Que Whitehead, mathématicien devenu philosophe, ait pu aboutir à la conclusion que son système devait lui imposer le concept d’un Dieu engage, pour celle qui entreprend d’introduire Whitehead en France, une épreuve d’autant plus difficile que dans les dernières pages de Procès et Réalité se pressent des modes de caractérisation - jugement d’une tendresse qui sauve le monde, vision de vérité, de beauté et de bonté, sagesse, grand compagnon qui partage les souffrances et qui comprend, amour – qui sont propres à susciter, de la part des lecteurs français, perplexité apitoyée ou jugement sans appel. Au mieux indulgence pour un créateur possédé par sa propre création, emporté par un délire poético-mystique, un délire d’autant plus incongru que lui-même avait insisté sur la nécessité de ne pas adresser de compliments métaphysiques au Dieu de la religion. Si le concept de Dieu était sans doute un élément essentiel du sentir religieux, écrivait-il, la réciproque n’est pas vraie. « Par le mélange d’attraction et de répulsion qu’elle exerce, la littérature religieuse égare fâcheusement la théorie philosophique » (Procès et réalité, 338)
Accepter l’épreuve, c’est-à-dire faire le pari qu’il était possible de « sauver » Whitehead de l’ensemble des fins de non recevoir prévisibles, met dans une situation typiquement whiteheadienne – la philosophie, pour Whitehead n’a pas à « expliquer en éliminant », et c’est ce qui l’engage dans une aventure qui rompt avec toute plausibilité, y compris celle des interprétations psychologisantes. D’autre part, la réponse à construire devait plonger dans la technicité des concepts whiteheadiens, c’est-à-dire se situer dans le mouvement même par où ces concepts forcent Whitehead à penser, et l’ont forcé, sans la moindre piété, à faire et refaire le concept de Dieu que réclamait son système.
Résumer la manière dont cette réponse a pu être construite n’est pas ici mon propos. Qu’il suffise de dire que la lecture produite transforme le problème. Plutôt que d’une contamination de la philosophie par le « sentir religieux », j’ai pu conclure qu’il s’agirait bien mieux d’une épreuve proposée par la philosophie à ce « sentir », à l’appel, par l’âme religieuse, au Dieu qui comprend et sauve. Lorsqu’il s’agit du Dieu construit par Whitehead, l’appel est certes entendu, mais je me permettrai de me citer moi-même quant à la manière dont il l’est : « ce que ton expérience a accompli n’aura pas pour seuls destinataires des héritiers partiaux, ceux qui, tout à leur affaire, disposeront à leur guise de ce que tu leur proposes. Qui tu as été est compris, inclus dans un autre registre, pour une autre expérience. Ton appel est donc entendu, mais il est tout aussi bien 'sauvé' : le 'jugement de Dieu' (…) ne donnera pas suite à la plainte, ne poursuivra pas le crime, ne partagera pas les refus et ne ratifiera pas les éliminations. La manière dont, conatus, ton cri sera entendu ne sera donc pas l’authentique prolongement de toi-même, avec le trésor de tes souffrances, de tes refus, de tes passions. C’en sera plutôt le double humoristique, qui sauve en neutralisant, en faisant revenir en même temps ce qui a été affirmé et ce que l’affirmation a nié. Sera sauvé, en même temps que toi, tissé avec toi, ce que tu as exclu pour devenir qui tu es devenu, et ne le sera pas, ne pourra pas l’être, la continuité de la construction qui lie ton identité avec les disqualifications que tu as opérées, les jugements en termes desquels tu t’es justifié, les légitimités que tu t’es bricolées. » (Penser avec Whitehead 545)
Ainsi interprété, ce que Whitehead caractérise comme l’inexorable fonctionnement divin s’inscrit assez évidemment dans une tradition stoïcienne, car seul l’amor fati peut répondre à cet amour divin, à cet amour qui ne s’adresse pas au monde tel que nous pouvons le comprendre et qui est indifférent à ce qui nous attache et nous porte à dire « moi », « mon » histoire, « mes » souffrances, « mes » projets. Moi qui suis née en ce monde, de ce monde, qui sait qu’elle va mourir et qui, pour reprendre la question de William James, demande si la vie vaut la peine d’être vécue, Dieu ne m’entend pas.
Reprendre la question de James est une manière de signaler que j’ai été trop vite. C’est au moment où je préparais la traduction en anglais, désormais en cours, de Penser avec Whitehead que s’est imposée l’objection qui me force à ralentir : Whitehead se présente comme le philosophe qui vient après William James, « cet adorable génie », et James est celui qui a affirmé que la question « la vie vaut-elle la peine d’être vécue ? » est la question cruciale, celle qui met l’humain à la bifurcation. Il est peu concevable que Whitehead ait voulu appeler à un détachement de type stoïcien par rapport à cette bifurcation.
Et l’objection en entraîne une autre : Whitehead n’est pas un philosophe de la rupture ou du dépouillement, et Procès et Réalité n’a pas été écrit pour indiquer le chemin d’une ascèse, ou, plus généralement, pour justifier philosophiquement les disciplines spirituelles qui visent à libérer l’expérience des illusions du moi. Le Dieu de Procès et réalité appartient à l’aventure de la raison, à l’entreprise délibérée, construite, de sauver ensemble « toutes les expériences », et il importe que cette entreprise n’en privilégie aucune, et ne prétende pas notamment se substituer à ces autres aventures où ce qui importe est la question du sens et des obligations de la vie. Certes, la philosophie spéculative fait allusion à la religion, comme elle fait allusion à la science, mais elle le fait sous la contrainte de la créativité, et son enjeu est, encore et toujours, de réviser nos modes d’abstraction, et non de nous dire comment vivre. Ce qui est en jeu ici n’est donc pas l’expérience religieuse, ou spirituelle, y compris l’ascèse stoïcienne, mais les modes d’abstraction qui n’ont cessé de produire une inter-communication entre théologie et philosophie, jusqu’au désastre final : après avoir suscité accusations d’hérésie et guerres des religions, la religion chrétienne, à l’époque moderne, a dégénéré en une formule décente, agrémentant une vie confortable. (SMW, 188).
Aller trop vite, c’était donc ne pas pleinement prendre en compte que Whitehead ne s’est pas réjoui de ce désastre (Dieu est mort !), lui qui, dans La Science et le monde moderne, a décrit la religion comme l’une des expériences fondamentales de l’humanité. « La religion a émergé dans l'expérience humaine mélangée aux productions les plus brutales d'une imagination barbare. De manière graduelle, lente, constante, la vision revient dans l'histoire sous une forme plus noble et avec une expression plus claire. C'est le seul et unique élément de l'expérience humaine qui manifeste une tendance à l'élévation. Elle s'estompe, mais ensuite revient. Et lorsque sa force se renouvelle, elle revient avec un contenu plus riche et plus pur. Le fait que constituent la vision religieuse et son histoire persistante d'expansion est notre seule et unique raison d'optimisme. » (SMW, 192)
Certes, il ne s’agit pas ici de philosophie spéculative mais d’une caractérisation empirique. Entre la vision religieuse et le Dieu spéculatif la distinction a été clairement marquée, et je ne peux revenir en arrière sur ce point : l’appel que le Dieu de Whitehead est susceptible d’entendre n’est pas celui des âmes au sens empirique, au sens où elles se vivent comme continuités vivantes, mais l’appel impliqué par toute expérience « immédiate », c’est-à-dire par toute occasion actuelle, au moment où elle s’est déterminée elle-même, et pour que ce ne soit pas en vain. Cependant, on pourrait faire l’hypothèse que le vocabulaire délibérément visionnaire et religieux utilisé par Whitehead dans la dernière partie de Procès et réalité ne constitue pas seulement une mise à l’épreuve de la capacité des concepts spéculatifs à « sauver » la vision religieuse. Il pourrait peut-être aussi, à la fois et sans contradiction, constituer l’expression même d’une telle vision, « revenant avec un contenu plus riche et plus pur ». Le philosophe, ayant fait son travail, expérimenterait la manière dont les nouveaux modes d’abstraction qu’il a construits deviennent ingrédients de son expérience religieuse.
C’est pourquoi la question, posée aux Etats Unis mais non en Europe, « Whitehead est-il un philosophe théiste ? », ne peut tout à fait être évitée. Plus précisément, il est permis de se demander dans quelle mesure Whitehead n’est pas l’héritier du théisme défendu par William James.
Or, hériter de ce théisme, c’est aussi bien, et peut-être d’abord, hériter de la lutte que mena William James contre ce qu’il appelait le chant des sirènes gnostiques, parmi lesquelles il situait Hegel, un chant philosophico-mystique faisant miroiter l’idéal d’une réconciliation finale
« …où la réalité connaissable et la puissance de connaître deviendraient si adéquats que chacune d’elles se trouverait complètement absorbée par l’autre, et qu’elles ne formeraient qu’une seule chair. » (« L’action réflexe et le théisme », in La Volonté de croire, p. 153).
On pourrait dire que la philosophie whiteheadienne constitue une variante de ce chant, et ce serait en effet le cas si le Dieu spéculatif de Whitehead devait, comme tel, habiter l’expérience religieuse. On dira donc plutôt que Whitehead confirme William James par l’absurde. Le Dieu whiteheadien a pris sens dans une pensée entreprenant d’articuler les contradictions que l’idéal gnostique rêve de surmonter, mais il s’agit d’une entreprise visant à réviser nos modes d’abstraction, non d’une allusion à la vérité qui serait la vocation et le salut de l’expérience humaine.
Mais la question demeure : si le Dieu spéculatif, issu de l’aventure de la rationalité, ne communique pas directement avec le Dieu dont James a affirmé le besoin vital, comment Whitehead hérite-t-il de cette affirmation ?
Pour William James, la foi théiste était inséparable d’une conception de la vie non comme réconciliation mais comme bataille, une vie tissée de contradictions, de déchirements et de destructions. Cette foi n’était pas intellectuelle mais vitale, car elle trouvait son sens dans ce qui, pour James, était le choix dramatique imposé par cette vie : consentir à ce monde, s’engager dans la bataille, ou refuser. Un tel choix est une épreuve, et impose de tourner le dos à toute perspective qui en adoucisse l’épreuve. Il doit être effectué, sous peine d’obscénité, « face » à tous ceux que la vie a écrasés, face à l’immense armée des suicidés évoqués dans La vie vaut-elle la peine d’être vécue ? On pourrait dire que le Dieu dont William James a besoin pour ne pas désespérer est, à la vie cruelle et décevante qu’il décrivait, ce que le Dieu de Whitehead est à la vie qui est vol, à la vie qui, indifférente à toute continuité, rôde dans les interstices et dont la justification est cosmique. Et la différence importe : nous ne pourrons, en tant que personnes, nous engager dans la bataille de la vie jamesienne au nom de la perspective cosmologique whiteheadienne. Le Dieu de James doit se prêter à l’expérience de la rencontre, il doit entendre le cri que nous poussons comme « notre » cri, et non sur un mode qui l’inclue dans son propre fonctionnement.
« … la personnalité de Dieu doit être considérée, à l’instar de toute autre personnalité, comme quelque chose d’extérieur à moi et différent de moi, dont je découvre et constate simplement l’existence. Une puissance indépendante de nous, qui non seulement contribue à ce qui est juste, mais signifie ce qui est juste, et qui nous reconnaît : voilà je crois une définition que personne ne songera à discuter. (…) Qu’à d’autres égards la personnalité divine diffère de la nôtre ou lui ressemble, elles restent sœurs du moins en ce que chacune d’elles est attachée à la réalisation d’un dessein, et que chacune peut entendre l’appel de l’autre. (“L’action réflexe et le théisme, p. 139)
Il est pour moi crucial que jamais Whitehead n’ait parlé de son Dieu en tant que personne, ou personnalité, et que la construction spéculative supprime tout rapport de consanguinité possible entre lui et nous. C’est pourquoi j’ai consacré tout un chapitre de Penser avec Whitehead à montrer que l’originalité de Whitehead était précisément de rompre radicalement avec la tradition de la « création de l’âme à l’image de Dieu ». Si cela n’avait pas été le cas, ses concepts auraient certes satisfait l’exigence de James, mais sur un mode qui aurait fait taire ce que James voulait faire sentir, ce dont il avait besoin pour consentir à ce monde : que nous soyons appelés à nous engager dans la bataille de la vie, que Dieu ait besoin que nous la livrions, que, même de manière infime, la réalisation des desseins de Dieu dépende de cet engagement. James aurait refusé que son appel soit « sauvé », il voulait qu’il soit entendu par un Dieu qui soit le répondant de ce que la bataille est digne d’être menée. Un rôle que le Dieu de Whitehead est incapable de jouer.
Whitehead n’accomplit donc pas la fusion à laquelle rêvent certains philosophes et théologiens théistes, entre l’aventure de la rationalité, où il se situe, et celle de la foi, mais la puissance de ce rêve explique peut-être pourquoi l’invention conceptuelle la plus audacieuse de Whitehead, la rupture de tout rapport de ressemblance entre l’expérience divine et la nôtre, a souvent été négligée par ses interprètes théistes – ceux-ci, comme le soulignait James, ont besoin que Dieu puisse faire l’objet d’une rencontre, d’un rapport, ce qui requiert une analogie entre son expérience et la nôtre. Whitehead, bien sûr, ne réfute pas le théisme, ni l’importance empirique du besoin pour lequel il témoigne. Il demande simplement, en digne héritier de William James, que le théiste s’abstienne de fonder en raison le Dieu de la foi.
Cependant une question insiste encore, qu’autorise l’énoncé selon lequel « Le concept de Dieu est à coup sûr un élément essentiel du sentiment religieux » (Procès et réalité, p. 338). Le caractère visionnaire du chapitre qui conclut Procès et réalité signifie-t-il que les concepts spéculatifs de Whitehead sont devenus, pour lui, ingrédients d’une vision religieuse ?
La manière dont James définit son Dieu, réel parce que ses effets sont réels, parce que sans lui la bataille ne vaudrait pas la peine d’être menée, est très probablement, au même titre que la foi des Quakers, ce à quoi Whitehead pense lorsqu’il parle de la vision religieuse qui, lorsqu’elle revient, revient avec un contenu plus riche et plus pur, débarrassé notamment de la croyance en un Dieu justicier tout puissant. Mais si Whitehead a construit un concept de Dieu, c’est parce que son schème métaphysique en avait besoin, et ce sont les effets réels de ce schème en tant que tel qui importent.
Dans La science et le monde moderne, Whitehead conclut le chapitre sur la religion sur ces mots : « La mort de la religion survient en même temps que la répression de l’espoir puissant de l’aventure » (SMW, 192). Et c’est peut-être ainsi qu’il a hérité de ce que James décrivait comme bataille, car si le schème métaphysique vise un effet réel, c’est bien celui de lutter contre la répression de la multiplicité divergente des aventures de l’expérience. L’aventure spéculative a pour contrainte et pour but d’affirmer en même temps cette multiplicité, et son irréductibilité à ce qui la réduirait à l’illusion. Et c’est peut-être sur ce mode que Whitehead hérite de James.
« Toute la solennité du monde naît du sens d’un accomplissement positif au sein du fini, combiné avec le sens des modes d’infinitude s'étendant au-delà de chaque fait fini. Cette infinitude est requise par chaque fait afin d’exprimer sa pertinence nécessaire au-delà de ses propres limites. Elle exprime une perspective de l'univers. L'importance naît de cette fusion du fini et de l'infini. Le cri "Mangeons et buvons, car demain nous mourrons" exprime la banalité du pur fini. Le sommeil mystique inefficace exprime la vacuité du pur infini. »(Modes de pensée, 100) Le Dieu de Whitehead, bien sûr, ne permet pas de justifier la solennité du monde. Il appartient à l’aventure conceptuelle de Procès et Réalité, une aventure dont la visée n’est pas de donner sens à une vérité qui serait l’horizon de la vie humaine, qui témoignerait d’une vocation de la conscience humaine en tant que telle. Mais c’est parce la visée de cette aventure était d’accueillir la bataille de James dans un monde où déjà les fées dansent, alors que le Christ est cloué sur la Croix (Procès et réalité, 520), que Whitehead devait construire un Dieu impartial, indifférent à ce que réclame de voir reconnu et justifié chaque aventure. Si chaque philosophie implique une vérité à laquelle elle ne peut faire qu’allusion, la vérité whiteheadienne n’est pas d’ordre religieux, elle rencontre bien plutôt ce que Deleuze et Guattari ont appelé « notre tâche la plus difficile, celle de « croire en ce monde » (Qu’est-ce que la philosophie, 72) L’efficace de l’allusion whiteheadienne à la vérité serait alors : toi qui es engagé dans une aventure, quelle qu’elle soit, n’oublie pas, au nom des raisons qui la justifient, ce que requiert cette aventure ; ne donne pas à ces raisons le pouvoir de faire oublier la solennité du monde dont témoigne ton engagement ; ne dépouille pas ce monde de l’importance que tu réclames de voir reconnue à tes raisons.
Isabelle Stengers

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