leur cours commun, auquel ce fut un bonheur d’assister, L’Absolu littéraire. Concernant l’idée qu’il m’est possible de me faire de la philosophie, aujourd’hui, je ne vois pas ce qu’il faudrait y changer. Le sentiment du « transport », l’exaltation et le plaisir de la pensée, l’émotion en somme devant le sens qui vient dans et par la pensée, la beauté en son « trouble », le souci et la manière de briser les figures et les représentations, de secouer les surfaces pour y faire revenir des profondeurs cachées (et inversement), endormies ou insoupçonnées, la considération à la fois belle et terrible du « chaos originel » comme d’une vérité refoulée par la civilisation et même par la culture, tout cela, donc, en passant par Nietzsche et Freud, énonce l’essentiel.
Et j’ajouterai à peine autre chose, juste une exemplarité, presqu’à la mesure de la vérité de l’activité philosophique requise par notre temps (je ne vois rien d’autre, pratiquement, qui s’en rapproche davantage), à savoir une manière de philosopher et de lire, face à un livre concrètement ouvert, avec le seul a priori ou présupposé que je laisserai à Max Horkheimer le soin de décrire, à propos de Hegel : « … Hegel dissout (auflöst) tout ce qu’il pense et le met en mouvement ». Hegel, assurément, mais Jean-Luc Nancy procédait exactement de cette façon (et je l’ai pour ma part vu et entendu lire Hegel de cette manière, à sa manière). On constatera définitivement qu’il n’existe pas d’idée qui vaille ; elles n’ont d’intérêt qu’à être dissoutes, concrètement dénouées – pourquoi pas déconstruites ?  Il pourrait s’agir d’un jeu d’enfant, ce que penser est aussi, ne serait-ce que parce que l’intelligence y fait ses dents et aime répéter l’annonce de son obstination future, son plaisir par conséquent, sa douleur également. Seulement, tous les éléments dissous sont incessamment relancés, remis en selle. Le philosophe est au four et au moulin. Il prend et reprend les choses comme elles apparaissent, les rajeunit et les vieillit (et inversement), bref il éprouve leurs formes (leur formation) jusqu’au point où elles seront devenues des figures dépassées et grises. En vérité, on ne commence qu’avec du vieux, que l’on pulvérise, disperse et ventile… Et je crois ne pas me tromper que l’écriture philosophique de Jean-Luc Nancy, pour ne s’en tenir qu’à elle, est demeurée fidèle à cette pratique. J’y vois une probité que je ne perçois que rarement dans d’autres bricolages conceptuels.
  *
Ce fut donc un lieu : Strasbourg. Et il ne se passe pas un jour que ce nom de lieu ne se profile à l’arrière-plan de chaque pensée, chaque parole prononcée en classe, chaque phrase écrite. Il apparaît ainsi que philosopher ne s’engage pas seulement de lectures, d’influences, de scènes dialectiques, mais depuis un endroit dont l’envers envoie son halène, la tonalité de chaque pensée. Quelle qu’elle soit, elle vient sur les bordures de cette aura.
Il a déjà été rendu hommage à Strasbourg dans un volume publié par Galilée en 2004 : Penser à Strasbourg. Ce titre laisse toutefois songeur, car, d’un côté, il est grandiloquent et prétentieux, et, dans une autre mesure, on ne peut nier son exactitude (Strasbourg fut en effet un lieu de pensée très singulier, une marque de la pensée dans ces années-là, comme d’autres lieux en France, certes, bien qu’en l’occurrence il ne s’agisse précisément pas de la même assiette ; je songe à la baraque en préfabriqué dans laquelle Deleuze donnait son cours à l’Université de Paris VIII, à la salle du Collège de France où Barthes et Foucault enseignaient). Mais la singularité de Strasbourg, ce fut d’être non seulement un lieu, mais un espace et une géographie, et autre chose encore.
Je dirais que Strasbourg ne fut pas un hasard, et pour plusieurs raisons. Il y a d’un côté la présence d’une forme de mythe (l’ouverture vers l’Est, l’Europe centrale, présente et palpable). De cela, Jean-Christophe Bailly a bien parlé, en particulier dans Tuiles détachées. Je fus pour ma part peu sensible à ce point, malgré une passion primitive et comme héritée pour l’Europe centrale, sans doute parce que cette ville se situait depuis mon enfance sur mon horizon géographique et d’ailleurs comme mon seul horizon à tout point de vue (je vivais à soixante kilomètres de là, et Strasbourg est restée longtemps pour moi la seule grande ville. Ainsi, partir faire des études à Paris fut pour moi un déracinement. Autant je puis encore aujourd’hui me sentir presque chez moi à Strasbourg, autant ce ne fut jamais le cas à Paris ou même dans d’autres grandes villes du pays où j’ai pourtant vécu, à chaque fois, de longues années). Je ne pense pas me tromper en affirmant que tous mes condisciples étudiants partageaient le même rapport géographique à la ville et le même sentiment.
D’un autre côté, on ne peut que relever la présence, plus que les traces de la germanité, qui n’en fait pas vraiment une ville française. Toute l’architecture du quartier de l’Université, avec ses grandes avenues et ses ronds-points, est d’origine allemande. Il y a ensuite le parler alsacien, le parler allemand, le parler français, qui parfois s’interpénètrent et ne cessent au quotidien de se traduire. Puis la présence protestante, manifeste, sensible dans la pudeur et même la froideur de Strasbourg. Et encore la présence non moindre de tout un monde judaïque (audible, perceptible, joyeuse surtout). Le rythme de l’année y est scandé par des jours de congés (Vendredi saint, 26 décembre, autant de marqueurs forts, puissants, qu’on ne saurait mésestimer – les Passions de Bach au moment de Pâques, en gros la présence de la musique) que le Concordat a mis en place. Sans parler d’un régime à part de la Sécurité sociale, dont le mérite est d’être aujourd’hui au moins en équilibre (quel mystère tout de même par les temps qui courent). Pour parler de la France, on dit « l’intérieur », comme si Strasbourg était toujours en extériorité, sans pour autant s’abandonner à une autre intériorité qui serait l’Allemagne. Non, Strasbourg est ailleurs, n’est pas dedans, est à part, au dehors d’on ne sait trop quoi au juste. Il y a donc des faits : la frontière (qui existe toujours, il suffit de se transporter à Kehl en passant le pont, le monde n’est plus le même), les langues, l’histoire, des traditions.
Mais dans « Strasbourg », on saisit surtout une Idée, une Idée dont la forme est néanmoins impossible à dessiner, qui fait songer à une pensée en train de se faire. C’est une Idée qui tremble, flotte, un équilibre statique, une mouvance interne qui ne saurait se déverser ou se libérer totalement dans chacun de ses actes de libération. Je dirais pour ma part que Strasbourg est l’Idée de la liberté mue intérieurement par sa loi singulière de libération.

Dans le cadre universitaire, Strasbourg est singulière également. L’histoire de cette Université est longue, on la devine encore en regardant l’immense bâtiment, dont les statues des Grands Allemands sont le rappel (Luther, Goethe, Herder, Schiller, etc…). Et puis l’Université fut déplacée pendant la guerre à Clermont-Ferrand. Elle ne se laissa pas intimider. De grands noms sont passés par cette université. Très longtemps, elle fut un strapontin pour la Sorbonne. Levinas et Blanchot y firent leurs études, ce qui n’est pas sans signifiance pour la suite ni pour personne qui y étudia. Enfin, Strasbourg c’est aussi la présence que je vérifie à chaque fois par des signes de Georg Büchner, et celle du situationnisme. Toutes ces réalités et ces données appellent des échos et des conséquences.
