« Au
fond, la question est peut-être celle-ci : la démocratie a-t-elle à faire
à l’autre ? A l’altérité de l’autre ? Ou seulement à la socialité du
socius, à son « insociable socialité » ? »[1].
Jean-Luc Nancy.
« Politique » se
déplace, se déporte, se déconstruit »[2].
Jean-Luc Nancy.
Si nous tentions aujourd’hui de prendre
une vue cavalière de l’œuvre plurielle de Jean-Luc Nancy, notre attention
pourrait être retenue par le motif du
« trait » ( parmi d’autres possibles comme par exemple ceux de
l’ « intensité » ou de l’
« incandescence » ), qui insiste depuis Le
re-trait du politique (1983) jusqu’au Regard
du por-trait (2000) et à L’Autre
Portrait (2014) ( traduction française du titre de l’exposition L’Altro ritratto, qui ne rend pas la
riche équivocité de l’italien, à la fois « l’autre portrait » et
« l’autre retiré »). Il s’agit toujours et de la question du tracé,
de la limite ( d’un domaine, d’une figure, d’une sphère ) et de la traction, de
l’ex-traction et de la possibilité d’une mise en présence. Insistance et
résistance, le trait du retrait ou du portrait engage la pensée dans les
registres de l’esthétique et du politique, du religieux et du philosophique.
Le titre trilingue du colloque qui nous
rassemble nous rappelle aux exigences de la traduction et aux décisions de sens
qui sont en jeu. Ainsi Political laisse-t-il
dans l’indécision son genre ; il pourrait incliner peut-être vers
le sens du politique pour autant
qu’il a été retenu plutôt que politics qui
signifie la politique, la vie politique. Le mot
français « politique » porte en lui toute la tension de
l’ambiguïté entre le politique, voire une essence du politique, et la politique, la politique
« politicienne » comme on dit. Le souci de formuler avec exactitude
une distinction entre ces deux domaines et d’analyser les conséquences de leur
mêlée peut être considéré comme un fil rouge de la pensée de Jean-Luc Nancy. Il
s’agira de parcourir l’itinéraire qui mène des travaux du « Centre de
recherches philosophiques sur le
politique » à une réévaluation de la
politique, liée à une nouvelle approche du « pouvoir », voire à un suspens de ce mot annoncé
peut-être dans Politique et au-delà.
Entretien avec Philip Armstrong et Jason E.Smith (2011). Le tremblé même du
sens de « politique » nous invite donc à méditer notre provenance
grecque et son legs d’une polis qui,
en tout cas dans sa forme athénienne de « démocratie », historique ou
fantasmée, évoque encore l’ isonomia, l’ekklesia (doublée un jour d’une autre assemblée nommée
« église » ) et l’agora.
Cette nouvelle organisation de la vie des hommes reposait aussi sur la
distinction, simple en apparence, de l’extériorité et de l’intériorité ainsi
que le rappelle encore le mot grec to
endomucho ( endon-mychos :
partie la plus basse ou la plus profonde d’un lieu ), que traduisent
« intime » et intimate. Mais
cette traduction nous tourne discrètement vers un autre monde : celui de
Rome.
Le terme « intimité » n’est
pas sans ambiguïté » ; on l’entend soit comme une retraite, voire un
secret (de la conscience, de la vie affective et sexuelle), soit comme la
« vie privée » distincte de la « vie publique » ( sans
négliger en passant que « privé » peut renvoyer aussi à l’idée de
privation, de dénuement ). Dans ce dernier sens politique, les grecs, dans leur
langue, avaient déjà remarqué cette limite : songeons par exemple à
l’oraison funèbre prononcée par Périclès et « rapportée » par
Thucydide dans La guerre du Péloponèse
( Livre II, XL, 2 ) : un citoyen peut se soucier à la fois du domestique
et du politique mais celui qui ne prend aucune part aux affaires publiques est
considéré comme un citoyen non pas tranquille ( apragmona ) mais inutile ( achreion ). De ce point de vue, privatus
pourrait être tenu pour synonyme de
oikeios ou idios ( opposé à la fois à koinos
et à politikos ). Quant à
l’ »intériorité » latine ( du comparatif interior de intus, intimus en étant le superlatif ) elle n’est pas sans faire penser, dans
l’expression assez tardive « for intérieur », à l’Héliée
d’Athènes et à l’ agora
des Grecs, qui auraient pu suggérer à Platon de définir la pensée comme un
dialogue ( dialegesthai) de l’âme
avec elle-même ( Théétète, 189e- 190a).
Il reste que « intime », qui creuse encore l’intériorité, porte à sa
plus haute intensité l’héritage chrétien d’Augustin scellé dans son adresse à
Dieu : « Tu autem eras interior
intimo meo et superior supremo meo » ( Confessions, III, VI, 11 ). Symétrie de la formule puisque superior et summus sont le comparatif et le superlatif de superus, qui ébranle l’opposition simple entre la profondeur et la
hauteur que le latin recueille en un mot : altitudo ; le plus intime est le lieu et le moment du
ravissement de soi en l’autre, du soi comme altéré d’origine.
C’est dans le fil de cet héritage que
Jean-Luc Nancy pense l’intimité comme modalité d’une présentation qui n’est
présentation – dans le portrait notamment (nous y reviendrons), mais pas
seulement - ni d’un « soi » ni
d’un « même », échappant ainsi au régime « classique » de
la mimèsis. Il nous semble justifié
de disposer en réseau les notions d’intimité, d’hétérogénéité et de
singularité ; c’est là tout l’enjeu d’une nécessaire distinction de la
sphère du politique des autres sphères de l’existence.
Dès la séance d’ouverture du
« Centre de recherches philosophiques sur le politique »[3],
le 8 décembre 1980, Philippe Lacoue-Labarthe et Jean-Luc Nancy soulignaient
d’emblée le caractère de la tâche proposée : « ce qui nous paraît aujourd’hui
nécessaire, et donc urgent, c’est de
prendre en compte de façon rigoureuse ce que nous appelons la co-appartenance
essentielle ( et non accidentelle ou simplement historique ) du philosophique
et du politique. C’est, autrement dit, de prendre en compte le politique comme
une détermination du philosophique – et inversement »[4]. Cette injonction sera rappelée dans la
dernière séance du « Centre », intitulée « Le
« retrait » du politique », du 21 Juin 1982[5],
accompagnée d’une référence précise à un texte de Jacques Derrida, « Les
Fins de l’homme »[6].
Dans l’évocation de ce moment historique – ou « historial » -, nous
se saurions oublier que cette dernière expression avait été retenue, deux ans
plus tôt, par Ph. Lacoue-Labarthe et Jean-Luc Nancy, comme titre de la première
décade consacrée à Jacques Derrida à Cerisy[7] ;
l’invitation rédigée par les deux directeurs se terminait par ces lignes :
« Le préambule de Les fins de
l’homme, daté du 12 mai 1968, s’ouvre sur cette phrase : « Tout
colloque philosophique a nécessairement une signification politique ». Le
colloque « Les fins de l’homme »
ne se définit pas comme « philosophique » (…) Son enjeu pourrait être
à tous égards, d’entamer l’inscription d’une tout autre politique »[8].
A cette même époque enfin pointent deux autres notions fécondes en questions et
centrales dans la pensée de notre auteur, celles de « partage » et
celle de « communauté » ; on les remarque dans un ouvrage daté
de avril-mai 1982, peu avant la dernière conférence du « Centre », Le partage des voix[9]. Il
s’agit d’une explication avec l’herméneutique qui engage une lecture du Ion de Platon ; en voici la
fin : « La communauté reste à penser selon le partage du logos. Cela ne peut sûrement pas faire
un nouveau fondement de la
communauté. Mais cela indique peut-être une tâche inédite à l’égard de la
communauté : ni sa réunion, ni sa division, ni son assomption, ni sa dispersion, mais son partage.(…) Nous communiquons dans ce
partage et nous nous annonçons ce partage, « depuis que nous sommes un
dialogue et que nous nous entendons les uns les autres »
(Hölderlin) »[10]. Il nous revient encore aujourd’hui, ici
même, d’examiner chacun de ces motifs et leur entrelacs.
Quelques éclaircissements tout d’abord
sur le recours au terme « retrait » qui a pu prêter à confusion,
voire à polémique ( nous gardons en vue ici les deux recueils de textes, déjà
cités, issus des travaux du « Centre de recherches philosophiques sur le
politique » ). On peut entendre simplement par retrait le fait de se
retirer, de se sous-traire à la présence, mais aussi le geste du re-tracement. On
remarque aussitôt que quelque chose peut disparaitre parce qu’elle n’est plus
nulle part ou parce qu’elle est omniprésente ; ainsi du politique :
si « tout est politique », la politique comme instance séparée a
disparu. Ajoutons encore que le retrait peut être une modalité du don ; le
politique se donnerait comme retrait
et appellerait un re-tracement de ce qui n’a jamais existé que comme
trace, comme effacement d’une trace,
passage d’un secret (se-cret). On aura bien sûr reconnu quelque chose du style
de Heidegger et de Derrida dans ces propos. Et de fait ils furent des étapes
importantes sur le chemin de Ph. Lacoue-Labarthe et Jean-Luc Nancy dans cette
question politique ; mais tout aussi essentiels dans leurs investigations
furent les travaux de Marx, Arendt, Bataille et Freud, qui les menèrent tout
d’abord au constat d’une situation somme toute étrange : « Tout s’est
passé comme si la philosophie se destituant n’avait pas osé toucher au
politique ou comme si le politique – sous quelque forme que ce soit – n’avait
pas cessé de l’intimider. Tout s’est passé, autrement dit, comme si une part
d’elle-même ( si ce n’est son essence même ) était pratiquement interdite à la
philosophie se destituant. (…) Et comme si, pour finir, le politique était
resté, paradoxalement, la tâche aveugle du philosophique ». Et pourtant si l’on
veut penser en termes de retrait du
politique, « c’est, si l’on veut, le principiat en général qui doit être soumis à la question des
questions. Mais à des questions telles qu’elles devraient à nos yeux
déconcerter tout autant la politique du Prince que le principe du
politique »[11]. Pour
le dire en grec, eu égard à la co-appartenance essentielle du philosophique et
du politique, ce qui est en jeu, c’est le sens de l’ archè, et de l’articulation de l’ « archie » et de
l’ « an-archie ».
Quand la mer se retire, l’estran
découvert laisse parfois apparaître des êtres insoupçonnés ; ainsi le
retrait du politique emporte certaines certitudes qui assuraient et ajointaient
notre monde, tout en donnant lieu à des questions oubliées ou plus exactement à
des interrogations auxquelles on pensait avoir répondu. C’est ce que souligne
les responsables du « Centre » : « La polis présuppose le rapport - le rapport logikos, ou le logos comme
rapport – que pourtant elle inaugure -, et c’est en quoi peut-être, elle est le fondement philosophique. Rien d’étonnant, dès lors, à
voir aussi la question du rapport comme tel surgir de toutes les manières dans
la philosophie, dès que le politique y fait énigme, lacune ou limite … (…)
Surgissait par conséquent pour nous la nécessité de reprendre cette question du
rapport, la question du « lien social » en tant que non présupposé,
et pourtant en tant qu’impossible à déduire ou à dériver d’une première
subjectivité »[12].
Cette question du « rapport », disons le dès maintenant, est au cœur
de la pensée de J.-L. Nancy quelle qu’en soit la modulation[13] :
être-avec, être-ensemble, être-entre mais aussi être-à, être-au. Pour le
moment, prenons le temps de préciser ce qui semble « être perdu
pour » ou « être perdu dans » la cité moderne : la
transcendance et l’altérité, si l’on
songe aux analyses d’Hannah Arendt, la souveraineté si l’on se rappelle les
réflexions de Bataille. De quoi, finalement, une telle altérité est-elle
faite ? « de l’articulation du pouvoir, comme puissance contraignante
et matérielle, sur l’autorité comme transcendance … ; du rapport de la
communauté à une immortalité qui soit, dans ce monde, la sienne … ; d’un
rapport de la communauté avec elle-même où elle puisse se présenter ou se
représenter ( se darstellen ) son
être-commun en tant que tel »[14].
