Dans Nouvelles méditations métaphysiques – Les existences imaginaires, Jean-Clet Martin poursuit son exploration de la question de l’image et de l’imagination en proposant un parcours réflexif et songeur, dans la lignée de sa Logique de la science-fiction (2017), de sa Philosophie du monstrueux (2019) et de Et Dieu joua aux dés (2023).
Plus qu’un simple retour à Descartes, c’est une entrée dans le labyrinthe de l’imagination et des imaginaires, où le rêve devient condition de la pensée.
Entretien avec Jean-Clet Martin.
Pourrait-on dire que ce nouveau livre, qui se présente comme un parcours méditatif, est un retour à Descartes afin de convertir le « je pense donc je suis » en « j’imagine donc je suis » ?
C’est en effet un parcours méditatif. Descartes ne dit pas trop ce qu’est une méditation, et le texte latin ne parle pas vraiment de métaphysique. Il est intéressant de noter le caractère assez délirant de la première méditation. La question du rêve, d’abord, et puis encore un malin génie qui nous trompe plutôt qu’un Dieu vérace… C’est détonnant tout de même… Je rappelle, au passage, qu’une décennie avant Descartes, Calderon met en œuvre un théâtre nouveau : La vie est un songe. Peut-être dans l’esprit encore du Quichotte de Cervantès dont les moulins à vent tournent à fond. Le tout placé en un texte qui s’interrompt au milieu de l’intrigue. La suite du récit se produit par le hasard des papiers déchirés, retrouvés dans une déchèterie, écrits en langue Arabe, à la recherche d’un traducteur ! Délire génial du début du XVIIe siècle.
La philosophie nouvelle se voit forcément prise dans cette imagination débordante, et Descartes reprend les six jours de la création dans un exercice risqué qui ne ferait pas honte à Philip K Dick reprenant d’ailleurs le nom de Descartes : « Rick Deckard » dans Blade Runner… Ne soyons pas frileux, la traduction de son livre écrit en latin, aussi classique qu’elle soit dans nos représentations, a bien sûr choqué les esprits chagrins de son temps. Écrire de nouvelles méditations ne peut se faire sans retrouver ce côté décors de théâtre, de carton-pâte, avec des coulisses partout qui vous font entrer dans une métaphysique repensée, différente de ce que la Scolastique avait produit selon une mouture d’Aristote, trop sérieuse, théologale.
À cet égard, la question que vous posez propose un pendant intéressant au Cogito : « j’imagine donc je suis ». Je n’ai pas formulé cet énoncé. Certes, l’époque qui nous caractérise n’est plus le théâtre de Calderon. Ni même l’opéra de Nietzsche. Mais le rêve est bien là, à commencer par le cinéma. Tout s’y expose par un montage de l’image. Avec malheureusement l’idée un peu snob que l’imaginaire n’est jamais du réel… Il se trouve qu’à rebours de cette vision très symbolique, l’image enveloppe réellement l’existence. Bergson le comprend puissamment dans Matière et mémoire. Tout pour lui est image. La matière est image, par ses réseaux cristallins, l’univers est image comme une constance d’Euler, véritable spirale fantasmatique pour en remuer un cône gigantesque. Ce serait compliqué à développer sous cette forme, le livre de Bergson étant très difficile. Mais Deleuze devait montrer que Bergson convenait bien à l’époque du cinéma, dans ses deux volumes, je veux parler de L’image-mouvement suivi de L’image-temps. Et le statut du délire dans L’Anti-Œdipe nous montrait bien que la scène n’est pas celle du théâtre familial, qu’elle est historico-mondiale. À relire par conséquent, et je travaille actuellement à une biographie de Deleuze aux Puf.
Donc, dans ces Nouvelles méditations métaphysiques, la question était de savoir s’il y a encore intérêt à poursuivre une philosophie qui ne soit pas celle des « faits divers », journalistiques. À quel délire inspiré correspond cet exercice qu’on appelle « méditations » ? Un délire en tout cas qui va au-delà du mondial et se veut absolument cosmologique. Pour répondre à votre question, je dirais donc que Descartes, dans sa première méditation, évacue trop vite le rêve au bénéfice d’une réalité suivie, enchaînée. Il m’a semblé au contraire qu’il fallait s’installer dans ce rêve avec plus d’obstination. Les discours d’informations, le « journal du soir » dans sa déploration, me paraissaient bien plus horribles sans doute que le cauchemar. Je me suis donc installé dans le rêve pour y sonder le puits. Une espèce de troisième méditation, mais dont l’argument ontologique ne s’occupe plus à garantir une porte de sortie hors de nos représentations afin de sauver les phénomènes. Il s’agit plutôt d’y déceler les traces d’un univers parallèle, voie de passage vers un « plurivers » dont le concept signe l’ensemble de la philosophie que je poursuis depuis le début.