À Strasbourg, donc, une Idée s’est formée, du moins fut effleurée, en tout cas reprise. Une Idée, c’est-à-dire une conjonction d’éléments qui n’ont jamais vraiment donné lieu à une configuration réelle, immédiatement repérable et saisissable comme une substance, mais plutôt à une sorte de constellation effrangée. Ces éléments sont au demeurant nombreux et toute la difficulté, et non la simplification, est d’en saisir la nervure principale après laquelle la pensée ne cesse fidèlement de courir.

  *

Strasbourg, ce fut un lieu et un moment, un geste et un mouvement. Et ces qualités, bien que palpables sur le coup, eurent en même temps un caractère si effrangé, avons-nous dit, que leurs dates et leur description ne tiennent pas à quelque imprécision due à la mémoire mais à leur singularité même.
Il y eut pourtant des dates. L’enseignement incomparable de Jean-Luc Nancy et Philippe Lacoue-Labarthe pendant les années 76-81 dans lequel le passé (la Grèce, l’Allemagne) engageait la contrainte de devoir nous, Modernes, nous déterminer. Plus concrètement, c’est hélas négligé depuis -et pourtant si crucial-, les « Etats généraux de la philosophie », à la fin des années 70, lorsque l’enseignement de la philosophie fut mis en danger par le gouvernement Barre et sous la présidence de Giscard. Ce point m’apparaît en effet crucial, dans la mesure où il fit sortir pour nous de l’ombre, dans tous les sens du terme, la figure de Jacques Derrida, et surtout en ce que la philosophie se devait à elle-même non seulement une défense, mais essentiellement une nouvelle affirmation, sous des formes inédites dans l’écriture, dans la forme, dans la productions de nouveaux contenus et phénomènes, dans l’enseignement au premier chef. (Toute cette affaire est bien sûr à reprendre…). À cet égard, il n’est pas anodin que Jean-Luc Nancy se soit investi si pleinement dans cette problématique, devenue largement politique et institutionnelle, sous le sigle du Greph (Groupe de recherche sur l’enseignement de la philosophie en France). Et puis nous sortions, sans le savoir, des Trente glorieuses, nous entrions dans la crise qui perdurera jusqu’à aujourd’hui, nous prenions acte, là aussi sans le savoir réellement, de ce que le Siècle venait de réaliser, bref nous avions affaire, toujours sans le savoir vraiment et sans véritable préparation, tant la construction philosophique du problème cachait encore la réalité effective qui constituait son objet, à notre temps. La confrontation, donc, de la l’acte de philosopher avec notre temps.
J’ai émis l’idée, plus haut, que « Strasbourg » fut un moment, un geste et un mouvement. Et lorsque je mentionne ensuite un « geste », je voudrais entendre par là qu’une Idée s’est élevée, qu’elle a tenté pendant toutes ces années de se manifester, qu’elle fut pendant toute cette séquence palpable, respirable en quelque sorte, mais qu’elle ne s’effectua pas. Sans doute cela tenait-il à la nature même de cette Idée. Sans doute aussi cette Idée ne fut-elle jamais que son tracé, ce qui laisse entrevoir d’emblée qu’elle fut inséparable des traces qu’elle inscrivait et dont nous sommes quelques-uns à être les héritiers. Dans cet étrange parcours temporel, de ce geste émis vers l’avenir (ce que la pensée devait être, mêlant à la fois une exigence éthique et une exigence à l’égard de ce qui vient) qui constitue aussitôt son passé, à moins que les choses ne procèdent aussi d’un passé constitué vers sa projection diffractée dans l’avenir, l’Idée en question fut à l’évidence, car cela est attestable par les discours tenus dans les cours de Nancy et Lacoue-Labarthe, celle encore, actualisée parce que vérifiée par son analyse, du premier romantisme d’Iena. Et encore l’idée qui y présida dans « Le plus ancien programme systématique de l’idéalisme allemand », enfin ce papier que l’on dénomme ainsi, sans savoir au juste qui de Hegel, de Schelling ou encore, pourquoi pas de Hölderlin, l’aurait rédigé.
Sans entrer ici dans la reprise de toute cette analyse, on peut toutefois souligner quelques points. D’une part, « Strasbourg » devenait un lieu (désirait être un lieu, se désirait lui-même), un site d’émergence, comme le fut Iena, ce dont la réflexion de Jean-Luc Nancy, qui clôt pour ainsi dire la séquence proprement temporelle de « Strasbourg », atteste. Et ce lieu ne pouvait pas être Paris ; il ne le pouvait pas, car la marginalité, le discours venu de côté était consubstantiel à l’entreprise, à son contenu et à son projet. D’autre part, « Strasbourg » fut un acte de conscience, une réflexivité, une reprise de ce que la pensée, en suspens, requerrait d’elle-même, là, aujourd’hui. Enfin, et c’est à mon sens le plus important, « Strasbourg », ce lieu et cette matière vivante, s’opposait à tout formalisme philosophique, à toute philosophie stricte du concept, comme on disait à l’époque, sachant que cette manière de philosopher tenait le haut du pavé. Ce que j’entendis dans « Strasbourg », ce fut cela, dont je ne me suis jamais plus démarqué, d’où aussi ma résistance de plus en plus forte à la pure théorisation philosophique, que je pratique néanmoins professionnellement, non sans plaisir, mais également sans réelle satisfaction.
                                                                         *
Un programme, avons-nous dit. Juste un programme. Mais un programme tout de même, à savoir au sens strict l’écriture de ce qui vient, le dégagement par elle de ce qui vient et qui doit être pensé (cette dernière expression, combien de fois ne l’ai-je entendu en ce temps-là de la bouche de Jean-Luc Nancy ?). La pensée donc non pas de ce qui est, mais de ce qui vient dans ce qui est, qui déborde en aval mais aussi en amont, d’où la relecture incessante des Grecs, de la tradition allemande. D’où, très directement et précisément, l’intérêt porté à Heidegger, qui mourut en 1976, et pas si loin de Strasbourg.
 Autrement dit, sans qu’on puisse prétendre à l’exhaustivité de ce trait qui du reste caractérise l’Idée en question comme une sorte d’étoile filante, ou de comète que le feu précède au-delà de sa tête et que la queue continue, rappelle et distribue, la séquence de « Strasbourg » répétait le Moderne tout en constituant sa différence, en raison des événements du Siècle, des pensées qui s’y sont frottées (Heidegger, Benjamin), des catastrophes qui furent sa marque, des secousses récentes (Mai 68), de la crise morale, politique et économique qui était en train d’émerger. Ce geste était décidé, il tendait sans cesse vers la conscience de lui-même (en quelque sorte, il ne fut que cela).
La leçon immédiate que l’on peut en tirer, c’est que « Strasbourg » fut un lieu et un geste d’essentialité philosophique. En ce sens, il fut absolument original dans la manière et « classique » dans sa forme (par « classique », j’entends qu’il correspond à ce que l’on est en droit d’attendre d’une activité philosophique, en tant que philosophique). C’est pourquoi il ne s’agissait pas de philosopher sur des « objets », quels qu’ils soient, ni même sur des thématiques, mais qu’à chaque fois et tout le temps il important d’aller à l’essentiel, en tentant de cerner ce qu’il y avait essentiellement à penser aujourd’hui, ici et maintenant. Je crois, de ce geste, de cette tension, de cette énergie dépensée, qu’ils furent et qu’ils sont toujours décisifs. C’est encore à leur égard que je puis moi-même marquer ma fidélité. Dans la pratique, cela s’exprime par ceci : éliminer de la tentative de penser ce qu’elle peut avoir de contingent, supprimer de l’activité philosophique, universitaire au premier chef et même quant à l’enseignement à quelque niveau que ce soit, et des publications tout ce qui constitue un écran quant à cette essentialité et qui ne vaut que pour le marché dans lequel on se parfume de quelques vapeurs philosophiques pour se donner un genre. De plus en plus, cette essentialité m’apparaît civilisationnelle ou