Pour relever ce défi d’une autre pensée du politique ou d’une pensée
« autrement » que politique, c’est-à-dire en fait d’une considération
du « rapport » à la fois comme lien et comme déliaison, il faudra se
mettre à l’écoute de Derrida lecteur de Heidegger pour recevoir le
« retrait » allemand, Entziehung, à la croisée de la
« famille » de Ziehen et de
celle de Reissen, ainsi que nous le
conseillaient les responsables du « Centre »[15].
Placer la question du « rapport »
au centre de ses préoccupations fut pour Jean-Luc Nancy un geste décisif :
il s’agissait de mener deux interrogations indissolublement mêlées sur la
possibilité d’une pensée (du) politique et d’une ontologie. J’en avancerai tout
d’abord pour preuve matérielle, dirions-nous, la note qu’il rédigea pour la
troisième édition (1999) de La communauté
désoeuvrée : « Le travail engagé par ce livre, dont c’est la
troisième édition, s’est poursuivi dans La Comparution, écrit avec
Jean-Christophe Bailly et publié par Christian Bourgois en 1991, puis dans Etre Singulier Pluriel, publié chez
Galilée en 1996 »[16].
Cette trilogie, rejeton, témoin et juge de son époque, commence par ces
mots : « Le témoignage le plus important et le plus pénible du monde
moderne, celui qui rassemble peut-être tous les autres témoignages que cette
époque se trouve chargée d’assumer, en vertu d’on ne sait quel décret ou de
quelle nécessité ( car nous témoignons aussi de l’épuisement de la pensée de l’ Histoire), est le témoignage de la dissolution, de la
dislocation ou de la conflagration de la communauté »[17].
Notre monde est né de la révolution démocratique moderne et de l’expérience
effroyable des « totalitarismes » ( avec des réserves sur l’usage
générique de ce terme ). Ces derniers se sont effondrés ( du moins sous cette
forme déjà « historique ») et la « démocratie » est un mot
qui souffre d’une « insignifiance »[18]
patente. Il ne s’agit certes pas de tenir pour équivalentes ces démarches
politiques mais à tout le moins de
rappeler qu’elles répondaient à une anxiété partagée, jamais relâchée, dont
Claude Lefort avait donné une formulation fort pertinente : « La
démocratie moderne inaugure l’expérience d’une société insaisissable,
immaîtrisable, dans laquelle le peuple sera dit souverain, certes, mais où il
ne cessera de faire question en son identité, où celle-ci demeurera
latente »[19]. De
cette indécision naîtront les conflits récurrents sur la représentation et le
suffrage, dans la mesure où « le nombre se substitue à la substance »[20],
mais aussi, note Jean-Luc Nancy, la hantise de l’identification et de l’identité[21]
dont il serait tentant de découvrir le secret de son intimité ( on peut hésiter
ici entre l’invisible du se-cret et le foyer (Heim) du ( Geheimnis ). Rappelons-ici que c’est la
question du nombre, du grand nombre, qui avait amené au premier plan celle de
la communauté, les deux foyers de « l’ellipse parfaite » tracée par
Jean-Christophe Bailly en vue d’un
numéro de la revue Aléa.[22]
Si la notion
de rapport « prend le pas sur l’être » et « ouvre en fait le
sens de l’être »[23],
il nous appartient, pour tenter d’élucider ce déplacement de savoir sur quoi
doit porter notre attention. Jean-Luc Nancy nous donne lui-même deux précieuses
indications. La première dans La
comparution, plus précisément dans le chapitre qu’il a rédigé et intitulé ( De
l’existence du « communisme » à la communauté de
l’ « existence ») : « … dès qu’il devient nécessaire de
déconstruire tous les énoncés philosophiques de la « communauté » (…)
il ne reste, pour recommencer à penser, que l’ en ( que j’avais aussi nommé comme le « désoeuvrement »).
Ici comme ailleurs, il faut nous refaire une langue à partir de traits
infra-sémantiques, infra-syntaxiques, infra-conceptuels . Et c’est
pourquoi le travail est redoutable. »[24]
Et la seconde, tirée du texte « Communisme,
le mot » : « Communisme est
toujours exposé au risque de devenir une idéologie et pour cette raison devrait
s’employer à dissoudre son –isme. Mais
pas même commun, ni commune ne devraient rester sans
inquiétude … seul doit demeurer le cum-.
La préposition latine considérée comme pré-sentation universelle,
présupposition de toute existence et de toute disposition d’existence » [25].
Pour articuler les notions de « communauté » et celle de
« monde », d’un monde « pour tout le monde », pour
« tout un chaque un », il faut aussi prendre en compte les
prépositions « à » et « y » : il y a un monde auquel
nous sommes en commun.
Que peut-on entendre encore par
« monde » si nous ne pouvons reconduire l’idée d’une totalité
onto-esthétique : « Le monde de l’existence ou des existences est
précisément l’ensemble des rapports qui ne font jamais « un » monde,
et moins encore un monde d’objets face à des sujets, mais … un monde qui
lui-même est « sujet » (…). Sujet des rapports, c’est-à-dire en
définitive sujet qui lui-même – comme tout sujet – est rapport et n’est que
cela : un être à-, à soi/ à l’autre/ au même/ à rien, un être dont tout
l’être tient au à »[26].
Ce modeste équipement, ces rudiments
ontologiques ( en, y, à ) permettent de proposer une nette distinction entre le
communisme comme régime politique
souhaité, comme axiome ou comme hypothèse, et le communisme comme
« fait » « anthropologique ou ontologique » : «
Le communisme, c’est notre état : tout est commun du fait de l’intrication
de tout et de tous. Mais c’est en même temps notre exigence, car dans cette
intrication rien n’est commun au sens d’un partage,
ou rien ne nous semble l’être, tandis que tout est commun au sens d’une
équivalence ou d’une interchangeabilité ( des individus, des représentations,
des fins) ». Fondamentalement il s’agit du sens :
« Le sens ne peut être qu’en commun (
il est échange, renvoi, partage ) et il ne peut être commun (sens donné par une institution ou constitution commune, par
et comme un ordre commun ) »[27].
Le royaume – au sens quasiment religieux - de l’équivalence généralisée, c’est
celui du capital, un choix de civilisation qui remonte à la Renaissance ;
sa loi est la seule aujourd’hui dont le domaine est universel. Pour une large
mesure, la démocratie moderne a été rendue possible par cet ordre nouveau, même
si le « communisme » est la « vérité de la démocratie »[28],
sa hantise ou son désir – notre « exigence ? En tout pas si nous en
venons à penser que nous n’avons rien de commun
( une essence, un concept, un sang ou un sol ) mais que l’existence nous arrive
en commun en
partage, c’est peut-être le signe que nous glissons hors de la saga
métaphysique de l’Un et du Multiple, de l’Universel et du particulier pour nous
ouvrir au jeu du singulier pluriel. Nous tous : non pas – ou pas d’abord –
omnes, mais singuli ( ce dernier mot
latin n’existe, comme on sait, qu’au pluriel ).
Une des
formulations les plus fermes et les plus denses de l’espérance d’une pensée
politique tout autre et d’une « démocratie à venir »[29] est avancée par Jean-Luc Nancy, au lieu exact
où se rencontrent et se confortent la déconstruction du christianisme et celle
du politique, nous saisissant presque par surprise au cœur de L’Adoration, dans un chapitre intitulé
« Mystères et vertus », mots empruntés à la théologie et à la
spiritualité chrétiennes dont le sens doit être précisé. Celui du mystère tout
d’abord : « La révélation du
mystère chrétien n’est pas le dévoilement de quelque secret : elle révèle
au contraire ce qui, de soi, se révèle et ne fait rien d’autre que se révéler.
C’est un éclair qui tire de la nuit les formes
et les présences qui n’y sont pas dissimulées, mais simplement
disponibles pour la lumière qui peut
venir les éclairer ». Ou encore, en une brève fulguration :
« « Eclair » … ce n’est pas un flamboiement d’apocalypse mais le
renouvellement d’une aube »[30].
Triple modulation de ce crépuscule du matin, les trois mystères essentiels,
ceux concernant proprement « Dieu » : la trinité, l’incarnation
et la résurrection. Or « le mystère trinitaire lance cet éclair : le
sens est le rapport lui-même, le
dehors du monde est donc dans le monde sans être du monde »[31].
Quant aux vertus théologales (la foi, l’espérance et la charité ), ce qui en
elles retient l’attention de notre auteur, c’est qu’elles sont des
« forces qui s’emploient au rapport »
(à Dieu )[32]
dans une impétuosité sans limite : « La « vertu » est
l’élan emporté, poussé par une « valeur » qui n’est pas simplement un
« bien » disponible et déterminé mais qui vaut à la mesure de cette poussée qui
emporte précisément au-delà du déterminé ».[33]
Un tel enthousiasme pourrait-il tendre, dans son registre, vers un
« au-delà », du « politique » et de la
« démocratie ? Si l’on veut surmonter la dépréciation par Nietzsche
de la démocratie représentée comme un régime général de l’égalisation,
non des hommes mais des « valeurs », c’est-à-dire un régime
d’arasement du sens, il faut sans doute affronter ce constat aux allures de
défi, énoncé en ces termes par J.-L. Nancy : « « Enthousiasme » veut
dire en grec « passage en dieu » ou « partage du
divin » : comment ne pas emporter l’enthousiasme dans la mort de
Dieu ? C’est une question grave ».[34]
Il faut en somme de nouveau apprendre à
parler et à penser : « Cela demande d’abord de comprendre que
« démocratie » porte autre chose qu’une forme politique et surtout
que l’assomption sous la politique de toutes les sphères de l’existence. Je ne m’attarde
pas ici sur ce que j’ai esquissé ailleurs[35].
Il importe seulement d’affirmer ceci : l’adoration, l’adresse de la parole au dehors même de toute parole
possible, est une condition de l’existence
« démocratique » en tant qu’existence de sujets égaux. Car
l’égalité des « sujets » - pour leur donner, faute de mieux, ce nom –
n’est pas celle des individus. Celle-ci peut relever d’une équivalence
juridique et d’une équité économique, mais celle-là s’expose d’emblée à ce qui
n’est pas inégalité mais hétérogénéité foncières de tous les rapports
singuliers à l’incommensurable. Car, de ce dernier, on ne tirera jamais aucune
espèce de règle d’égalisation, ni d’ailleurs d’ inégalisation ».[36]
Il est donc nécessaire en premier lieu, dans un geste quasiment kantien, de
tracer ( ou de re-tracer ) une stricte limite entre ce qui relève de la
politique et les « sphères »
plurielles de l’existence ( l’art, l’amour, la pensée, le savoir, le désir, etc.
… ), plus précisément entre le souci de l’égalité et le respect de
l’hétérogénéité, entre le calcul du mesurable et l’exposition à l’incommensurable
( on proposerait volontiers l’ incommunsurable ).
On pourrait être tenté, par une sorte de
lassitude, de légitimer l’état actuel des choses dans nos démocraties telles
qu’elles existent. Jean-Luc Nancy n’ignore pas ce risque : de fait la
politique semble bien y observer des « lignes de partage » qu’elle ne
manque pas d’ailleurs de transgresser. « Mais précisément, fait-il
observer, dans cet état de choses il n’est jamais dit ce que je m’efforce de
mettre au jour : comment la politique n’est
pas le lieu de l’assomption des fins, seulement celui de l’accès à leur
possibilité. Inventer le lieu, l’organe, le discours de cette réflexion, ce
serait un geste politique considérable »[37].
La première tâche modeste serait sans doute de pointer l’amphibologie du mot
« politique », depuis les Grecs jusqu’à nous. La duplicité semble
constitutive de ce domaine : d’une part le règlement, l’organisation de
l’existence commune, d’autre part l’assomption et la figuration du sens ou de
la vérité de cet être ensemble. Le temps semble nous inciter à revenir sur la célèbre définition proposée par
Aristote du vivant humain : zôon
politikon, auquel il attribue une autre propriété essentielle : il est
logikon. C’est à ce questionnement
que nous incite Jean-Luc Nancy dès le début de sa conférence « Politique
et/ou politique »[38].
Il rappelle en effet que, dans son séminaire La Bête et le Souverain notamment, Jacques Derrida avait attiré
l’attention sur les réserves formulées par Heidegger (dans l’ Einführung in die Metaphysik de 1935 ) sur le sens traditionnellement reconnu
au terme « polis » comme rassemblant en une totalité toutes les
modalités de l’ « être ensemble ». Une référence supplémentaire
choisie dans le séminaire sur Parménide
de 1942-43 par Jean-Luc Nancy permet de
confirmer ce soupçon : il n’y a sans doute jamais eu de coïncidence entre
la polis et la koinônia, la « communauté ». Ainsi est-il nécessaire de
dissiper le trouble qui s’est emparé de la pensée occidentale au cours de son
histoire : « … tout d’abord polis
a subsumé plus que la politique – cependant qu’ensuite la politique a
repris à son compte, ou a voulu reprendre, la totalité de la polis ». Ce qui n’exclut pas, bien
au contraire, de se demander s’il est possible et souhaitable que la politique
s’ouvre vers un « au-delà », ou son « au-delà ». Une
certaine ascèse, pourrait-on dire, semble s’imposer à Jean-Luc Nancy dans
l’organisation de sa réflexion : « J’essaie de travailler un au-delà
qui ne soit pas outrepassant, pas outré ni outrancier non plus. Un au-delà qui
en réalité viendrait en-deçà : qui dépasserait la politique non pas vers
une surpolitique mais vers une remise, voire une restriction de son
concept »[39]. L’image
d’un tsimsum politique nous vient à
l’esprit : pourrait-elle nous aider ?
Si le
pouvoir est omniprésent, il n’en va pas de même de la politique ; celle-ci
est une invention grecque, dans la forme notamment de la démocratie, qui se présente certes comme « l’autre
de la théocratie », au moment où les dieux se retirent, mais qui ne cessera
d’être toujours inquiétée par la possibilité d’une « religion
civile ». Le droit et l’ordre juste n’étant plus donnés par les puissances
divines, il incombait désormais au logos de
se montrer fondateur ; ce n’est donc pas un hasard si « la philosophie
et le christianisme accompagnent le long échec de la religion civile dans
l’Antiquité »[40].
Et cette hantise du fondement légitime est venue jusqu’à nous, même si la notion de fondement a été
obstinément déconstruite « En transférant la souveraineté au peuple, la
démocratie moderne mettait au jour ce qui restait encore (mal) dissimulé par
l’apparence de « droit divin » de la monarchie ( au moins françaises
) : à savoir que la souveraineté n’est fondée ni en logos ni en mythos. De
naissance, la démocratie (celle de Rousseau ) se connaît infondée. C’est sa
chance et sa faiblesse : nous sommes au plus vif de ce chiasme »[41].
Que la politique est
« infondée » et, partant, « en quelque sorte en état de
révolution permanente », ce défaut d’origine ( dans les deux sens de la
formule ) est consignée dans le mot même de « démocratie » . Kratos n’est pas archè ; nul d’entre nous, porté par la langue , ne confond une
force dominatrice ( et éventuellement formatrice ) d’un principe fondateur (
qui, dans la pensée de la souveraineté, chez Jean Bodin, s’excepte de ce qu’il
fonde ). « Il n’y a pas de « démarchie » : le
« peuple » ne fait pas principe. Il ne fait tout au plus qu’oxymore
ou paradoxe de principe sans principat »[42] .
Encore faut-il se demander comment et dans quelles limites ( s’il y en a ) cette puissance, en tant que pouvoir
politique, s’exerce et de déploie ? Pour autant que cette poussée ou cette
pulsion[43]
n’est
pas « préformée ni prédestinée à tel ou tel but », la
pensée du pouvoir est cruciale pour qui veut, à nouveaux frais, esquisser un
« au-delà » de la politique
ou une autre politique, en discernant
avec acribie « le « sens » de la politique des questions du
pouvoir[44] .
Il importe donc de ne pas se méprendre sur le pouvoir et de savoir interpréter
ce qui est tenu en réserve dans son ambivalence même : « Le pouvoir
politique est certes destiné à assurer la socialité , jusque dans la
possibilité d’en contester et d’en refondre les rapports établis. Mais il est
par là destiné à ce que la socialité puisse trouver accès à des fins indéterminées sur lesquelles le pouvoir comme tel
est sans pouvoir : les fins sans fin du sens, des sens, des formes, des
intensités de désir. La poussée du pouvoir dépasse
le pouvoir bien qu’en même temps elle
poursuive le pouvoir pour lui-même . La démocratie pose en principe un dépassement du pouvoir – mais comme sa
vérité et sa grandeur ( voire sa majesté ! ) et non comme son
annulation ».[45]
La démocratie non-fondée demande un pouvoir qui la charpente et est
emportée par le désir du sans fond, du
sans fin qui ouvre à la jouissance de l’impouvoir.
L’effort de Jean-Luc Nancy pour
réévaluer le sens de la politique
nous semble organisé autour de deux motifs majeurs : la
« déhiscence » de la politique et une distinction entre demande
et désir de (la) démocratie. Son geste
est d’abord celui d’une rupture avec
toute une tradition qui a tenu la politique pour effectuation ou mise en œuvre de choix prémédités ; or,
selon notre auteur, « sauf à se configurer en religion civile – ce dont
une extrémité est l’Athènes perdue ou rêvée, l’autre les fascismes – la
politique ordonne les conditions d’accès
multiple au sens ( aux sens ) ; elle rend possible et doit rendre impossible
le déni de cet accès ( … en somme, tout ce qui ferme, remplit, unifie ou écrase
l’avec dans le jeu de ses intervalles, scansions, altérations) ». Telle
est donc notre demande : « donner forme et visibilité à la possibilité du vivre-ensemble » ;
« la politique est donc la possibilisation
d’un nous qui pourrait donc ne pas être
possible ». Mais – et tout le tranchant du propos de J.-L . Nancy
se tient là – « cette demande n’implique pas par elle-même la demande
d’ « effectuer le vivre ensemble
, ou de lui donner corps, sens ou vérité » . « Mais le
« nous » rendu possible
n’est pas pour autant accompli : il s’ouvre au contraire à sa propre
« impossibilité »,
c’est-à-dire une réalité infinie – amour, art, justice, pensée ... »[46].
On comprend que l’ « accès » qui doit être ménagé et préservé par la
politique est à la fois l’entrée, la pénétration permise et le surgissement, la
surprise, le saisissement ; la politique soucieuse du lien doit aussi
préserver une « déliaison sociale »,[47]
pour reprendre le mot de J. Derrida cité par J.-L. Nancy, où joue
« l’essentielle fuite infinie du sens ». Peut-être faudrait-il
entendre encore, à propos de la surprise de la déliaison ou, si l’on ose dire,
de la folie du sens, ce que Jean-Luc Nancy disait de la liberté :
soustraire la liberté à l’Idée, soutenir que la liberté est
« incompréhensible » parce qu’elle ne relève « tout
simplement pas » de notre capacité de compréhension, l’extraire de toute
concaténation explicative, c’est le point de « déchaînement » autour duquel se tisse le réseau de pensées
de Maurice Blanchot, Emmanuel Levinas, Jean-François Lyotard et Jacques
Derrida.[48]
La politique, dès son apparition, dès en
fait que les hommes sont livrés à eux-mêmes, porte au plus intime de sa quête
une « déhiscence » entre la demande d’ordre, de maintien et de tenue
qui garantissent le « vivre-ensemble » et le désir, qui n’est tendu
que vers sa propre intensité, du partage du sens qui est la vigueur même de l’ « être
ensemble » ; il reste que cette déliaison infinie que le sens ouvre
est aussi une menace, celle « du délire qui habite le cœur ou le nœud même
de ce lien qu’on nomme sens »[49].
Cette dissociation est « la contradiction intime à laquelle est exposée la souveraineté - dès lors du moins,
précise Jean-Luc Nancy, qu’elle ne se soustrait pas au pouvoir ( contrairement à
ce que Bataille crut devoir penser ) ».
Ce qui est en jeu dans cette contradiction, c’est qu’elle est porteuse
d’un dépassement (dialectique ?) ou d’un débordement dont l’exposé nous
semble délicat : « de là que le pouvoir - le pouvoir souverain – ne
peut que retenir pour lui le secret de cette menace qu’il prévient – et en même
temps il lâche ce secret, qui n’est pas pour lui, dans lequel il n’a pas à
entrer. Il le lâche : le dévoile et le laisse tomber ; le dévoile
comme lui échappant »[50].
Il faut tout d’abord s’entendre sur ce que secret peut signifier sans
s’abandonner aux suggestions de l’étymologie ; secretum
est formé sur se-cernere ( selon
la même structure que ex-cretum :
excrément ) : mettre à
l’écart du regard quelque chose qui, parce qu’elle ne doit pas être vue mais
qu’elle pourrait l’être, peut être confiée à la vigilance d’un secrétaire ou
d’un archiviste ( lié au secret de l’archè
). Et certes la politique a ses secrets.
Mais le secret qu’elle ne peut cerner ni discerner n’est pas donné ;
le fait est que rien (n’)est donné,
c’est là toute l’intimité du secret. Si donc la politique peut avoir
l’obsession du contrôle ou de la maîtrise, elle est pour ainsi dire ( de gré ou
de force, c’est pour nous une question ouverte et importante ) débordée ;
elle n’accède pas au sens qui peut irriguer les autres sphères de l’existence
commune.
L’enjeu de la possibilité de re-tracer
les limites de la politique au prix
du retrait du politique est en fait
une révolution « non pas politique mais de la politique. Tout simplement (!) une autre
« civilisation » ce qui veut dire avant tout, bien sûr, un autre mode
de reconnaissance du sens »[51].
Jean-Luc Nancy faisait remarquer que l’humanisme connaît peu la joie et que le
nihilisme contemporain est empreint de désespoir ; or c’est de joie qu’il
s’agit maintenant, sous réserve de préciser l’acception de ce mot dont la
résonance religieuse est indéniable ( Bach avec Schiller[52]
). Il n’y a pas de joie politique, seulement des réussites et des bénéfices de
la puissance. Quant à la joie, voici ce qui nous est proposé :
« Paradoxe : les sphères du secret ( du sens ) non seulement gardé
mais indévoilable car secret entièrement dévoilé comme secret, c’est-à-dire
définitivement celé et scellé, forclos, placé dehors – sont les sphères où à la
fois il y a accès et accomplissement – oeuvre – comme l’art, l’amour, la
pensée, le savoir, le geste, etc. – et où il n’y a jamais satis-faction. Mais
jouir au-delà de la satisfaction, au-delà ou en-deça. Jouir en différance. La joie est sa propre différance : c’est son secret, absolument
dérobé et absolument exposé, mais exposé ailleurs que dans l’espace public de
la politique. Dans d’autres espaces, moins publics que communs : communs
et singuliers. Singulièrement communs ».[53]
La politique peut et doit prendre des
mesures, comme on dit ; elle opère dans le registre de
l’ « assez », du « juste assez », donc de l’accomplissement
(complet) et de la « satis-faction » ; les autres sphères de
l’existence, quand il leur est possible de se déployer, sont à l’œuvre et
au-delà de l’œuvre, dans l’incommensurable de la jouissance. On ne jouit jamais
« assez », ni « trop »[54] ;
on le comprend si l’on prend soin de distinguer le plaisir de la réplétion du
désir qui se redemande, qui jouit « en différance » et de sa
« différance ».
En fait, le secret est patent ;
c’est l’intimité de la communauté, c’est aussi l’intimation de cette intimité.
C’est le paraître de la finitude. Nous risquons ce propos en tentant
d’articuler les modalités politique et esthétique de l’ontologie de Jean-Luc
Nancy. Qu’il nous soit permis de rappeler comment ce dernier présentait le
paraître de la communauté : « Il
faudrait, pour désigner ce mode singulier du paraître, cette phénoménalité
spécifique et sans doute plus originaire que toute autre phénoménalité ( car il
se pourrait que le monde paraisse à la communauté, non à l’individu ), pouvoir
dire que la finitude com-paraît et ne
peut que com-paraître : on
essaierait d’y entendre à la fois que …
la finitude se présente toujours dans l’être-en-commun et comme cet être
lui-même, et que de cette façon elle se présente toujours à l’audience et au jugement de la loi de la
communauté, ou plutôt et plus originairement au jugement de la communauté comme
loi »[55]. Cet en-commun de la comparution est un entre-nous - et non un entre-soi – un entre qui lie et délie à la fois, mettant en contact des intimités. Ce que nous pensons de l’image peut ici
nous offrir un précieux renfort si l’on veut penser la communauté comme
l’ensemble des « chaque-un » et non comme l’anonymat ou la compacité
fusionnelle de la « foule solitaire ». « Toute image relève du
« portrait », non pas en ce qu’elle reproduirait les traits d’une
personne, mais en ce qu’elle tire
(c’est la valeur sémantique étymologique du mot ), en ce qu’elle extrait quelque chose, une intimité, une
force … L’image me jette à la figure une intimité qui m’arrive en pleine
intimité – par la vue, par l’ouïe ou par le sens même des mots ».[56]
Pourrait-on penser que toute « parution » ou « parition »
est une « présence » comme suspens entre l’ ex-hibition d’une
intimité et le retrait vers une ipséité ?
Serait-ce le secret des « sphères
du sens », là où (se) joue l’explication avec la mimèsis grecque et l’ « imitation »
judéo-chrétienne ?
Ce souci lancinant du Même peut-être commun aux notions
d’ « être », d’ « intimité » et de
« politique » est d’autant plus insistant qu’il porte sur une pièce
maîtresse de la philosophie occidentale. C’est ce que pourrait nous amener à
penser ce texte synthétique de Jean-Luc Nancy que, pour finir, nous vous
livrons : « Comme la politique et comme la logique, la mimèsis porte postulation de
l’autonomie. Tout portrait en ce sens -
c’est-à-dire aussi … toute représentation -, est autoportrait. (…) si la représentation postule toujours ses trois
valeurs conjointes que nous avons précisées – figurer, interpeller, être
mandataire -, alors il faut aussi considérer que cette triple fonction suppose
en chaque aspect ce qu’il faut nommer une autotélie, une finalité placée dans
l’auto ou le soi-même. Autos est cela qui
survient lorsque les dieux, c’est-à-dire les autres, sont retirés et ne font plus référence ( sinon formelle,
convenue), lorsque leur mythos est
déclaré « fiction ». Autos
survient exactement au lieu et dans le mouvement de ce retrait. Il en assume
toute la force et toute l’énigme : c’est à partir de soi, et non plus des
autres, que le langage doit parler, que la cité doit s’ordonner, que la figure
doit se présenter. De soi comme
autre ».[57]
Nous pouvions déjà lire dans une chronique philosophique de l’auteur en
date du 20 octobre 2002 : « La forme de vie qui a vieilli est celle
de l’autonomie »[58].
Pierre-Philippe Jandin
Athènes, le 4 mars 2015
Colloque
Etre-Intime-Politique
Jean-Luc Nancy.
[1] « Le désir des formes. Entretien
avec Jean-Luc Nancy », Ginette Michaud, Europe, cahiers « Jean-Luc Nancy », n° 960, avril 2009,
p. 207-219, repris dans G. Michaud, Cosa
volante. Le désir des arts dans la pensée de Jean-Luc Nancy, Hermann, 2013.
La traduction du texte de Kant ( Gemeinschaftfähigkeit
) dit : « sociabilité » ( une capacité, une possibilité, une
aptitude ), non « socialité » ( un fait, Faktum ).
[2] Conférence de J.-L. Nancy,
« Politique et/ou politique », Francfort, 2012. Le titre de la
version anglaise est : « The Political and/or the Politics ».
[3] Ce « Centre » fut ouvert en
novembre 1980 à l’initiative de Jacques Derrida, à l’Ecole Normale Supérieure
de la rue d’ Ulm ; la responsabilité en fut confiée à Philippe
Lacoue-Labarthe et à Jean-Luc Nancy.
[4] Rejouer
le politique ( L.
Ferry, J.-L. Nancy, J.-F. Lyotard, E. Balibar, Ph. Lacoue-Labarthe ), Galilée,
1981, p. 14.
[5] Le
retrait du politique (
D. Kambouchner, Ph. Lacoue-Labarthe, Cl. Lefort, J.-L. Nancy, J. Rancière, J. Rogozinski, Ph. Soulez ), Galilée,
1983, p. 184. Qu’il nous soit permis de renvoyer à notre ouvrage :
Pierre-Philippe
Jandin, Jean-Luc Nancy : retracer le
politique, Michalon, Le bien commun, 2012.
[6] Jacques Derrida, “Les fins de
l’homme”, dans Marges de la philosophie,
Eds de Minuit, 1972.
[7] Les
fins de l’homme à partir du travail de Jacques derrida, colloque de Cerisy 23 juillet-2 août
1980 , direction Ph. Lacoue-Labarthe et J.-L. Nancy, Galilée, 1981 .
[9] Jean-Luc Nancy, Le partage des voix, Galilée, 1982.
[13] Le
retrait du politique,
op. cit., p.
197 : « ladite « question du rapport » reste à nos
yeux la question majeure ; (…) cette question intervient avec l’insistance
d’un thème … qui est celui de la déliaison
ou de la dissociation et qui
renvoie par conséquent à ce que nous avons appelé : la question de la mère ». Il faudrait lire ici un texte de 2011 de J.-L. Nancy, intitulé
« Fraternité » et destiné à la publication en Turquie.
[16] Jean-Luc Nancy, La communauté désoeuvrée, Christian Bourgois éditeur, 1986, 1990,
1999, 2004. On remarquera dans le titre du dernier ouvrage cité, Etre Singulier Pluriel, l’absence de
toute ponctuation qui pourrait être interprétée comme une volonté d’accentuer
la transitivité du verbe « être »
[18] Jean-Luc Nancy, « Démocratie
finie et infinie », dans Démocratie,
dans quel état ?, La Fabrique éds, 2009.
[19] Claude Lefort, « L’image du corps
et le totalitarisme », L’Invention
de la démocratie, Fayard, 1981, pp. 172-173.
[20] Claude Lefort, « La quête de la
démocratie », repris dans Essais sur
le politique. XIXe-XXe siècles, Seuil, 1986, p. 29.
[21] Jean-Luc Nancy, Identité. Fragments, franchises, Galilée, 2010.
[22] Cf. la « note de J.-L. Nancy dans
La communauté désoeuvrée, op. cit.,
p. 103 : « « La Communauté désoeuvrée », dans sa première
version, avait été publiée au printemps de 1983 dans le numéro 4 de Aléa que Jean-Christophe Bailly avait
consacré au thème de la communauté. En amont … il y avait le texte de l’énoncé
minimal proposé par Bailly pour intituler ce numéro : « la
communauté, le nombre ». (…) A la fin de la même année paraissait La Communauté inavouable de Maurice
Blanchot ». Puis suivront, de
J.-L. Nancy, La communauté
affrontée, Galilée, 2001 et La
communauté inavouable, Galilée, 2014. Il faudrait inclure dans cette suite Maurice Blanchot. Passion politique,
Galilée, 2011. Nous ne pouvons prendre en compte tous les enjeux de cet
important enchaînement dans le temps imparti.
[23] Jean-Luc Nancy, L’Adoration (Déconstruction du christianisme, II), Galilée, 2010,
p. 108.
[24] La
comparution, op. cit.,
p. 59, note 1. Jean-Luc Nancy rappelle ici que « peuple » est un
autre nom du commun « - et un de
ses noms les plus « chargés » - ».
[25] « Communisme , le mot », dans L’Idée du communisme, Lignes, 2010.
[27] Jean-Luc Nancy, Politique et au-delà. Entretien avec Philip Armstrong et Jason E. Smith,
Galilée, 2011, pp. 45-46.
[28] Jean-Luc Nancy, Vérité de la démocratie, Galilée, p. 55.
[29] Au sens de J.Derrida donne à cette
expression.
[30] L’Adoration,
op. cit., pp. 68-69.
Le temps nous manque ici pour développer l’apparition de
l’ « aube » dans l’ouvrage de Jean-Luc Nancy, Corpus,
Anne-Marie Métailié, 1992.
[35] Note de J.-L. Nancy : « Cf. Vérité de la démocratie … et
« Démocratie finie et infinie » dans La Démocratie dans quel état ? « .
[36] Ibid., p. 95. Nous n’avons pu nous résoudre
à écourter ce texte dont chaque terme pourrait être commenté.
[37] « Démocratie finie et
infinie », op. cit., p. 94.
[38] Op, cit.. Cette conférence est la reprise d’un
premier texte, « Le secret, le sens – du commun », préparé à l’occasion du colloque Derrida politique ( organisé à Paris, en
novembre 2008 à l’ENS Ulm ), organisé à l’occasion de la publication de son
séminaire La Bête et le Souverain,
Galilée, 2008-2009. A notre
connaissance les actes de ce colloque n’ont pas été publiés.
[39] « Politique et/ou
politique », op. cit..
[40] « Démocratie finie et
infinie », op. cit., p. 81. Il
faudrait développer plus longuement cette question de la religion civile, motif
très présent dans la pensée de J.-L. Nancy ; il rappelle très volontiers
que le dernier chapitre du Contrat social
de J.-J. Rousseau porte ce titre et que la notion de « communauté »
ne peut dénier sa parenté avec celle de « communion ». Il est inutile d’insister sur l’acuité de ses
remarques quand on entend répéter à l’envi que notre monde est emporté par ou
dans les « guerres de religion ». Sur cette « actualité »,
on pourra relire les propos de J.-L. Nancy dans Jean-Luc Nancy. La possibilité d’un monde. Dialogue avec
Pierre-Philippe Jandin, Eds Les petits Platons, 2013, pp. 97-98.
[43] On peut ici penser à l’impetus de Sénèque, au conatus de Spinoza, à la « volonté
de puissance » de Nietzsche, au Trieb
de Freud, autant de références fréquemment mobilisées par J.-L. Nancy.
[44] La tournure précise de cette question
revient à Philip Armstrong. Politique et
au-delà, op. cit., p. 26.
[45] « Démocratie finie et
infinie », op. cit.. Nous
soulignons.
[47] Jacques Derrida, Politiques de l’amitié, Galilée,
, p. 47.Rappelons que la nécessité de prendre en compte la notion de
déliaison avait été une des exigences principales des travaux du « Centre
de recherches philosophiques sur le politique ».
[48] Jean-Luc Nancy, L’Expérience de la liberté, Galilée, 1988, p.69, note 1.
[49] Précisons qu’ici nous lisons en
parallèle « Le secret, le sens – du commun » ( 2008 ) et « Politique et/ou politique
« ( 2012 ), op. cit.. Le second
texte est une reprise plus étoffée du premier.
[50] Ce paragraphe figure à l’identique
dans les deux textes cités en référence.
[52] On songe bien sûr à la célèbre poésie
de Schiller, An die Freude (1785) ou
au non moins fameux choral Jesu bleibet
meine Freude (Herz und Mund und Tat
und Leben, BWV 147 ).
[53] Au sujet des notions de
« plaisir » et de « jouissance » on pourra aussi consulter
J.-L. Nancy, L’ « il y a » du rapport sexuel, Galilée, 2001, Le Plaisir au dessin, Galilée, 2009, et La jouissance, Adèle Van Reeth,
entretiens avec J.-L. Nancy, Plon, 2014.
[54] Nous renvoyons à cette
« expérience intérieure », qu’il est possible de considérer comme une
méditation sur l’ « exposition », la « présence »,
l’ « art » et le « trop », recueillie dans des carnets
rédigés par Jean-Luc Nancy du 20 mars au 24 novembre 2005 et publiés dans le
catalogue de l’ exposition, Trop,
Rodolphe Burger, François Martin et Jean-Luc Nancy, Commissaires :
Louise Déry avec Ginette Michaud et Georges Leroux. Galerie de l’UQAM,
Montréal, 2005 .
[56] Jean-Luc Nancy, Au fond des images, Galilée, 2003, p. 16.
[58] Jean-Luc Nancy, Chroniques philosophiques, Galilée, 2004. L’auteur précisait :
« Autonomie du principe, autocratie du choix et de la décision, autogestion
de l’identique, auto reproduction de la valeur, du signe et de l’image,
autoréférence du discours, tout cela est usé, épuisé … ».

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