C’est sans doute Aristote, sur lequel vous avez déjà écrit, qui, dans son traitée De l’âme, donne à l’imagination sa plus grande richesse et centralité, écrivant qu’« il n’y a pas de pensée sans phantasmes ». Est-ce en ce sens que l’on peut considérer votre livre mais aussi votre longue réflexion sur la question de l’image?
Ce qui est génial chez Aristote, c’est que l’image n’y est pas tant une représentation qu’un mouvement… Et qu’elle n’est pas seulement fantaisie en ce sens. Pour lui, elle s’enracine dans une physique. Elle est d’emblée réelle. Bergson avait fait sa thèse secondaire sur La physique d’Aristote. J’en fait d’ailleurs une lecture dans un ouvrage publié aux Empêcheurs de penser en rond, au sujet de L’âme du monde.
Il n’y a pas, en effet, de pensée sans fantasme parce qu’il n’y a pas d’être sans l’image. C’est elle qui permet la relation, le passage entre les corps. Un corps ne circule qu’en délivrant une image qui voyage hors de lui. Exister, c’est sortir de soi, vers des supports variés. La rétine capte un profil qui n’est pas directement là, si ce n’est de manière indicielle. Je reprends dans mon dernier livre cette association dont Hume n’a pas conduit à terme la logique, celle de la « contiguïté ». J’ai fait cette analyse autrement dans Le corps de l’empreinte, à l’époque de mes séminaires au Collège international. Ce que nous dit Aristote, c’est qu’il « est impossible qu’un corps entre […] véritablement en contact avec un autre corps », franchissant la distance de l’air sans l’intervention de la lumière. C’est écrit dans le De Anima – en vérité un Péri Psyché qui cherche une périphérie, à la frontière de l’âme. Une espèce d’irradiation permanente qui relève de l’image.
Aristote est sensible au transfert capable de sortir au loin, comme ce qu’on appellerait la photosynthèse aujourd’hui quand les plantes se nourrissent du rayonnement solaire. Et même nos cellules se reproduisent dans le transport d’une image qu’Aristote bien sûr ne connaissait pas et qu’on appelle assez joliment l’ARN messager. Sans cette image du corps, l’ADN ne se répliquerait pas. Il y a des phantasmes dans mon corps. Michel Serres disait quant à lui que ce sont des anges… Et on retrouve ce transport dans la poétique, sous la figure des métaphores. Ce pourquoi mon livre est très fortement alimenté par des métaphores. La littérature y tient un place centrale cette fois-ci. Les existences imaginaires, du point de vue des méditations que j’ai proposées, sont non seulement réelles, mais constituent les conditions du réel, ses voies de passages, ses ouvertures au dehors qui font la vie.
Castoriadis considérait qu’à l’exception d’Aristote toute l’histoire de la philosophie consiste en un recouvrement de l’imagination, de Platon à Lacan, réduisant l’imagination à du spéculaire. Vous pensez donc que la tâche révolutionnaire de la philosophie, puisqu’elle a bien quelque chose à voir avec la science-fiction, comme le pensait Deleuze, est de faire de l’imagination ou de l’imaginaire une puissance fondamentale de l’humain, et non seulement une chose à fuir.
En effet, c’est ce que je veux dire depuis les derniers livres inclassables que j’ai écrits sur le cinéma, la science-fiction, la BD… Que suis-je allé chercher là-dedans, de manière assez précise, si ce n’est une logique de l’image qui conduit à un concept nouveau relatif à « l’association des idées » ? C’est ce que je fais depuis quelques décennies. Il s’agit d’une espèce d’empirisme qui dépasse Hume, qui réinterroge les accords discordants des facultés. Mais selon une philosophie capable de percoler Kant et la phénoménologie qui en résulte vers d’autres régions.
Autant de choses que nous avons loupées, en effet, par le mauvais sort jeté à l’imagination. À commencer par son exclusion, le rejet de l’image depuis Platon. Deleuze, d’une certaine manière, était hostile à l’imaginaire en ce qu’on faisait de lui la folle du logis. Il y a des folies plus intéressantes et L’Anti-Œdipe replace cette folie dans ses droits les plus créateurs. L’imagination ne se réduit pas à l’erreur. Deleuze refuse le processus de l’imaginaire comme simple forme symbolique mais au bénéfice d’une image qui ne s’oppose pas à la réalité. Si l’image devait se montrer plus faible que la réalité, on n’aurait rien gagné… « Rien du tout ! », comme s’exclame Deleuze, sérieusement remonté. On ne saurait l’atténuer en une production si insipide. Au contraire, l’image comme le désir, sont pleinement producteurs. Je suis proche de Deleuze forcément, mais par des moyens et selon des objets qui sont assez différents, forçant des chemins vers Derrida, vers Hegel, vers les mathématiques, dans une ligne de conduite qui m’appartient en propre.
