
Jean-Clet Martin : Après les nombreux ouvrages qui ont été consacrés à Nietzsche, on pourrait demander simplement : quel a été votre angle d'attaque pour rédiger votre livre?
Dorian Astor : Comme l’angle par lequel on attaque un livre se déplace toujours avec l’écriture et qu’on l’oublie presque une fois le livre achevé, je ne peux que le reconstruire rétrospectivement. Je me souviens en tout cas de la question très personnelle et au fond assez sommaire qui me hantait avant de commencer : comment je pouvais être, depuis si longtemps, profondément et inexorablement marqué par la philosophie de Nietzsche ; pour quelles raisons je suis incapable de m’en défaire, à un niveau quasi métabolique, comme condition vitale. Et cela alors même que je suis très démocrate et à peu près humaniste : de ce fait, je suis régulièrement angoissé — mis en détresse — par ce qu’il y a de plus dur chez Nietzsche, notamment les linéaments de sa « grande politique » ; pourquoi enfin je ne peux lâcher Nietzsche (alors même que Zarathoustra exige qu’on l’abandonne), ce qui, pour être tout à fait honnête, n’est pas sans grever parfois ma pratique philosophique.
Cette question personnelle (qui serait, en termes nietzschéens, celle de l’idiosyncrasie des préférences pulsionnelles des philosophes) m’a nécessairement mis au défi de regarder en face les limites et les dangers de certaines de mes pulsions : un scepticisme forcené, un pessimisme tendanciel, une certaine intuition confuse de la vanité de toutes choses, le goût de la distance, de la maîtrise de soi, de l’ascèse ; une fascination pour les effectuations de puissance, l’émergence des grandeurs et des exceptions. Tout cela n’est pas très avouable… Ces pulsions ont toutefois une face plus lumineuse : un attachement viscéral à la multiplicité, au perspectivisme, au relationnisme, au constructivisme ; un refus farouche du dogmatisme, de l’idéalisme, de la téléologie (je ne crois ni au progrès ni à la décadence, tout au plus aux périodes de désert qu’évoquait Deleuze, et je rappelle que si Nietzsche ausculte abondamment la décadence, il est avant tout un penseur des transitions : « à chaque époque il y eut un monde en décomposition et un monde en devenir[1] »). Au fond, précisément parce que je suis convaincu de la parfaite absence de but ou de sens « dans l’ensemble », je considère que la tâche suprême est de donner du sens aux choses et des buts à soi-même. C’est, me semble-t-il, une position nietzschéenne qui, en libérant l’esprit du sens de la totalité, permet un certain perfectionnisme éthique.
Bon, tout cela n’offre évidemment d’intérêt pour personne d’autre que moi ; davantage que mon angle d’attaque, ce que je décris est plutôt l’angle sous lequel j’ai été attaqué par ma propre lecture de Nietzsche… A partir de cette question personnelle en forme de mise à l’épreuve, j’ai voulu en poser une qui me semblait bien plus importante, et qui fût une mise à l’épreuve du lecteur qui voudrait s’y soumettre. Cette question-épreuve pourrait se formuler ainsi : jusqu’où et à quelles conditions peut-on accepter de lire Nietzsche, combien de temps peut-on rester dans l’élément de sa pensée et résister aux détresses qu’elle suscite comme de véritables forces centrifuges.
D’où la nécessité, premièrement : d’expérimenter des traductions conceptuelles de telle sorte que les symptômes morbides de la « modernité » (qui fait l’objet de la critique de Nietzsche) et ceux de notre « postmodernité » puissent être compris comme un seul et même problème, au prix d’un ralentissement extrême de la temporalité historique — que sont après tout cent cinquante ans ? (Nietzsche est plus radical : « que sont quelques milliers d’années[2] ! ») ; deuxièmement, de trouver des alliés parmi les philosophes contemporains ou presque — ceux donc qui apparaissent par affinité dans mon livre, et qui ont au moins un point commun : quelque chose comme une éthique des puissances et rapports d’individuation (que j’opposerais à une morale de l’essence subjective et des systèmes intersubjectifs) ; troisièmement, par conséquent, de tenter la formulation d’une « ontologie » de la variabilité constitutive des quanta de puissance et d’y articuler une éthique conçue comme ascèse non morbide, quelque chose comme une « vie bonne » sur le modèle antique ou, simplement, « une vie », dont Deleuze fit son ultime définition de l’immanence[3].
