mardi 11 février 2014

Jean-Luc Nancy / L'Autre portrait



Jean-Luc Nancy regarde des portraits, mais ce sont tout autant les portraits qui le regardent -à commencer par le sien propre, celui que François Martin lui offre en frontispice d'un livre antérieur: Le Regard du portrait. Portrait du reste sans regard, posé de biais, comme s’il ne pouvait nous voir, comme si la rencontre des regards ne devait se croiser entre celui qui est peint et celui qui regarde. Quelque chose veille ou est en veille. Et, dans cette veillée du portrait, l'œil et l’esprit ne sont pas « gardés » l’un par l’autre. Un regard qui n’est pas seulement vide comme chez Manet mais qui semble se perdre parfois dans l’appel d’un lointain. Que regarde d’ailleurs le regard du portrait le plus classique ? Le peintre qui le fixe, le spectateur qui passe devant ? L’horizon derrière nous, hors du tableau ou celui qui lui fait face dans le tableau –une face qui manque- comme si on ne pouvait y voir l’arrière, le dos de ce qui se dérobe en tant que fond ?

Ce que Jean-Luc Nancy soutient dans Le regard du portrait, ce n’est plus comme pour Le portrait à l’éventail de Manet, l’occlusion du regard, l’occultation de l’iris sous les lames du tissu. Dans les portraits que retient Jean-Luc Nancy, le sujet n’est pas sécurisé sous sa réserve, « il s’en va par le fond », « il excède la face » et manifeste une sur-face, une inter-face qui n’est pas celle du sujet réservé, assuré de son retrait, ni celle de l’objet posé par la perspective comme corrélat intentionnel du regard. Le regard du portrait est bien mieux celui d’une absence. C’est l’absence qui est manifestée, la mort immortalisée d’un regard qui garde l’évanouissement de celui qui n’est jamais là, au bord d’une pré/sence sans aboutissement et sans être.

Le portrait comme savait Bataille n’est donc jamais éloquent. Pour Jean-Luc Nancy, il serait même mutique, muet, placé dans l’apostrophe muette d’un regard qui sans être là n'est pas ailleurs pourtant. Nous voici donc pris dans l’égarement d’un regard, dans le regard égaré, égaré selon une faille qui sépare les deux côtés du visible. Si une pièce de monnaie possède un recto et un verso, la surface d’un tableau ne possède qu’une face, face étalée sans vis-à-vis et qui, selon ce manquement, appelle la possibilité de remplir le vide, de venir à la place inquiète du spectateur devant un regard posé là pour personne. Est-ce pour celui qui pose? Le portrait s'adresse-t-il au modèle? Quelle est sa destination? Etrange carte postale qui dérive de l’un à l’autre sans qu'aucun chemin n’assume la jointure, l’authenticité. D’où le face à face d’une temporalité dont le partage tient pour ainsi dire du miracle : absence de celui qui nous regarde et vacance du spectateur sous ce regard venu de l’autre côté du visible. Cet interstice étrange conduit bien vers un Autre, vers un inassimilable qui donne à Jean-Luc Nancy l’occasion d’un nouveau titre « L’Autre Portrait ».

On ne pourra pas soutenir en effet que le regard du portrait se figure quelque chose selon cette question banale "qu'est-ce qu'il se figure?", "pour qui se prend-t-il?" On voit bien tout de même plutôt la détresse du portrait, touché par de l’infigurable, par ce que le portrait est en attente de percevoir, suspendu à ce qu’il regarde, dans une attention à rien, à rien de visible pour nous, attention à personne, pas même à lui même, surpris par un autre dans un attitude qui n'est pas la sienne, qui n'est pas naturelle non plus. Nous voici curieusement ouverts à une attention et une vigilance étranges dont nous ne savons pas ce qu’elles regardent. Qu’attend celui qui nous regarde de si loin et qu’attendons-nous de ce regard, si ce n’est un échange à peine visible, l’intimité d’une exposition qui fait notre difficulté d’être là ? Difficulté de se voir là sans sortir de soi et se perdre par le fond, s’égarer dans le labyrinthe de la présence, la présence étant sans doute toujours un écart, ce que dans d’autres circonstances Jean-Luc Nancy devait appeler Praesum. Présent fendu, tiraillé dans l’écart du trait qui déporte le portrait, fût-ce selon l’instant clivé de la photographie. Dans cet instant de vérité, dans l’automaton du photomaton « l’auto » supposé de ce qui serait enfin soi-même « ne fait que mieux ressortir l’impossibilité d’une attestation visible du soi-même. La forme autopoïétique ou autoiconique qui gouvernait silencieusement le portrait au cœur de la mimésis se trouble et finit par se déliter» au bénéfice ni d'une doublure, ni d'une copie, mais d'un détachement, une détrempe dans l’image qui peut encore prendre le nom d’absolu, d'absolution.


J.Cl. Martin

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