vendredi 22 mai 2015

L'intention musicale / André Hirt




Que recherche la musique ? Car, à l’évidence, elle cherche. Elle nous émeut, nous met en mouvement, tant extérieur et manifeste qu’intérieur et spirituel ; elle transporte dans ce qui n’est pas nécessairement une ivresse en tant que telle mais déjà un déplacement, une ouverture dont nous ne possédons pas les repères, comme dans un paysage que nous découvrons à travers la brume ou l’éclat métallique du soleil. Et si nous nous risquons à deviner les contours de ce qui est à peine une image, si nous pouvons néanmoins apporter d’on ne sait quel fond(s) un souvenir ou quelque trait d’imagination, c’est la musique – on ignore quoi ou pourquoi pas « qui » –, par sa force et sa puissance propre en tous les cas, qui s’empare de nous, nous conduit et semble nous diriger vers un lieu, une chose, une personne, un être qui ne peut être quelconque, dont nous devons bien savoir, tout en n’en ayant pas la moindre conscience réelle, la nature. Nous le savons, puisque nous donnons notre adhésion au mouvement, bien que sa connaissance nous fasse défaut. (Un point élémentaire est à rappeler à ce sujet : le savoir n’est pas la connaissance, Platon, partout, et Kant, dans la Dialectique transcendantale de la "Critique de la raison pure", mais pas eux uniquement, nous en instruisent. Le savoir est aimantation là où la connaissance est représentation; le premier est une propriété au sens d’une incorporation, la seconde une construction et un montage. Les authentiques musiciens n’ignorent pas cette différence ; c’est même elle qui leur confère la grandeur). 

La musique est rappel et appel du savoir. C’est ainsi qu’elle nous attrape, nous requiert et nous prend, sans la moindre discussion possible, par la main. (Toute la question est de déterminer si oui ou non on peut lui accorder confiance. On la laissera en suspens ici). Et c’est pourquoi elle déroute la théorie, du moins ce qui dans la philosophie exige des raisons objectives et élabore à cette fin des filets conceptuels. Ce n’est pas davantage la poésie, à laquelle elle est le plus souvent associée, qui éclairera davantage la nature de ce savoir. Ce serait la subordonner en lui faisant jouer le rôle de l’"ancilla musicae". La radicalité de Mallarmé s’avère à cet égard très pertinente lorsqu’il accorde à la poésie en tant que telle un plein pouvoir, et son geste doit servir de mesure quant à l’autonomie et à la législation propres de la poésie, même à l’égard de la figure si imposante de Wagner. La position de Valéry est, on le sait, bien plus nuancée et soumise : à la fin des fins la poésie ne peut plus lutter, son attache à la musique se révélant trop indéfectible. Il demeure qu’aucun art n’est rigoureusement détaché des autres (on peut faire usage de l’image de l’ « effrangement » qu’avance Adorno), que leur différence réside dans le moment ou la saisie de la médiation qui, dans le mouvement artistique, trace la forme ou la figure de la pensée. Peinture, évidemment, et photographie encore arrêtent, ressaisissent l’instant et le moment pour en projeter la vérité dans l’avenir et parfois, avec la justesse concentrée à l’extrême, dans une intemporalité (une éternité, si ce mot fait véritablement sens pour nous). 

On se rendra toutefois à l’idée que la musique – et n’est-ce pas la raison pour laquelle elle intimide par ses réussites, par le soulèvement qu’elle génère, par sa puissance en somme ; n’est-ce pas aussi pourquoi jusque dans son manque de détermination, de mots et de figures si l’on veut, elle impressionne ? – va, dans son mouvement et la tension de l’arc qu’elle produit, jusqu’au bout, donc au terme de ce qui la destine à s’accomplir. Aucune effectuation n’est pourtant à constater, rien n’est fixé sur la page, la toile ou la plaque que l’on pourrait contempler ; en revanche, tout passe et s’évanouit après s’être en quelque sorte intégralement dispensé jusqu’à l’épuisement et l’exténuation d’une forme. Ne reste alors que le rêve de ce qui vient d’avoir lieu, si signifiant et si silencieux qu’il met au défi les moyens du déchiffrage et de l’interprétation. 