C’est pourquoi, d’un point de vue philologique, j’ai tenté de détecter dans le fonctionnement du texte nietzschéen ce qui n’était au départ qu’un pressentiment : la présence permanente et simultanée de deux couches d’énoncés que j’ai appelées, non sans risque, une dimension « exotérique » et une dimension « ésotérique » — ou pour le dire autrement : une fonction stratégique (à pleine voix) et une fonction initiatique (à voix basse). Mon livre exprime donc à la fois un objectif pédagogique modeste et une ambition démesurée qui en font le paradoxe : démocratiser l’initiation ou, pour formuler moins mal cet oxymore, formuler d’une voix normale que, au prix d’efforts certes considérables pour expérimenter une certaine forme d’ascèse sollicitée par la philosophie de Nietzsche, n’importe qui (au sens qu’emploie Rancière pour définir le sujet de la démocratie) peut s’initier, c’est-à-dire, au fond, s’individuer comme exception, singularité. Et j’y vois une dimension micropolitique. Alors mon travail est certes une initiation de plus à Nietzsche, mais c’est surtout une initiation à ce que j’ai appelé une certaine « micropolitique de l’éternité » et que j’arrache à une lecture de Nietzsche assez patiente et assez tenace pour surmonter ou transfigurer la détresse qu’elle suscite.
Jean-Clet Martin : L'éternité? Sacré concept... J'invoque souvent ce nom, j'en fais un bréviaire, voire une biographie. Mais en ce qui vous concerne, c’est du micropolitique… Vous l'entendez comment?
Dorian Astor : C'est l’objet de toute ma troisième partie, présomptueusement intitulée « Eternité » (et qui fait suite à « Inactualité » et « Modernité »).Cette éternité a beaucoup à voir avec Spinoza tel que l’interprète Deleuze dans son cours sur « Nous sentons et nous expérimentons que nous sommes éternels ». Je n'ai presque rien entendu de plus grand en philosophie. C'est peut-être pour cette raison que je ne le cite pas, ou très peu.
Jean-Clet Martin : Oui mais quel est alors votre positionnement par rapport à Deleuze, lui qui introduit avec effraction Nietzsche en France ?
Dorian Astor : Je dois dire que mon positionnement est un peu compliqué. J’appartiens à une génération de lecteurs de Nietzsche qui ont eu à se défaire de l’interprétation extrêmement marquante de Deleuze, et cela pour d’assez bonnes raisons philologiques. Je n’ai pas voulu dans ce livre, et malgré de nombreuses allusions, apparaître trop franchement deleuzien. Tout d’abord, je le reconnais, pour des raisons stratégiques : il est difficile de faire comprendre au milieu universitaire qu’on puisse maintenir une alliance philosophique tout en étant parfaitement conscient de la nécessité de remettre en cause de nombreux éléments techniques de commentaire, par méthode et par probité. (Je dirige actuellement l’édition d’un ouvrage collectif sur Nietzsche qui rassemble une trentaine des plus grands spécialistes internationaux : je peux vous dire qu’aucun n’est tendre avec le Nietzsche de Deleuze !) Je suis non seulement conscient de cette distance à prendre, mais je sais ce qu’il en coûte : j’ai mis des années, pendant mes études, avant de pouvoir lire Nietzsche sans penser à Deleuze. Toutefois, parce que Deleuze est un allié, parce que je suis fidèle à mes alliances et d’un tempérament plutôt cumulatif qu’exclusif, je ne rejette pas une ligne de ce que Deleuze a écrit sur Nietzsche, et cela pour des raisons d’engagement philosophique qui priment sur l’exactitude philologique. Après tout, « vivent les nobles traîtres ! », disait Nietzsche.
Jean-Clet Martin : Quand on ne rejette rien, on rejette au moins le rejet. Il peut subsister du coup des lignes qu’on perçoit mal…
Dorian Astor : Il y a un certain nombre de points dans l’analyse de Deleuze qui font problème : principalement l’entreprise anti-hégélienne et antidialectique qu’il voit chez Nietzsche comme une affaire centrale ; le couple « actif-réactif » pour désigner la qualité des forces en rapport les unes avec les autres ; le caractère différentiel de la volonté de puissance et le sens de génitif subjectif qu’il attribue au complément « de puissance » (c’est la puissance qui veut, suggère Deleuze, alors que l’allemand dit sans ambiguïté : Wille zur Macht, volonté « tendue vers » la puissance) ; le caractère sélectif de l’Eternel Retour du même, etc. Je suis convaincu qu’on peut faire de ces interprétations décisives un usage tout à fait fructueux. A vrai dire, ce qui me semble le moins convaincant, c’est peut-être ce que Deleuze dit quelque part de l’aphorisme nietzschéen. De manière générale, je trouve qu’on surestime l’écriture aphoristique de Nietzsche : c’est un philosophe d’une prolixité obsessionnelle, un ressasseur qui n’arrive jamais à s’arrêter de recommencer, de redire autrement ce qu’il a déjà dit et de différer ce qu’il annonce (c’est par exemple la double fonction qu’il attribue à Par-delà bien et mal : « redire autrement » ce qui s’est dit dans Zarathoustra, et servir de « prélude » à une philosophie de l’avenir. C’est la même chose pour les projets de « cinquième inactuelle », de sixième partie pour Aurore, de nouvelles parties pour Zarathoustra ; la même chose pour Crépuscule des idoles conçu comme « résumé » de sa philosophie et encore pour L’Antéchrist, première partie d’un vaste ouvrage interrompu par l’effondrement).
Fascinés par la totalité ouverte de chaque aphorisme (selon la définition du fragment héritée des romantiques allemands), nous oublions la pratique du ressassement et nous isolons chaque sentence comme si elle était unique, oubliant que Nietzsche les multiplie par centaines et rend leur lecture pénible. Nous nous en sortons en citant beaucoup, c’est-à-dire en extrayant des perles de la masse. Mais la citation est une pratique artificielle qui a beaucoup nui à l’image de Nietzsche et a entériné le cliché selon lequel il avait dit tout et son contraire. Bref, l’aphorisme est chez Nietzsche une contrainte qu’il s’impose de l’extérieur (à partir du moment où il découvre les moralistes français) et qui lui coûte énormément. On est loin de la fulgurance. Mais c’est sans doute un blasphème de dire que les aphorismes de Nietzsche ne fulgurent pas…
Jean-Clet Martin : Dans Nietzsche aujourd'hui, Deleuze dit que l'aphorisme est en rapport avec le dehors, quand la relation est plus notable que les termes, quand elle rentre dans le texte lui-même fragmenté, le coupe de soi, le détourne pour en faire comme un signe, signe de choses, d'affects... Il a la brutalité de ce qui ne vaut pas par soi, mais enregistre comme une cata/strophe, un tremblement, un événement capturé dans la fréquence radio de l'éternité. Instantané plus que temporel, coupe de temps éventuellement. Il y a un crépitement de l'écriture Nietzschéenne, mais peut-être du coup une répétition. Tout dépend du sens qu'on donne à la répétition, répétition de la vague, répétition du ressassement, de l'érosion qui creuse... Je n'ai pas tranché.
Dorian Astor : Je ne tranche pas non plus. Disons que, contre l’idée d’éclair fulgurant, je vois plutôt l’aphorisme comme un « précurseur sombre » qui, invisible et inaudible dans son isolement même, met en rapport des potentiels différents. C’est l’actio in distans d’Apollon (l’aphorisme n’est pas dionysien). La foudre n’éclatera peut-être, comme Nietzsche le soupçonnait, que chez un type de lecteur qui n’est pas encore né.