L’imagination, pour moi, n’est pas à fuir. Elle est la fuite elle-même. Elle nous donne les moyens de fuir, de deviner l’autre côté du mur qu’on lime avec patience, l’autre côté de la limite qu’on peut qualifier de métaphysique par cette altérité. En ce sens, la méditation relève d’une altération des cloisons, une manière de les traverser en fantômes dont nous savons que les murs ne leur résistent pas. Une espèce d’Alien de la philosophie dont l’obstination vise à détruire les obstacles qui se dressent sur son chemin. Et pourquoi non ? Au motif de quel intérêt limiter la philosophie à un simple exercice de classification ? Au pire comme serviteur de l’humanisme sans considération pour le dehors, pour la métaphysique qui déborde les intentions strictement anthropocentriques ou anthropocènes.
Je pense avoir ouvert des domaines qui en effet renvoient à des objets différents du « monde », du « moi », de « Dieu » en tant que simples Idées de la raison. La révolution pour moi n’est plus celle du « sujet », celle qui ferait tourner tout autour des facultés humaines. Kant voulait une révolution copernicienne contre le dogmatisme. Et la phénoménologie a aujourd’hui encore du mal avec ça, tricotant d’incroyables contournements dans l’exercice de l’intentionnalité fatiguée d’un tel gaufrage. Ma question ici était plutôt d’envisager un dehors autour duquel replier la révolution mais qui, loin d’être « dogmatique », soit redevable d’une expérimentation imaginaire.
C’est Sartre qui me permet ce mouvement, dans ce livre, par son travail au bord de la phénoménologie. Sartre, à la limite, ne cesse d’en miner le contour en faisant l’analyse d’images curieuses. Des images « hypnagogiques », hostiles à toute récupération au sein de la subjectivité. Partout, il ouvre des trous, dans L’Etre et le Néant, dont l’image constitue la ligne de fuite. J’ai visité ces trous, ces vortex, par des auteurs aussi différents que Stanislas Lem ou Orson Scott Card, mais encore par des écrivains plus classiques comme Théophile Gautier, fumeur d’opium, ou Dickens, rêveur impénitent.
On pourrait être surpris de voir qu’à la suite d’un ouvrage très centré sur les mathématiques, vous penchiez à nouveau vers les existences imaginaires, comme un appendice à la « Logique de la science-fiction » ou de la « Philosophie du monstrueux ». Pourtant, avec ce coup de dés, vous nous avez montré que l’histoire des mathématiques est l’histoire de l’imagination créatrice des mathématiciens. Pourriez-vous revenir, à l’aune des Nouvelles méditations métaphysiques, sur ce lien intime que vous tissez entre mathématiques, imagination et création ?
À vrai dire, les vortex dont je viens de parler, ces trous qui visent à « néantir dans l’être », on les retrouve de manière incroyablement précise dans la géométrie du XIXe siècle qui explore les potentialités des nombres imaginaires. Et de manière plus puissante relativement à l’imaginaire que la littérature dans sa forme romanesque. Plus poétique disons. Et ce sont des trouées qui ne sont pas rien. Même à supposer qu’elles s’expriment comme un « vide » au sein de nos facultés. Elles surprennent par leur incohérence apparente dans certaines équations mathématiques où elles vont d’ailleurs disparaître par enchantement au terme du résultat.
Cette évaporation me conduisit finalement à y associer la poésie. Mallarmé, par un coup de dés invraisemblable, se place en-dehors de l’autorité du roman. Le poème ne met pas en intrigue le réel de la même manière que le roman essentiellement narratif. Mallarmé, comme Baudelaire par ses fusées, quitte le plan de la narration. Un trou dans le ciel étoilé qui rappelle le travail extraordinaire d’Euler de Gauss… Il s’agit de l’élaboration d’un plan géométrique fort différent. Celui-ci permet de cribler des objets anormaux vis-à-vis de l’intuition humaine.
Le XIXe siècle, par les mathématiques, montre des capteurs qui échappent complètement à la phénoménologie. Il s’agit du « plan complexe » que Gauss articule de manière totalement hallucinante, justement dans des fonctions imaginaires. Elles sont extrêmement révolutionnaires, et Galois constitue un autre exemple de ce genre. Ce plan permet de filtrer des objets qui n’ont pas seulement trois dimensions, qui vont donc au-delà des solides platoniciens et qui sont purement métaphysiques. Des objets qui soudain évoluent de l’autre côté du miroir, hypercubes, une fois le bateau coulé, pour renouer avec un escalier étrange, à l’image d’Igitur capable de dévaler la courbe de la création. C’est plus proche de Hegel que de Kant. Nous ne sommes pas tous postkantiens.
J’ai pratiqué une entrée dans un réel qui dépasse les bornes de l’expérience finie, et par conséquent en traversant la région interdite, celle de l’illusion transcendantale. Mes deux derniers livres sont un défi à l’illusion transcendantale. Un pas au-delà que permet Riemann dans l’élaboration de certaines courbes aussi gigantesques que l’Annapurna ou les montagnes de Zarathoustra. J’en retiens le Z qui se retrouve également dans les courbes sous le nom de la fonction Zêta… Et Dieu joua aux dés, c’est une nouvelle vision du XIXe siècle que je façonne, tout à fait inédite, dans une forme de « romantisme anéanti », avec un homme essentiellement perdu dans le grand hasard. Paysage immense du plan complexe qui déborde, comme la courbe de Gauss aux extrémités, la nécessité elle-même.
Votre réflexion sur la question de l’image s’est aussi illustrée dans une pratique littéraire réussie. Il m’a toujours semblé voir dans votre roman Morningside Park, un jeu de dé où chaque face nous amène vers un récit, une histoire bien spécifique, plus qu’à un puzzle ou à un labyrinthe. Ce roman est-il une expérience du dé, prenant le pli de l’imagination et du hasard ?
Morningside Park se joue entre les immeubles à Manhattan. Une architecture en cubes, de grands dés qu’un laveur de vitre, étudiant en physique, va percevoir comme jeu du monde. Il découvre en même temps pour sa thèse de doctorat une liturgie de Judas dont on suit la piste au bord du christianisme. Un coup de dés qui n’a pas été tenté encore et que le personnage de ce roman poursuit comme en une intrigue policière. Et si Judas avait été essentiel au Christ ? Bon, c’était avant mes recherches sur l’imaginaire. Une pratique de l’imagination assez peu théorique, ou qui voyait dans le « théorique » une portée théologique redevable d’une forme de révélation. C’est bien une histoire qui est mise en jeu plus qu’un puzzle. Ou disons un envers de l’Histoire que le lecteur va découvrir. Il lui faut suivre la progression des personnages dans une contrée absolument métaphysique. Le roman fait partie de mon œuvre. Là encore de l’autre côté du miroir, dans un envers que je pratique finalement en chacun de mes ouvrages. Sauf que, au sein de ce roman, j’ai mis de côté la construction conceptuelle au bénéfice d’un récit qui relève entièrement de la littérature. Ou, en tout cas, d’une étrange inspiration qui dépasse complètement celui qui écrit. En fait, la forme de la révélation théologique n’est pas seulement l’objet du livre qui nous révèle soudain Judas dans une position inédite. Elle s’est révélée à moi-même au fil de l’écriture. Une véritable expérience.
Certains passages des Nouvelles méditations métaphysiques prennent des accents plus politiques, notamment dans la critique de l’image publicitaire à l’ère du capitalisme. Le marketing publicitaire – dont se méfiait déjà Deleuze et Guattari concernant la notion de « concept » –, ou encore les IA génératrices d’images, mais aussi une certaine iconographie pop, détournent-t-ils l’image de sa fonction première ou est-ce l’image qui porte toujours déjà le germe de la trahison des images et de son usage mercantile ?
Je m’inscris, par mon parcours, dans le mouvement de la contre-culture. La pop-musique était mon truc dans des formes qui n’étaient pas celles de la grande diffusion mais des concerts de « petits » groupes comme Ange, Magma… Je lisais évidemment de la SF, tout jeune, et j’étais fan de Métal Hurlant. Alors, oui, je parlais de poésie, je lisais la Phénoménologie de l’esprit. Ce n’était pas donné dans un algorithme. Là-dessus, je pense à Mallarmé ; surtout à Igitur, entre deux récits de Philip K. Dick. Je veux faire de la philo. C’est ma ligne. Mais je m’ennuie fortement à l’Université, dans un cours sur Platon qui n’avait rien de très intéressant. Je le lis seul, pendant le cours. Je fais des mathématiques. Notamment du calcul intégral avec un ami Joseph Voeffray, aujourd’hui décédé. Et je m’intéresse surtout à la traduction géométrique, au caractère indiciel pour ne pas dire photographique qui court de l’algèbre vers la géométrie et qui donne à l’image sa part prépondérante.
Comment pourrais-je me penser comme un produit de l’Université ? C’est hautement improbable ? Je m’endors dans les productions universitaires. Je n’y aspire jamais. Ce n’est pas que je jalouse la philosophie de profession. Mais à quoi bon. Je préfère une position de thésard réfractaire. Je trouve extraordinaire l’idée de s’embarquer dans une thèse de troisième cycle. C’est une belle aventure, lorsqu’elle n’est pas encadrée. Une bonne thèse n’a pas de directeur, sauf à perdre son côté aventureux. Un moment d’empoigne avec Jean-Luc Nancy à Strasbourg au terme duquel on est devenu des amis. Il s’agit donc d’une phase de création qui n’est pas normée comme un concours de recrutement. Je dis tout ça parce que je trouve que la contre-culture a été inventive et qu’elle n’est pas issue d’une école : plutôt d’une cave ou d’un local expérimental pour la musique, la peinture, la philosophie. Le thésard vit comme ça.
Vous parlez d’iconographie pop. Ce qu’on range sous ce nom ne m’intéresse absolument pas, en effet. Si pop veut dire qu’une image se réalise à travers un prompt, je ne comprends pas. Si une thèse s’effectue en cinq minutes, accessible à tous, même les platistes soutiendront des doctorats. Ce n’est plus une direction de thèse mais un directoire avec la peine capitale instamment prononcée. Les imbéciles m’ennuient finalement plus que l’école que j’ai fuie, elle qui avait ses marges et offrait le plaisir de la transgression. Quelque chose contre quoi se battre.
J’ai finalement toujours été un étudiant, rebelle certes. Je veux dire que je n’ai pas cessé d’être un étudiant. Je le suis encore, à chaque ouvrage nouveau qui s’impose à moi. C’est à dire quelqu’un qui ne sait pas, qui cherche, tâtonne par soi-même. Méditation voulait dire pour moi une telle mise en tension vers des objets qui justement ne sont pas donnés. Qui ne sont pas des données ou des métadonnées. Voilà, Métaphysique pour moi est une région qui, si elle était donnée, ne vaudrait pas un clou. La philosophie est un alpinisme ou n’est pas. En franchissant les bornes de l’expérience possible, refusant l’espace du sens commun délimité par le déjà connu. Alors, on se bat avec l’illusion, le rêve, l’hallucination qui prennent des allures transcendantales, c’est-à-dire constitutives d’une autre expérimentation, de ce que l’expérience ne donne pas, et par conséquent en route vers l’introuvable, l’impossible, la difficulté de penser. Bref, pour toutes ces raisons, l’IA ne m’intéresse pas et vous le soulignez fort justement. Du moins sous la forme dont elle se trouve diffusée dans l’espace public, un article promis en quatre clics, un livre clé en main, dans la minute. Ce n’est pas mon monde, cela ne porte aucun monde. Du vent. Par contre, si l’IA était un moyen de discuter avec soi-même pour y repérer des références ignorées, s’il s’agissait d’un outil qui n’est pas clôturé par une rentabilité immédiate, ce serait une autre question.
Il y a, dans ce que j’écris, une fascination pour la technique, pour les possibilités qu’elle offre d’explorer des nouveaux mondes. Et la SF en livre de magnifiques exemples. Mais, pour le moment, nous ne savons pas ce que l’IA veut dire, ni comment ça fonctionne. Pas même les ingénieurs savent ce qui se produit dans cette machine. Ils me rappellent ceux de Prometheus, dans le film de Scott. Ils se font manger par leurs propres créatures (rire). C’est un film contre ça, contre le transhumanisme et toute cette volonté de dominer qui accompagne l’argent.
Le philosophe est l’ennemi des survivalistes les plus naturopathes comme des transhumains cyborgs si cela conduit à se terrer dans une propriété ou s’acheter l’éternité en un clic, quand les classes moyennes meurent à la pelle pour sauver des Musk et autres dégénérés de la planète. Qu’on les congèle, si cela leur chante. Pour toutes ces raisons, on peut dire que de Nouvelles méditations métaphysiques forment inévitablement une réflexion sur la Guerre.
Jean-Clet Martin, Nouvelles méditations métaphysiques – Les existences imaginaires, éditions Kimé, 2025, 174 pages, 20€.
Entretien réalisé par Jonathan Daudey pour DIACRITIK
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