La musique s’est donc trouvée. Elle peut désormais se retirer et reprendre son élan afin de recommencer sa marée. De notre côté, nous ne sommes que la plage sur laquelle elle s’est échouée en y déposant les traces de son passage et les débris de son action. Comme la mer, la composition de la musique est certaine, réglée comme l’horloge sur son cycle, et rien ne nous permet de la recomposer, son contenu est si peu analysable que toute interprétation musicale perçoit bien le principe d’identité qui réside au fond de l’œuvre, comme aveuglément, comme des parties d’un puzzle dont non seulement l’image est absente mais dont il s’avère, après tous les efforts fournis, qu’il n’en existe pas de modèle pour nous. 

La pensée dérobée qu’est la musique n’empêche pas qu’elle soit une pensée, c’est-à-dire une direction, un regard vers le lointain, une intention. La pensée ne possède pas nécessairement un objet, aussi indéterminable soit-il – nous préjugeons de cela par la représentation qui se sent toujours immobile, fixe, statique et contemplative. En revanche, elle est au préalable une impulsion, un mouvement, un élan, c’est comme on voudra, une sorte de chasse encore, très égarée et si loin de son lieu d’origine qu’elle en vient à l’oublier. L’analogie la plus exacte et surprenante serait celle du vent qui souffle et dont on doit se demander où il désire bien se diriger, en nous emportant au passage. La mer et le vent, l’espace et le temps, toutes ces dimensions élémentaires font la musique, à moins que le monde dans lequel elle s’agite ne soit que l’effet de sa distribution et de ses palpitations, de son souffle, de son sifflement, de ses gémissements et de ses frottements. 

Dans la musique, nous y sommes bien sans nous trouver. Dans le labyrinthe. Et « celle qui chante », Ariane, a perdu le fil (tout comme nous aurions perdu le fil, lui-même introuvable, de son chant). On s’est souvent interrogé sur ce lien perdu, mais en perdant aussitôt de vue ce qui lie la musique au labyrinthe, à l’amour aussi, à l’oreille donc, ce dédale dont on ignore où se trouve la sortie et où il se pourrait bien, en (se) jouant de nous, qu’il nous étourdisse et nous égare, à moins que l’égarement soit en lui-même – par le vin avec lequel elle se mélange – l’enseignement ésotérique issu du savoir de la musique. Mais c’est bien dans cette pelote, l’amour, le vin, l’égarement et l’ivresse que nous enroule la musique. Cette pelote labyrinthique, dont on ne sait pas démêler le fil, qui se déroule et s’enroule "a volo", nous y avons affaire dans les mouvements de l’amour, lorsque la caresse cherche le bon fil, le tenant et l’aboutissant, avec frénésie, sauvagerie et douceur en même temps, perdus que nous sommes dans la chevelure et la toison. Cette malédiction des fils – quel étrange diabolisme, en effet, dans la prose des jours, lorsqu’il faut les démêler alors qu’ils se sont entortillés par un mystère de la physique! – fait la gesticulation de l’amour. On cherche, on recherche ce que l’on sait, on ne trouve aucun objet, ni même la moindre fin, si ce n’est le spasme et l’extase consécutifs à l’épuisement et à la soif de connaître. S’enfoncer dans l’amour, c’est entrer dans le labyrinthe où, inconnus et en même temps reconnus dans ce qui se dérobe au rapport – mais il s’agit bien d’un rapport aux pôles indéterminés –, nous ne savons pas ce que nous faisons. Et du reste, lorsqu’on fait de la musique, comme on dit qu’on fait l’amour, l’improvisation est telle qu’elle déroute la connaissance et la technique. Ce qui se répète, c’est seulement le geste, la pose, les circonstances et l’attention qu’il faut porter. Mais la forme elle-même – dans l’art de la direction d’orchestre, Wilhelm Furtwängler n’a de cesse de faire porter toute la question à ce sujet –, cette forme qui doit présider à tout abord d’une œuvre, il nous faudrait l’atteindre comme un savoir possédé mais méconnu, qui attend et ne vient que dans le dépliage de ce qu’il faut bien nommer une grâce. Ce qui se répète, avant l’exécution, n’est jamais la musique, mais seulement la technique. Comme dans l’amour, il y a l’acte d’amour, quelconque, et l’amour. Dans la musique, il y a faire de la musique et entrer dans la musique. Jamais la technique, l’instrument, le texte ne suffisent. Jamais les corps, l’attirance et l’évidence de la situation ne font un amour. L’improvisation, qui forme l’essence de la musique (c’est encore la thèse majeure de Furtwängler), ne consiste pas les mouvements impulsifs ou arbitraires de l’instant, mais dans la dépossession subjective par la venue en présence du contenu musical qui, précisément, n’a rien de commun avec le matériau (le sujet de l’œuvre, son origine cultuelle, par exemple, qui sont passés, contingents et paradoxalement non nécessaires), mais avec la forme, autrement dit ce contenu de vérité qui fait tenir l’ensemble, en constitue la raison et la tension, et qu’il s’agit enfin de faire apparaître, sans que la volonté puisse y tenir le moindre rôle, d’une quelconque façon. 

L’intention de la musique est d’abord une tension. Sans doute n’y a-t-il de musique, activement vécue, jouée et représentée, que lorsqu’elle se registre à toutes les significations de ce terme. Le mouvement, on l’a vu, au préalable, le désir également, comme on sait, (de Monteverdi et de son "Lamento d’Ariane" jusqu’à "Tristan", pour fixer au moins deux piliers majeurs dans l’architecture de la musique occidentale) battent et rebattent l’intentionnalité musicale selon des rythmes divers, mais toujours en intensification et cela d’autant plus que le pôle vers lequel elle tend est approché et s’éloigne. La tension, et Furtwängler encore serait en accord avec cette idée, n’est que le tracé et l’épreuve de la forme. Ainsi, une courbe ou un arc s’esquissent, à défaut de dessiner clairement leurs contours, toute une chorégraphie tant physique que mentale se met en place chez l’auditeur que nous sommes, abstraction faite ici de l’instrumentiste hésitant ou du mauvais chef qui vivent cette expérience autrement, dans l’initiative, le souci et la difficulté techniques, la préoccupation du résultat. À la vérité, la musique n’a lieu, pour nous comme pour les musiciens eux-mêmes, qu’à la condition de l’oubli de l’intentionnalité objectivante, réifiée par la technique. C’est pourquoi aussi les termes, en leur sens technique, de forme et de matière se révèlent si inappropriés pour envisager la musique, comme si elle ne pouvait que se fabriquer. Et, dès lors, ne faudrait-il pas rectifier les termes précédents en posant que « faire de la musique » comme on « fait » l’amour exigent une transformation et même un bouleversement du « faire », qui n’aura désormais plus rien de productif, mais de composition, la différence en somme que l’on pourrait établir entre faire et exister, entre produire et éprouver ou expérimenter, entre objectiver et représenter, et réfléchir sa manière d’être au monde ? Ou aussi entre une signification présumée et préjugée, et un sens qui se déploie en s’offrant sans le moindre repère et sans le secours de quelque répétition que ce soit ? Jamais, dirait un grand chef, Furtwängler, Célibidache ou Léonard Bernstein, les répétitions ne feront venir la musique. La répétition en général : le connu, la technique, le préjugé, le souvenir (et non la mémoire), l’ordre des choses (et non celui qui régit la musique), le projet (et non le mouvement de l’existence), le matériau (et non la forme se composant), la subjectivité interprétative (et non la musique se faisant). C’est sur le fil de ces séparations que s’avance comme le funambule l’intention musicale. 