Jean-Clet Martin : De toute manière l'idée d'une distance est très Deleuzienne aussi. La meilleure façon de l'être, Deleuzien, c'est la distance. D'où par exemple mon excursus Hégélien. C'est aussi le plus difficile. Le bégaiement peut devenir pénible s'il est celui du disciple devant le maître. Le plus infidèle est dans la fidélité, l'infidèle fidélité. Au fond le bégaiement n'est pas mon genre.
Ne pas bégayer Nietzsche par Deleuze... Trouver la bonne distance.
Mais alors sous ce rapport, vous avez une idée de la relation de Nietzsche à Hegel? Parce que Deleuze est très tranché sur ce point...
Dorian Astor : La position de Deleuze sur l'anti-hégélianisme central de Nietzsche est une de celles qui font grincer des dents les commentateurs d’aujourd'hui. A vrai dire, Nietzsche en veut surtout à la génération postérieure, néo-hégélienne, abâtardie en un historicisme ou un positivisme du progrès prétendant au statut de science. Ce courant, Nietzsche le connaît bien, et Burckhardt, qui s’y est opposé pied à pied toute sa vie, s’est chargé de prévenir son disciple contre lui. Rappelons aussi que Schopenhauer était farouchement anti-hégélien. Mais Nietzsche connaît mal Hegel lui-même, il l'a très peu lu de première main. Et pourtant, il a la sourde intuition que Hegel fut, avec Héraclite, le plus grand penseur de la « doctrine du devenir universel » — « doctrine vraie, mais mortelle », précise-il[4]. Ça n’est pas rien. Il y a chez le jeune Nietzsche une certaine influence hégélienne, notamment sur les questions de l'héroïsme et de l'Etat. Je crois que le point central de divergence se nouera autour de la signification rationnelle de l'Etat moderne et du libéralisme qui s'y articule, lorsque Nietzsche s'en sera fait le critique virulent. Tout le reste (l'idéalisme, la téléologie, la science absolue, le système) les sépare évidemment, mais ce n'est pas spécifique au rapport de Nietzsche à Hegel : il en accuse la plupart des philosophes qui l’ont précédé.
Cela dit, si Deleuze insiste tant, contre Hegel et la dialectique, sur l'absence de négation dans la pensée de Nietzsche, c'est parce que, pour ce dernier, la négation est justement au cœur de la grande entreprise de falsification et de dépréciation engagée par toute la métaphysique contre l’existence. Abstraction exsangue, qualité occulte, perversion totale de la pensée, le concept contre-intuitif de non-être a servi à la philosophie de grand levier pour renverser le monde. Il trahit une haine profonde envers toute l’empirie, une haine instinctive du devenir, du changement, de la contradiction. Mais il n’y a pas besoin de convoquer la négation pour penser la contradiction. Nietzsche pense au contraire en termes de luttes de forces entre elles, de processus affirmatifs de différentiations distribuant des dominations et des soumissions, des assimilations et des séparations, des entraînements et des blocages, des compositions et des décompositions. Deleuze reconnaît donc en Nietzsche, avec raison, un penseur de la différence, de la multiplicité et de la variabilité fondamentale des quanta de puissance, la différence quantitative des forces entraînant des différences qualitatives de la volonté de puissance (faire du non-être une qualité semble à Nietzsche comme à Deleuze une méthode particulièrement perverse). Mais tout cela, ce n'est jamais une dialectique, c'est de la pure contingence au sens où l'analyse Foucault dans « Nietzsche, la généalogie, l'histoire[5] ». Et ce que Nietzsche appelle nihilisme, c'est justement l’efficace réelle (culturelle, psychologique, physiologique) de cette fiction idéaliste qu'est l’idée de négation lorsqu’elle a pris le pouvoir. La dialectique, c’est le devenir réel contaminé par le fantasme du néant. Mais cela se fait presque sans Hegel, ce n’est pas chez lui que Nietzsche va chercher l’origine de tous les maux engendrés par le concept absurde de « non-être », mais plutôt chez les présocratiques, et notamment chez Parménide[6].
