C’est bien le sous-titre, jugé trop abscons pour
pouvoir faire titre, qui de fait oriente le propos de ce livre. En effet, le statut
de la traduction, du traductif ou de la traductibilité comme relevant d’une
expérience de pensée et non pas simplement d’une technique ou d’une
traductologie est déterminant pour la bonne compréhension des Âges du Monde.
Il en commande l’entreprise dans sa nature même et il en signifie le
« grandiose échec » diagnostiqué par Heidegger. Il l’explique
peut-être de quelque façon. Pourquoi ?
Traduire, c’est tenter, même provisoirement
ou fragmentairement, de rendre, comme on dit, dans une langue, la sienne en
général, l’autre langue, sa merveille et son unicité. On peut donc tenir que
traduire consiste à passer d’un nom, propre à une langue, à un autre nom,
propre à l’autre langue. Dans une traduction en effet, la langue fait événement
par elle-même et non comme simple instrument commun destiné à communiquer le
vrai ou du vrai, produit préalablement dans l’adéquation de l’intellectus
et de la res.
Traduire,
c’est se mouvoir entre deux langues qui sont également actrices et vectrices
d’une vérité. L’une et l’autre langues sont éléments de vérité. Elles disent
vrai, comme un nom propre dit vrai, sans discussion ni contestation. Le nom
commun en revanche est porté par un usage du langage réglé par la médiation
instrumentale et non pas rapporté indiciairement à sa vérité élémentale. Le nom
commun communique en tant qu’il est utile comme un outil qu’on utilise. La
philosophie s’en sert comme de concepts qu’il lui faut confronter à une
singularité inflexible, ceux-là, les noms communs, censés dire le propre de celle-ci,
la singularité.
On
pourrait aller jusqu’à dire que philosopher, c’est toujours entrer dans cette
confrontation où je m’essaie à nommer de noms communs, comme d’autant
d’instruments pour aller « aux choses mêmes » (les Idées de Platon, la Substance de Spinoza, les Phénomènes
de Kant), une extériorité parfaitement inappropriable dans sa singularité
absolue. La limite extrême de cette nomination reviendrait, chez Leibniz par
exemple, à réduire les concepts à des symboles et la raison à un calcul. Mais
la langue naturelle fera toujours retour car la rationalité et l’universalité
philosophiques, distinctes de la logique mathématique, auront à s’y dire d’une
façon ou d’une autre.
Traduire
constituerait alors un mode ou un geste d’inter-médiation foncièrement
dissemblable du philosopher car il en irait, avec la traduction, d’un passage
qui n’en passerait pas par le nom commun –on traduit sans concept– mais aurait
sans cesse à se porter d’un nom propre vers un autre nom propre. L’enjeu de
toute traduction serait ainsi de retrouver, d’une langue l’autre, le nom propre
perdu. Une œuvre à traduire est tout entière comme un nom propre, absolument
singulière. Il faut au bon traducteur la compétence rare qui consiste à donner
à chaque fois son nom propre, et quasiment sa mienneté, à la singularité
absolue, par où la traduction cotoîerait la prophétie, voire le
« sacré ». Toute traduction, si elle est réussie, est comme une
signature, la calligraphie d’un nom propre. En pensant sérieusement « l’originalité »
d’une philosophie, Schelling s’achemine vers le paradigme traductif du penser,
c’est-à-dire vers la tentative de philosopher par noms propres, le
premier d’entre ces noms propres se disant dans les Âges du monde par le
vocable de l’Archivivant dès lors que « Dieu » est devenu un
quasi-nom commun (« Dieu, celui que tout le monde
connaît, de nom » dit J. Renard). La philosophie narrative n’est
rien d’autre que cette tentative. Son échec relatif, Schelling lui-même le
prévoit ou l’entrevoit. Il écrit que le temps des narrateurs n’est sans doute
pas encore venu et qu’il faut en attendant travailler comme des investigateurs
et des dialecticiens (thème insistant de l’« Introduction » des Âges du monde, aussi bien en 1811 qu’en
1813 ou 1815) c’est-à-dire philosopher encore par noms communs.

La philosophie narrative dont le projet est
engagé dans les Âges du monde relève
de ce régime traductif d’un philosopher par noms propres. Entreprise grandiose
et certainement échouée, mais aussi relevée d’une certaine façon dans la
dernière philosophie, dite positive, de son auteur. En fin de compte et en
dépit de l’absence d’unité qui lui a été imputée, par Hegel notamment, la
continuité, sans doute éclatée, de la pensée schellingienne s’avère en ce
qu’elle ne tient qu’à un fil rouge, le
temps que l’homme porte en lui-même à l’état enveloppé, microchrone ouvert
sur le macrochrone du monde –par où d’interminables traductions se dessinent à
nouveau, comme un entretien infini, du temps au temps, du divin à l’humain, de
l’absolu au mondain.
G.B.
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