Il vient d’être question de sens, du sens qui n’est et ne sera jamais, dans le cas qui nous occupe, signification (langage verbal et jugement, ou pensée d’identification, d’objectivation et de mise en rapport d’un signe avec son signifié comme l’enseigne à ce sujet Descartes – je vois des chapeaux, mais je perçois des hommes, comme on sait). Mais du sens est immanent à la tension et à l’intention musicale. On peut bien sûr y prélever une direction, mais aussi une finalité interne, et tout autant des chemins éveillés par les conduits des cinq sens, des synesthésies, des croisements et des chevauchements par conséquent à l’occasion desquels du sens cherche sa voie. En quelque sorte, dans les combinaisons possibles, on aurait toutes les musiques et toute la musique. On songe, en considérant cette question tout en en faisant l’expérience, qu’une panique, parfois démesurée ou au contraire parfois apaisée s’empare de la musique, en tout cas qu’une inquiétude sur le pas emprunté la renvoie aux entrelacs d’un pur désordre et aux effets du hasard. Mais du sens a lieu, dans toutes les occurrences musicales, de la simple chansonnette jusqu’à la symphonie, sous la modalité certes de l’annonce ou du pressentiment, soit d’un ordre final dont a si bien parlé Kant, lui le penseur des horizons, mais aussi et autrement Hegel, lui le penseur de l’effectuation et de la phénoménalisation. L’ordre, donc, celui en vérité indéterminable mais d’autant plus réel, qui ne se reporte pas à quelque "legenda" – les musiques qui disent que ceci signifie cela, ou qui copient au mieux le son du rossignol quand ce n’est pas celui des bruits les plus communs, comme on entend dans certaines œuvres contemporaines dénotatives qui font penser à l’illusion musicale, comme l’opéra, qui n’est aucunement de la musique, même lorsqu’il contient, ô combien, de la musique (par goût, on dira "Cosi", "Tristan" et "Parsifal", "Pelléas", "Woyzeck" et "Lulu") – exclut l’objet et tout objet. 

C’est que l’intention musicale n’est ni, à la manière d’Aristote, une simple cause finale, déductible si l’on préfère ou en quelque sorte déjà toute faite, ni un horizon seulement caché et dont il n’y aurait plus qu’à soulever le rideau formé par le ciel, ni davantage une Idée qu’il suffirait d’amener au sensible. Il est incontestable, néanmoins, que la musique tend vers son Graal, mais celui-ci se dérobe à toute image préconçue de la pensée et même à celles que l’on peut former. C’est pourquoi, n’étant pas une image sur laquelle la pensée se règlerait d’autant plus inconsciemment qu’elle serait nécessaire, l’intention musicale est l’autre nom de la pensée, mais une pensée qui ne se laisse pas traduire, ce qui en ferait un langage pur. Certes, ce langage, comme l’indiquera à sa manière W. Benjamin, est perdu depuis la Chute, lui qui ne serait que les interlignes qui séparent toutes les langues existantes et dont chacune au fond parlerait à la condition de se frotter à une autre. Ainsi, « l’autre nom » de la pensée n’est pas une manière de parler, mais effectivement, dans l’insistance sur l’altérité radicale, une autre pensée, une pensée autre, et en définitive une pensée qui n’est en rien comparable avec ce que nous entendons par là. Et cette pensée ne sera pas à rechercher, au terme de sa thématisation, dans l’esquisse d’objet relevée en dessin, mais dans le mouvement qui la prouve, en d’autres termes qui la présente dans l’évidence de son étalement. Car cette « autre pensée » – c’est ce qui la caractérise et qui en fait tout le mystère – ne dépend pas d’une spéculation et d’une recherche philosophique, elle est dans la musique entièrement là, présentée là. 

Le grand musicien sait cette présentation et met tout en œuvre afin qu’elle ait lieu dans la scénographie de la pensée (sa spatialisation comme sa temporalisation). L’intention, au-delà de ce que ce terme paraît signifier, mais au cœur battant de lui, ne possède guère d’objet ni ne tend vers un ordre objectif (la contemplation de la Création ou ce qui y préside), comme on croit un peu vite que l’avait perçu Bach ; elle est en effet improvisation, si l’on veut bien accorder dans l’usage de ce vocable l’épreuve manifeste que la pensée s’inflige à elle-même, autrement dit son auto-affection ou le sentiment de son émotion, quel qu’en soit l’objet. Il y a une distance entre, par exemple, la perte d’un être cher, la pensée qu’on se forme de lui disparu, dont il est possible de parler, et cette pensée prise en elle-même, s’émouvant de manière imprévisible, creusant des voies et des tunnels avec ses sens et dans autant de sens, et dont tout le mouvement, diversement modulé, n’est que sa mise en forme ou sa présentation. (Ce n’est jamais l’événement qui nous transforme, ni même la pensée que nous avons de lui ; c’est le travail de cette pensée et de ce qu’elle fait de nous, en nous renvoyant à l’insoupçonné et plus généralement à l’inconnu de nous-mêmes). Cette pensée est sa propre preuve d’existence, elle est l’existence elle-même, non au sens de sa figure, plus certainement de son exploration dont ni l’origine ni le terme ni la fin ne sont donnés, encore moins leurs significations. Lorsque la musique se soustrait ainsi à son objet (les "Kindertotenlieder" de Mahler), elle devient, elle se devient, elle est la pensée, son travail (de l’exaltation jusqu’à la dépression) et, en l’occurrence, le travail de l’œuvre. 

« L’autre pensée », l’intention, l’improvisation. On ne tombera pas dans la facilité qui consiste à conclure très vite que la musique n’est l’intention « de rien ». Pas davantage que cette « autre pensée » est sans objet, pure pensée ou pensée pure, dont on ne voit pas bien ce qu’elle voudrait dire. Mais que la pensée, l’intention, par conséquent l’improvisation ne s’épuisent pas dans un objet ni ne sont déterminés, finalement causés par lui, cela se laisse entendre. La réflexivité toute simple le fait déjà comprendre : que la musique soit une telle réflexivité (ainsi : non pas le désir de cet objet, mais l’épreuve matérielle du désir lui-même, comme plus haut s’agissant de la douleur de la perte) la raccorde au plus élémentaire du geste artistique, qui n’enregistre pas dans un langage ou une image un événement, mais qui en traite, ainsi dira Mallarmé, « la notion pure ». 

Quant à l’improvisation, elle marque la déroute de la signification d’objet, elle est la recherche même, à savoir le déploiement d’un contenu à même sa formation. À ce compte, la vérité de la musique est bien l’improvisation, dans la mesure où elle n’existe pas si elle n’a pu s’improviser et fournir la preuve de sa consistance. Toute grande musique fut originellement improvisée (on a envie d’écrire : improvisable!). Par suite, le jazz, dans ses moments les plus forts, en manifeste l’évidence : les fameux « standards » sont tels en raison de leur consistance. Ce dont l’improvisation fait justement l’épreuve, c’est du maximum d’extension et de compréhension du contenu de l’intension musicale. Elle ne se contente pas de moduler un contenu préétabli ; elle mime, comme toute composition, le travail de la pensée et de l’œuvre ; elle mime la composition elle-même.

En définitive, l’improvisation est l’épreuve d’un réel. Elle signifie le contraire de ce qu’on lui accorde couramment, l’artificialité ou la contingence. Si en effet rien n’est donné, en revanche rien n’est proprement construit. La recherche musicale – et la musique est, on l’a noté en commençant, recherche – barre l’idée et la réalité de la construction, ce qui précisément et dans le même mouvement rend la musique possible et lui interdit le langage verbal. Et cette sidération de la musique tout comme le désir intentionnel qui l’institue font que l’aimantation ressentie à un réel se révèle dans une joie aussitôt éprouvée et comme retournée dans la perte et le sentiment d’abandon. Joie du lien et du rapport, et douleur de la séparation sont alors mêlées, entrelacées et indénouables.

Quant à « l’autre pensée », elle ne peut se caractériser que par le chant d’un fil qui recherche les autres, que par le tissage, la composition dont ni la trame, ni les couleurs, ni les sons, ni même les matériaux ne sont donnés au titre d’objets du monde, pas davantage sous la forme d’idées. Une pensée, donc, sans objet et sans idée ; une pensée si proche de l’existence elle-même qui fait sens – et que serait une musique qui ne ferait pas sens ? – en l’absence même de toute signification, qu’elle soit celle du monde ou celle de la représentation. 


André Hirt
Chronique du 16
Mai 2015


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