Jean-Clet Martin : Je vais être plus empirique, on dégrossira après : injecter un peu de négatif... revenir un peu à l'esclave, avec une forme de sympathie pour l'humilié, l'offensé, par le temps sauvage du libéralisme qui se déchaîne... « Faire le mouvement », le saut du côté des exclus… Il y a tout de même chez Foucault quelque chose de ce genre... les hommes infâmes qui crèvent dans la mine, et plus près de nous les ateliers haute-couture du Bangladesh... Pensez-vous qu'on puisse en faire l'économie et être aujourd'hui encore dans le triomphalisme de la volonté de puissance, entendue au sens le plus insignifiant du « libertaire »? Un peu de faiblesse, ce ne serait tout de même pas un luxe, un peu de pauvreté non plus! La misère, le mal, autant de catégories qui ont complètement changé de densité ces années...
Dorian Astor : Ah mais l’affaiblissement, l'oppression, l'humiliation, la destruction, ce ne sont pas des négations ! L'esprit peut toujours nier abstraitement ce qui est détruit ou opprimé dans les rapports de puissance, mais ce qui s'affirme, c'est la pure et dure positivité du rapport différentiel (ce que Nietzsche appelle la cruauté). Ce n'est jamais la dignité, l'essence ou l'idée de quelqu'un qu'on nie (ou alors par-après ou par prétexte), c'est son existence qu'on bloque ou ses rapports qu’on décompose. Bloquer, décomposer, ce n'est pas nier. Le Mal n'est pas l’esprit qui toujours nie, ce sont des corps qui empêchent, séparent ou détruisent d’autres corps. On est loin du non-être, au contraire.
Cela dit, il est vrai que le « non » est omniprésent dans toute cette économie des « oui » et des « non » qui constitue l’éthique de Nietzsche. Mais c’est une économie des distances, une pratique du « laisser ou ne pas laisser venir à soi[7] ». Il ne faut pas confondre ce « non » idiosyncrasique avec la négation comme moment dialectique. On est bien davantage dans une perspective kantienne et néo-kantienne (dans son application organiciste telle qu’on la trouve par exemple dans la biologie cellulaire contemporaine de Nietzsche), celle du couple activité-passivité qui, dans le mystère indécidable de leur corrélation, constituent l’individuation. Couple qu'il faut traiter en même temps que le couple actif-réactif dont parle Deleuze. Ce sera la même question pour le dernier Foucault et son travail sur les subjectivations où s'articule toujours de manière infiniment complexe activité et passivité, agir et être agi, gouvernement de soi et des autres. Mais il n’y a aucune négativité dans la passivité : il faut autant de puissance pour affecter que pour être affecté.
Vous parlez du triomphalisme de la puissance : évidemment, c'est abject. Mais tout le malentendu sur Nietzsche est justement un malentendu sur ce qu'il entend par puissance. On néglige ce fait incontestable qu’il s’en prend toujours aux vainqueurs. (« Je n’attaque que des causes qui sont victorieuses, — au besoin j’attends qu’elles soient victorieuses[8]. ») C’est le côté benjaminien de Nietzsche, qui à lui seul aurait dû dissuader les nazis de se l’approprier, s’ils avaient su lire. La fragilité, la pauvreté, la maladie, la défaite, ce ne sont pas des négations de la puissance, elles en manifestent au contraire les degrés les plus ténus et les plus précieux. La « grande santé » de Nietzsche n’est pas loin de la « petite santé » de Deleuze, ce sont des expériences où l’on sent, plus subtilement ou plus tragiquement que dans nos états « normaux », combien la vie y dit encore oui. La puissance d’un mourant, c’est absolument bouleversant. C’est une des raisons pour lesquelles Nietzsche est si virulent contre la pitié pour la souffrance d’autrui ; on oublie de dire qu’il lui oppose la pudeur. On méconnaît, chez Nietzsche, des textes magnifiques sur la faiblesse, la pauvreté, le minuscule. Une puissance minuscule n'est pas un retranchement, un manque, et encore moins une négation de la puissance. N'oublions pas que, pour Nietzsche, ce sont les « esclaves », les « faibles » et les « ratés » qui, au sens commun, sont les plus « puissants », c'est-à-dire les vainqueurs de l’Histoire. C’est la clé pour comprendre cette phrase réputée odieuse : « On a toujours à défendre les forts contre les faibles ». C’est-à-dire : il faut protéger la vie contre tout ce qui cherche à en bloquer le développement. Si cela n’est pas une politique émancipatoire !
Jean-Clet Martin : Je vais encore être plus empirique disons. Je sais bien-sûr que la puissance pour Nietzsche n'est pas dans la domination ou la soumission et que la puissance c'est autant vivre de rien que du tout, à la hauteur de ce qui arrive. Mais il y a des Nietzschéens festifs, qui dégagent de loin une gaieté triste finalement. Une image qui ne passe plus tellement aujourd'hui et avec laquelle je n’ai jamais voulu confondre Deleuze. Et ce ne serait pas mal de mettre les pendules à l'heure. C'est un peu le problème des jouisseurs, des fêtards qui se revendiquent parfois du « devenir jeune » de Deleuze, ne comprenant pas que la joie n'est pas du tout le plaisir…
Dorian Astor : Je suis bien d’accord avec vous, sauf que la volonté de puissance est bien affaire de domination et de soumission, ou plus précisément de commandement et d’obéissance. Mais c’est justement pour cette raison qu’elle est individuante, sa forme la plus haute étant l’autonomie, c’est-à-dire le commandement et l’obéissance à soi-même, qui ne font plus qu’un. La volonté de puissance est instinct de liberté[9]. D’où l’importance de l’ascèse, qui articule contrainte et affranchissement. Or mon livre, en insistant sur l’ascèse nietzschéenne, s’adresse frontalement aux nietzschéens autoproclamés festifs (ou aux deleuziens supposés jouisseurs). — Ascèse, je le précise, en parfaite concurrence avec « l’idéal ascétique » critiqué dans la troisième dissertation de La Généalogie de la morale. Le problème, dans l’idéal ascétique, ce n’est pas l’ascèse, mais l’idéal, c’est-à-dire justement un exercice spirituel de négation de la vie. L’ascèse, c’est simplement un exercice spirituel (pensez à Pierre Hadot), une « vie en exercice » comme dit Sloterdijk[10]. Les différents types d’exercices doivent toujours faire l’objet d’une évaluation, non seulement du type de corps qu’il produit, mais du type d’esprit qui le pratique en fonction de ce qu’il entend affirmer ou nier par-là, en fonction de l’économie instinctuelle de ses « oui » et de ses « non » (Par corps et esprit, je n’entends évidemment pas un dualisme : toute ascèse se définit comme processus à la fois d’incorporation de valeurs et de spiritualisations d’instincts).
L’usage de l’adjectif « nietzschéen », chez ces chantres de la jouissance auxquels vous faites allusion, est à peu près aussi stupide que l’usage courant de l’adjectif « épicurien ». (Vous parliez de pauvreté : le « contente-toi de peu » de la Lettre à Ménécée, voilà qui refroidirait tous les bons vivants qui se réclament d’Epicure !) J’évoquais tout à l’heure mes alliances avec d’autres philosophes « ascétiques ». (Deleuze détestait les « bons vivants » !). Ces philosophes ont tous en commun d’opposer le désir au plaisir, la joie au bonheur, mais aussi la puissance au pouvoir.