encore comme une rupture anthropologique (Nietzsche savait cela, très bien, c’est même ce qu’il annonce). Ce geste ne fut pas toujours, ni même immédiatement, compris. Il ne l’est toujours pas. Car travailler sur le romantisme de l’Athenaeum, sur la lecture décisive qu’en fit Benjamin en particulier, pouvait être reçu au pire comme un travail d’exhumation, au mieux comme une fascination mimétique pour une période dont on aurait seulement à imiter l’activité. Or, s’agissant du contenu, il fallait remarquer que l’Athenaeum ne proposait pas à vrai dire un modèle, mais précisément un geste, une lancée et un mouvement, dans le sillage duquel nous nous situons encore, et que ce geste devait être compris, donc examiné. La même chose pourrait être dite de Hölderlin et de sa tentative de tragédie (Empédocle), et encore de la tragédie en général, aujourd’hui, dès lors que son idée possible ou impossible instruit sur ce que nous sommes, nous Modernes. D’où les réflexions nécessaires sur Nietzsche et la civilisation (le statut de l’art en notre temps), le débat entre Nietzsche et Wagner tel que Heidegger en rappelle et en analyse l’importance au début de ses cours sur l’auteur de la Naissance de la tragédie, sur l’identité du sujet, sur les masses modernes (toutes les analyses autour de Freud et de Psychologie collective et analyse du moi), sur le statut du spéculatif, sur la négativité (donc la dialectique), sur la césure, le commun, le communisme (la présence et la lecture de Georges Bataille, de son rapport avec Hegel, de ses analyses de la représentation, du théâtralité, de la comédie), et pour finir sur l’existence en général et en particulier.

Du geste au mouvement, il n’y a donc qu’un pas. L’existence, la politique, l’écriture, l’Université, tout cela fut ébranlé lors de cette séquence. L’Idée qui y présidait opéra des tremblements, parfois un vacillement qu’au moins la pensée aura stimulé et laissé entrevoir. Il y eut un enthousiasme et jusque dans la crise que la problématisation philosophique rendait palpable, une confiance.
Le plus remarquable, donc, est que « cela », « Strasbourg », ait pris une forme, une sorte de forme, disons une cohérence, par la grâce et la magie secrète d’un lieu. Il y eut des personnes, beaucoup de conversations et d’échanges, des amitiés et des amours, des locaux (l’Université évidemment, mais aussi le Lycée Fustel de Coulanges, la Libraire des Facultés, le restaurant « La Victoire »…) On dira qu’il y eut une impulsion, et par conséquent une empreinte sur laquelle étaient déjà inscrits un certain nombre de noms, de textes, de mouvements (le romantisme, le situationnisme) et en définitive de promesses qui appelaient leurs noms nouveaux. Ce sont eux qu’à mon sens la pensée, qui est là et qui vient, cherche.

Jamais peut-être l’ambition plus ou moins consciente de ce qui s’originait en ce lieu ne fut-elle d’un autre ordre, avons-nous dit, que d’un programme, à la condition, toutefois,  de comprendre qu’il s’est incliné sur et déversé dans un désir tout aussi nouveau d’existence (comme on voit, avec évidence, chez Jean-Luc Nancy). Toute l’énergie déployée ne tendait sans doute qu’à sa rédaction, difficile, impossible. Mais outre l’allure non doctrinale des discours – ce qui ne fut pas contradictoire avec la radicalité toujours affichée –, en somme l’exigence, l’impossibilité en question ne se laissait pas mesurer ni évaluer par le possible.
Disons pour finir au passé ce qu’il me faut penser au futur (c’est, en effet, toute la question) : il importait de dégager ce qui n’avait pas encore eu lieu, une sorte d’espace deviné de pensée et d’existence autour duquel l’époque s’enroulait, qu’il fallait extraire à la manière de la Modernité de Baudelaire, et auquel il convenait de donner son mouvement et son langage comme un nouveau-né qui s’engage à parler dans un monde à lui inconnu.

André Hirt
           Février 2014

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire