(...) Gauss s’était arrêté à un escalier. Philip K. Dick en avait peut-être monté au ralenti chaque marche par le personnage principal d’Ubik. Mais l’ubiquité que le titre parodie nous montre au mieux ses dangers. Tout s’y désolidarise, s’effrite, part en morceaux comme un plâtre humide. C’est le récit qui nous l’inspire. Chaque marche change d’univers. L’occasion de recourir au calcul infinitésimal pour en localiser les fragments, resouder les joints. La chose ne sera pas facile sachant que cette courbe s’élève de manière raide et escarpée au voisinage de son point de départ. Petites marches resserrées comme les prises de l’alpiniste suspendu à une paroi. On les gravira de gauche à droite en s’aidant de la corde de rappel dépliée selon des pitons solidement fixés. Il s’agit du fil que dessine la fonction log, suspendue au flanc d’une paroi, une courroie sans laquelle on ne pourra marcher, qu’il faut agripper tant elle est raide. S’échelonnent autant de prises qui marquent d'abord les nombres premiers les plus élémentaires comme 2 ; 3 ; 5 ; 7 ; 11… Mais, une fois dépassées les premières marches si escarpées, on pourra se redresser, l’allure de la pente devenant moins abrupte, la distance entre les marches s’amplifiant comme nous le savons par l’estimation de Gauss. Et au fil de sa quête, elle rejoindra presque un terrain taillé à l’horizontale en une déclinaison de plus en plus faible. Depuis l'étage que ferme le palier 10, puis celui qu'ouvre 100, ou 1000, 10 000, 100 000… les occurrences s’espacent, la suite s’aplatit mais par des chemins qui selon un mot de Minkowski adressé à Hilbert s’entortillent et tremblent, « wiggeln und waggeln »
(...)Cette aventure géométrique connaît évidement ses contradicteurs. Dans l’esprit de Cauchy, les Imaginaires étaient simplement des nombres dans des équations. Pour Riemann, au contraire, ils génèrent des images vivantes, images en mouvement, images d’un déchaînement chainé, porté vers d’autres mondes possibles. Autant de traces d’autres espaces au sein de notre espace. Ramanujan va retrouver lui aussi cette puissance de l’image inspirée par les quatre bras de la déesse Namagiri. Il est, par cette variété, de la même étoffe que Riemann, cherchant dans les esquisses de l’ombre, la lumière qui découpe et épouse le relief du réel. Aussi, sans n’avoir suivi aucune formation de mathématicien à l’occidentale, Ramanujan se laissera-t-il à son tour porter par l’image, par l’évocation onirique des nombres, y découvrant des chemins inconnus autant qu’hallucinatoires.
(...)On ne sait si
Riemann possédait cette forme visionnaire des mathématiques. Mais c’est en tout cas ce que laisse penser l'escalier qu'il va emprunter à suite de Gauss quand tout se produit au-dessus du plan, à
l’instar d’une planche d’échecs bien plane mais dont on verrait se froncer les
combinaisons survolant la bataille, dont l’ombre nous serait encore accessible. Sous l'oeil de Riemann, il s’agit de retrouver, sur cette planche, des montagnes et des vallées, sous des pics énormes, infinis. Parfois cette élévation s’arrête à très
haute altitude, trouve un point qui la clôt. Alors dans ces altitudes
variables, les nombres premiers s’organisent entre hasard et nécessité.
Illogiques pour notre manière de compter, mais pris dans un réseau extrêmement
serré sur le plan conquis par l'imaginaire. Nous sommes bien entrés dans des dimensions qui ne sont plus celles de l’œil seulement humain : un percept de la Nature, de sa matière, se sa mémoire propre.
(...)Comment ne pas associer alors à ce monde étrange les images de la littérature, notamment un roman de Farmer élevant dans la suite de Riemann une chaine de
montagnes au-dessus du paysage et dont chaque étage, chaque niveau traverse une
contrée singulière, dressée selon la verticalité d’une progression démesurée qui
fait tout l’intérêt de son récit.
« Le soleil était au milieu de sa course. Sous leurs yeux s’étendait
une plaine qui s’étirait jusqu’à l’horizon, bordée de chaque côté d’une chaîne
de montagnes comparable à l’Himalaya mais qui n’étaient que des taupinières à
côté de l’Abharploonta, le monolithe qui dominait cette partie de la planète à
étages multiples (…). Ce monde n’est pas en forme de poire. C’est une tour de
Babel planétaire, une succession de colonnes étagées et de taille
décroissante »[1].
Des êtres autrement
constitués se rencontrent évidemment sur chacun des niveaux, des univers fort
différents pour le plaisir du roman. Le lecteur y trouvera certainement un
moment de distraction en hommage à quelques Dieux. Riemann, évidemment, n’est
pas assimilable à cette illustration littéraire. Il en possède cependant toute
l’imagination, l’inventivité inspirée, se concentrant sur des vallées
numériques, recoupées à altitude nulle, la nôtre, pour y lire la trace des nombres premiers, leur avatar ou fantôme rien
que sur cette ligne de hauteur zéro et d’une allonge inexorable à 1/2 depuis la
droite des Réels. C’est par des cercles, repassant comme l'aiguille dans chaque zéro, que le mouvement se
décale selon des retours capables de composer la
matrice d’un univers dangereuesement contrasté. En ce sens, la philosophie des mathématiques
pourrait nous proposer comme l’affirmait Lautman, « d’assister à l’acte
éternellement recommencé de la genèse d’un univers »[2].
[1]
Philip José Farmer, Thoan, la saga des hommes dieux, en particulier Les
faiseurs d’univers, 1965, Réed. Mnemos, 2018, p. 57
[2]
Albert Lautman, Nouvelles recherches sur la structure des mathématiques,
in Les mathématiques, les idées et le réel physique, Paris, Vrin, 2006,
p. 257
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire