Mise en mouvement de batteries
conceptuelles, risque pris dans le chassé-croisé des systèmes de pensée,
variations autour du concept deleuzien de multiplicité : c’est à un exercice de
pensée ouvert à l’inédit et au productif que nous convie Jean-Clet Martin dans
ce qui s’affirme désormais comme un des frayages décisifs de l’œuvre de Gilles
Deleuze, Variations. La Philosophie de
Gilles Deleuze. Découpant transversalement l’ensemble de la philosophie de
Deleuze, se livrant à une mise en interrogation de l’empirisme transcendantal,
des concepts nomades, de l’image de la pensée ou encore de l’événement,
l’auteur réfléchit à ce qui, selon Deleuze, a amené Kant au plus près d’une
esthétique transcendantale des multiplicités, d’un temps pur non catégorisé et
ce qui l’a mené à oblitérer cette ouverture vers un plan d’immanence
métastable. Heidegger avait déjà thématisé le double geste kantien d’une
avancée vers le temps comme transcendantal de la synthèse ontologique, comme
fêlure de la conscience et d’un recul (dans la seconde édition de la première Critique) en direction d’un cogito
transcendantal non affecté par le temps. Deleuze, quant à lui, s’est attelé à
démonter le repli de Kant face au danger de phénomènes non stabilisés, fluents,
pullulant en un grouillement de sensations diffuses.
Afin de contrer le péril d’une
raison affolée qui échoue à schématiser les catégories, afin de suspendre le
cauchemar d’un cinabre tantôt noir tantôt rouge et d’assurer dès lors une
recognition fiable d’objets quadrillés sur un sol ferme, il fallait
enrégimenter les vibrations perceptives du divers sensible sous la forme réglée
du temps. À savoir, un temps soumis aux schèmes de la causalité et déterminé
sous l’angle de la succession par un sujet transcendantal soustrait aux lois
phénoménales de la causalité. En d’autres termes, pour se prémunir contre
l’émergence d’un chaos de sensations déréglées, Kant va limiter le
mouvement de remontée du fondement, imposer l’empirique à un transcendantal en vérité sans ressemblance avec ce qu’il conditionne. Où il s'agit de refuser le décalque du transcendantal (conditions de possibilité
d’une expérience possible) à partir de l’empirique (unité conceptuelle du
divers sensible effectuée par l’entendement). Là où le transcendantal kantien
(l’espace-temps et les catégories comme conditions de possibilité de
l’expérience, la subordination de l’unité de l’expérience et de l’objet au
sujet transcendantal comme système des concepts) réinjectait en son sein les
propriétés de l’expérience empirique (unité de l’objet et du sujet), Deleuze
produit la pensée d’un empirisme transcendantal (grouillement de petites
perceptions, de singularités virtuelles) déclinant une genèse perceptive où
l’événement présente à la fois l’actualisation de singularités polarisées et
les multiplicités virtuelles de sensations molécularisées.
Si, pour Kant, la disjonction
exclusive règne en maître (A est A, le cinabre est soit noir soit rouge), si,
pour Hegel, toute unité est contradictoire (A est B) et relève d’une
dialectique sursumant le négatif, pour Deleuze, la logique affirmative de la
disjonction inclusive et de la coexistence de tous les possibles au sein de
l’entité actuelle vérifie la formule mallarméenne “Jamais un coup de dés
n’abolira le hasard”. Elle la vérifie au sens où avec Mallarmé, Borges,
Whitehead, tous les coups de dés inactuels, hasardeux insistent dans le compte
tangible : loin que le nombre déposé congédie l’ensemble de tous les autres
coups possibles, il affirme les combinaisons invisibles, exprimées
virtuellement dans le chiffre révélé. À la méthode critique disposant une
typologie sédentaire, une analytique des concepts fait place une esthétique
transcendantale multisensible. À un temps déterminé par la causalité font place
les flux d’un temps hétérogène soustrait à la causalité et à l’unité du sujet
et de l’objet, un temps « hamlétien » sorti de ses gonds, de sa
dispensation catégoriale tel que le cinéma le met en œuvre au travers
d’images-temps, de cristallisations temporelles où coexistent présent et passé
virtuel. À un divers sensible unifié par l’entendement fait place une
expérimentation (via l’ouverture de lignes de fuite en art) de sensations non
stabilisées en perceptions orientées.
D’une topique réglée des concepts
côté Kant, l’on passe ainsi à un diagramme nomade côté Deleuze. Du bon usage
contrôlé de la raison, l’on bascule, hors de tout tribunal, dans un champ
sensible sursaturé, peuplé de phénomène vagues non réglables a priori par un
cadre d’intelligibilité déployé par l’entendement. Que les phénomènes ne soient
pas conformes aux exigences d’unité de l’entendement, que le sensible en
variation continue ne soit corrélé ni à un ego transcendantal ni à un objet X,
c’est ce qu’expérimentent Socrate dans Eupalinos
ou l’architecte de Valéry, le Consul de Malcolm Lowry dans Au-dessus du volcan ou encore les
créatures de Borges. Le pur dehors fait alors violence à nos anticipations
perceptives (pensons à la dissolution des cadres perceptifs, de son être-au-monde
que subit Roquentin dans La Nausée).
Le pur dehors rature nos pouvoirs
de récognition et nous révèle par là les conditions transcendantales de la
perception : c’est en art que les multiplicités filtrées par le sens commun,
territorialisées par l’entendement se déchaînent sur un plan d’immanence sans
vecteurs polarisés ni ordre de succession. L’esthétique comme creusement d’un
temps pur, non stratifié, comme exploration de singularités non encore
catégorisées permet de renouer avec l’être même de l’aisthesis, avec le transcendantal du sensible, à savoir le temps. L’art
recontacte le plan où pensée et vie passent l’une en l’autre en tant que l’art
acte l’identité des deux sens d’esthétique, l’esthétique comme théorie du
sensible et l’esthétique comme activité artistique. Pour Kant, la pensée
s’arrête là où elle commence pour Deleuze, à savoir au point
d’indiscernabilité de l’esthétique comme théorie de la sensibilité et de
l’esthétique comme théorie et pratique de l’art. La pensée n’advient qu’au
point où la circularité heureuse entre synthèse constituante et phénoménalité
de l’objet se brise sous le choc d’un sensible soustrait à toute mainmise
catégoriale. Se heurtant à la forme pure d’un temps feuilleté, divergent, Kant
a refermé cette explosion du sublime en la rabattant sur un temps spatialisé,
schématisé. À ce temps appauvri, arraisonné par sa spatialisation, Bergson
opposera l’intuition de la durée comme élan vital flux créateur. La sémiotique
générale que Deleuze déploie dans l’ensemble des champs de pensée libère alors
la lecture de systèmes de signes (en art, en philosophie, en science) condensés
en telle ou telle image de la pensée (image dogmatique de la pensée, image
d’une pensée schizoïde, récognition ou pensée sans image…), activés dans telle
ou telle strate géo-historique.
Loin de ce que Deleuze perçoit
doxiquement comme la logique hégélienne — logique finaliste d’une pensée
avançant vers la synthèse du réel et du rationnel —, les images de la pensée et
leurs plans d’immanence se concrétisent à ses yeux en fonction du problème
posé. Axé sur une mise en perspective des esthétiques transcendantales de Kant
et de Deleuze, l’essai novateur de Jean-Clet Martin autorise un parcours
revigorant des rhizomes deleuziens et sillonne avec brio une œuvre tout entière
dédiée aux expériences en pensée que compose tout “jardin aux sentiers qui
bifurquent”.
Véronique Bergen.
Jean-Clet MARTIN, Variations. La Philosophie de Gilles
Deleuze, Bibliothèque scientifique Payot, 1993, réédité en Petite
Bibliothèque Payot, 2005.
Article remanié d’une version
initialement publiée dans la revue Lignes,
été 1993
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