lundi 3 septembre 2012

Polir avec Jean-Luc Nancy






Polir, c’est rendre doux, égal, aimable à la main et à l’œil. C’est aussi exprimer la matière – ici, du bois, là, de la pierre, ailleurs du métal – pour lui faire rendre en surface sa plus propre texture montée de sa profondeur en veines, en strates, en grain, en eau ou en moirure. C’est encore tendre l’épaisseur – l’épais, l’épair comme on dit du papier – vers l’éclat et tendre l’opacité vers la transparence : un objet bien poli révèle une substance à l’état naissant, qui reçoit moins la lumière qu’elle ne l’émet depuis sa texture exposée, extravasée.


Polir expose, exprime, exalte, exulte.

Cela se fait par usure, abrasion, patine. Il faut frotter, racler, limer, ébavurer, araser, abraser. Il faut dépouiller la surface de ce qui l’excède et la déborde, aspérités, reliefs, rugosités, callosités. C’est le rude qui est pourchassé, le raide, le râpeux, le rêche, le raboteux, le croûteux, le granuleux, le grumeleux.

Ce qui est désiré, c’est l’égalité à soi-même, la cohérence simple et l’immanence de l’élément. On cherche donc à réduire les excroissances, et même toute espèce de croissance. Le poli vient toujours à l’accomplissement d’une croissance : la pomme mûre avant que ne la touche un premier soupçon de flétrissure, la peau d’un corps entièrement sorti de ses enfances et touché d’encore nul froissement. On veut l’égal, l’étal, l’isomorphe qui donnera leur liberté aux reflets, aux brillances, aux chatoiements de la cire ou du lait en quoi la peau de la chose aura été changée.

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Cela donne, au passage, la mesure de la vanité du polissage pour les vivants : les fruits, les feuilles et les corps ne sont pas beaux à proportion de leur poli – contrairement à ce que veulent faire croire les fabricants de crèmes. Ils sont beaux à raison de leurs inflexions, de leurs tremblements, de leurs émotions. Les rides, après tout, sont des émotions dessinées. Le poli est donc pour les corps à proportion qu’ils sont des choses – ce qui, assurément, est un aspect de leur plaisir – et il est pour les choses à proportion qu’elles ne sont pas des corps mais qu’elles nous présentent la jouissance d’elles hors de l’émotion, dans la volupté de prendre sans obstacle. Jouir est alors posséder, en effet, mais ce n’est pas s’abandonner à la joie.

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Pour changer une peau en miroir d’elle-même, il faut gratter, râper, il faut pulvériser les exostoses, les verrues, reliefs, renflements et tumescences. Cela demande des corps durs, des éclats, des brisures aiguës et de minuscules picots de matériaux coriaces, comme le verre ou le diamant, ou plus dur encore l’émeri, cette granule d’alumine au nom pointu comme dent de rongeur. On parle de « toile d’émeri » mais on dit plus souvent « papier de verre », parce qu’on aime penser l’alliance paradoxale de la feuille tendre et du tranchant cristallin.

Papiers de verre ou toiles d’émeri, ils ont nivelé, arasé, ébarbé et réduit jusqu’à l’os ou à l’âme – qui sont la même chose – des pièces brutes, non dégrossies, en espérance de leur forme.

Les épaississements, les chancres, les dépôts écrasés et broyés se sont réduits en filaments infimes, en pâtes que le frottement a collées aux résines dans lesquelles étaient incrustés les ardillons adamantins dont se composait le meuloir.

Car c’est une meule, toujours, que le moindre papier de verre. C’est une meule légère et mordante qui devient à la longue, comme toutes les meules, consubstantielle à la chose meulée, face empâtée de la face polie, négatif engraissé des restes et débris mâchés, des ombres limées, des poussières arrachées à la substance afin de la changer en apparence pure.

Ce qui s’épaissit et s’encrasse d’un côté s’allège et s’amincit de l’autre. Le pur phénomène se lève, lustré, ciré, laqué, tandis qu’en face de lui la chose en soi colle à l’outil tout encrassé. La substance native se fond dans l’émotion de cette usure incrustée, dans ce magma dont s’imprègne la toile ou le papier, cette feuille elle-même usée, usagée, gorgée de tant d’excès poncés. On la jettera, hors d’usage, ou bien on l’exposera comme l’archive tendre du long, fiévreux et obsédant ouvrage de polir.

Jean-Luc Nancy
publié d'abord dans la revue Vacarme

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