J'irais plus loin : la notion de joie me semble elle-même surestimée chez Nietzsche. Ou plus précisément, je crois que Nietzsche lui-même surestime ce qu’il appelle la joie (Freude). C'est là encore une contrainte redoutable qu'il s'impose : frapper le chaos, la souffrance, le non-sens fondamental de l’existence du sceau de l’éternité, justement. C’est affaire de transfiguration, d’amour si l’on veut (amor fati). Nietzsche a beau l'appeler « joie tragique », rien n'y fait. Dans le « Chant du somnambule », Zarathoustra répète : « Lust will Ewigkeit ». On traduit souvent par « La joie veut l’éternité ». Mais Lust n’est pas la joie, c’est aussi compliqué que chez Freud, pour lequel les traducteurs ont dû se résoudre à un affreux slash : « plaisir/désir ». Le fond de l’affaire, c’est une sorte de libido aeternandi, une pulsion avide de rendre les choses éternelles. C’est cela qui réclame une redoutable ascèse.
Jean-Clet Martin : Un désir d’éternité qui d’une certaine manière comme chez Spinoza se nomme le « salut ». Le salut veut dire tout de même que tout va mal. Il n’y a de salut que dans une forme de fuite et par temps de détresse… Vous percevez cette détresse me semble-t-il…
Dorian Astor : Le salut, oui, c’est une notion délicate. Je dirai simplement que, de fait, le « dieu à venir » qu’est Dionysos pour le dernier Nietzsche est bien en partie une figure de rédempteur (mais aussi de tentateur…)
Que les choses n’aillent pas très bien, Nietzsche l’a pensé pour son époque, nous pouvons le penser pour la nôtre. Mais il faut ajouter, encore une fois, que chaque époque est toujours prise dans des processus de décomposition. Ce sont toujours les transitions qui suscitent de la détresse, et il y a de la détresse à chaque époque parce que le présent est transition, éternellement. Je crois que le premier motif qui fait entrer quelqu’un en philosophie est toujours une certaine détresse suscitée par le présent. C’est très sensible chez Nietzsche, mais sa particularité, c’est de vouloir la redoubler, pour mener le nihilisme au bout de ses conséquences et le retourner comme une crêpe (« renversement des valeurs »). Il entend infliger un traitement de choc à ce qu’il appelle lui-même la « détresse du présent ». Le titre de mon livre fait en effet référence au paragraphe 48 du Gai Savoir, qui prescrit : « La recette contre ‘‘la détresse’’, la voici : c’est la détresse. ». Not : il faudrait faire un livre entier sur ce concept chez Nietzsche : en allemand, c’est à la fois détresse, misère, besoin, urgence, mais aussi nécessité, l’anankè grecque (particulièrement vénérée dans les rites initiatiques orphiques, dont on connaît les ascendances dionysiennes). C'est pour moi la pierre angulaire, le noyau dur de tout ce qu'on appelle le tragique nietzschéen. Redoubler la détresse, l’intensifier jusqu’à l’obliger, par la contrainte d’une ascèse, à se surmonter et à se transfigurer, c’est la difficile et très inactuelle initiation que propose Nietzsche à l’homme moderne.
Les manières de répondre au problème de la souffrance sont historiquement déterminables ; c’est, selon Nietzsche, presque toute l’histoire de la culture. Et c’est pourquoi il en a entreprend le diagnostic et la généalogie : sans doute l’homme antique, l’homme moderne, l’homme postmoderne trouvent-ils des réponses ou des pis-aller différents à ce problème, mais ce qui est anhistorique, c’est l’éternel présent de la détresse. L’inactualité de Nietzsche -et donc la possible validité de son projet pour n’importe quelle époque - consiste à rechercher une élévation de l’homme au-dessus des conditions nécessiteuses du présent, c’est-à-dire d’un présent sans avenir. C’est pourquoi le « dernier homme » est un nécessiteux : il veut la paix, la sécurité et le bonheur, la « fin de l’histoire », c’est-à-dire un présent qui ne soit plus transition vers quoi que ce soit. Ce personnage conceptuel présente donc nécessairement des figures à chaque époque. Au contraire, l’élévation recherchée par Nietzsche passe par le rejet à la fois de toutes les réponses ataraxiques, anesthésiantes ou stupéfiantes (qui sont toujours des théories du toujours-moins et des pratiques du blocage) et de toutes les réponses par surexcitation, hypersensibilisation et surenchère (théories du toujours-plus et pratiques de la décharge). Notre culture contemporaine passe son temps à balancer entre l’adrénaline et le bêtabloquant, afin de ne surtout pas penser à l’avenir.
Jean-Clet Martin : Le reste est peut-être toujours l’avenir… Drôle d’expression d’ailleurs sur le plan du temps que de demander ce qui reste : que reste-t-il, que nous reste-t-il à vivre ?
Dorian Astor : « Que nous reste-t-il à vivre » mais aussi, auparavant : « que reste-il de ce que nous avons vécu ? » Ce sera chez Nietzsche le point d’articulation ou de bascule entre la généalogie et la grande politique. Le grand paradoxe et l’extrême difficulté de sa démarche consiste, sur la base d’un diagnostic du présent qui oblige lui-même à une généalogie scrutant le passé, à formuler une philosophie de l’avenir qui convoque une pensée de l’éternité ! (Je n’ai pas le temps de développer ici, mais je suis convaincu que, dans la doctrine de l’Eternel Retour, « éternel » est plus décisif que « retour ».)
La détresse du présent nous a obligés jusqu’ici à nous poser la question de l’avenir sous la forme : Comment allons-nous nous maintenir ? Comment allons-nous y arriver ? Mais ce n’est pas une question portant réellement sur l’avenir. Pour Nietzsche, se maintenir, arriver, c’est déjà se condamner à compromettre l’avenir. C’est rêver d’accoster (ar-river) sur une terre ferme qui assure notre maintien. Or, c’est à une tout autre question que prétend répondre Nietzsche : Qu’allons-nous devenir ? La terre ferme, c’est le point de départ et non la destination. D’où la figure nietzschéenne de Christophe Colomb, des explorateurs et des aventuriers de l’esprit, le regard tourné vers la mer et vers tout l’avenir, conscients qu’ils n’arriveront peut-être jamais à destination mais que, en tout cas, une immense voie libre s’est ouverte devant eux. J’y entends Pascal : « Cela n’est pas volontaire, vous êtes embarqués ». Mais pour Nietzsche, cet embarquement effectivement fatal doit devenir l’objet d’une volonté. Nul besoin de s’irriter de ce « volontarisme » nietzschéen, il ne renvoie pas tant à des héros surhumains qu’à des hommes responsables. Il n’y a rien de mégalomaniaque à poser, enfin littéralement, cette question simple : Que voulons-nous devenir ?
Pourquoi alors convoquer l’éternité ? Parce que ce qui est éternel, c’est justement le devenir. Et qu’on ne pourra répondre à la question de l’avenir sans s’élever à cette pensée du devenir. Eu égard à notre parfaite irresponsabilité concernant notre avenir, je ne vois pas de question qui présente autant d’urgence, ni de réponse qui requière autant de patience.
JCM / DA
[2] Deuxième Considération inactuelle, § 8.
[3] Deleuze, « L’immanence : une vie » [septembre 1995], in : Deux régimes de fous, Minuit, 2003, p.359 sq.
[4] Seconde Considération inactuelle, § 9. Bien plus tard, il verra encore dans la « haine contre l’idée même de devenir » l’idiosyncrasie propre de la plupart des philosophes (Crépuscule des idoles, « La ‘raison’ dans la philosophie », § 1 Hegel est bien le dernier que Nietzsche pouvait compter parmi eux.
[5] In : Hommage à Jean Hyppolite, PUF, 1971, repris in : Dits et écrits I, 1954-1975, Gallimard, 1994, p.1013.
[6] Et cela, dès La philosophie à l’époque tragique des Grecs, 1873.
[7] Voir Ecce Homo, « Pourquoi je suis si sagace », § 8.
[8] Ecce Homo, « Pourquoi je suis si sage », § 7.
[9] La Généalogie de la morale, II, § 18.
[10] Sloterdijk, Tu dois changer ta vie, Maren Sell, 2011.
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