Est-ce par défaut ou par chance que l’humanité s’est dotée
d’instruments ? On en restera à l’idée
que dans les deux cas il s’agit d’une nécessité. Celle-ci connaît pourtant des
aspects qui ne se recouvrent aucunement. Il a d’abord fallu se munir
d’instruments pour assurer la survie (la chasse, puis l’agriculture, la guerre),
il a fallu des instruments pour fabriquer d’autres instruments, enfin des
instruments pour élaborer des outils. Tout ce long processus fut, on peut s’en
convaincre, très empirique (même Spinoza l’accorde, car sinon il faudrait
s’interroger de façon imaginaire et fallacieuse sur l’idée creuse d’origine
temporelle, sur le premier outil, l’outil de l’outil, etc.). En somme, nous
avons toujours déjà un instrument comme nous avons toujours déjà une
idée : les deux sont réels et vrais. Toutefois, il existe une autre forme de
nécessité, moins vitale peut-être, mais tout aussi puissante qui porte plus
loin encore que l’instinct de survie, celle d’incorporer à l’instrument qu’on
tient sous la main (n’importe quoi : une peau, un tronc sur lesquels on
abat un bâton, un roseau dans lequel on souffle par une fente…) sa propre
présence, pour l’affirmer et lui conférer sens, à moins qu’il s’agisse de
l’inverse, mais sans la moindre finalité, à savoir que l’instrument enregistre
de lui-même ce que nous ne nous savions pas même être. Dans cette dernière
hypothèse, qui engage la musique, on jouera moins de l’instrument qu’il nous
jouera nous, nous tendant de la sorte un miroir dans lequel nous ne nous sommes
jamais vus ni reconnus. Car il se joue de nous, il est imprévisible, surprenant
et même sidérant en ce qu’il déplace ce que nous faisons et voulons
intentionnellement faire : pensons-y un instant, au mieux du bois replié
et collé, et quelques boyaux d’animal, un tuyau percé, une corde que l’on tend
et que l’on fait siffler…
À défaut d’accéder aux origines, il est possible de
reconstruire une logique et d’opérer quelques distinctions. L’instrument n’est
pas directement l’outil. Le premier est ce avec quoi on procède et arrange une
situation. Le morceau de bois n’est pas un outil, mais je l’utilise pour
dégommer le fruit de l’arbre. L’outil, à l’inverse, possède une identité :
la bêche, le tournevis, la clé anglaise, etc. Sa fin est destinée, repérable et
connue. Elle appartient strictement au monde de la technique, qui n’est pas
celui de la technologie (à la limite et sur cette limite, celle-ci se passe
d’outils). Mais l’instrument n’est-il pas malgré tout un outil, ne le
devient-il pas ? Après tout, le violon
sert à jouer du violon comme le marteau à enfoncer des clous. L’identité de fonction s’arrête toutefois au
moment où l’instrument de musique ne trouve pas dans son usage sa finalité
(jouer du violon), ce qui fait au demeurant et au terme la différence entre un
technicien de l’instrument et un musicien. On repère immédiatement la
différence, sauf à être impressionné par la prouesse technique qui n’a pour
équivalent que celui qui s’extasie devant la puissance mimétique d’un peintre
et qui en fait le critère même de l’art.
C’est pourquoi, si l’instrument de musique possède tous les
traits de l’outil (il est identifiable dans une culture, il se distingue plus
ou moins clairement des autres instruments, il remplit une fonction
d’expression spécifique dans un cadre musical donné), il s’en distingue en ceci
qu’il garde précieusement sa nature d’instrument au-delà de sa fonction
d’outil. Évidemment, un marteau peut avoir d’autres usages que d’enfoncer des
clous, mais ce sera par défaut, dans une situation donnée. Un violon, en
revanche et par exemple, ne se satisfait pas d’être joué d’une manière ou d’une
autre, il ne trouve pas sa fin dans son seul usage. Par ailleurs, il ne vise
pas à résoudre un problème d’ordre objectif, de même qu’il ne modifiera rien du
monde. Objet du monde, l’instrument de musique n’est l’instrument de rien pour
le monde. Ni outil et à peine un instrument, donc.
À quoi peut-il donc servir,
puisque ce dernier terme en l’état s’impose ?
La facilité conduirait à avancer
qu’il ne sert précisément à rien. Conservons donc le rien et promouvons son
utilité. En effet, ce qu’il produit est incommensurable à son statut d’objet du
monde. Les sons évanescents qui proviennent de lui ne s’objectivent jamais, pas
même grâce à nos techniques d’enregistrement, dans la mesure où leur écoute met
en œuvre une rétention à chaque fois particulière et déterminée à laquelle
Husserl dans ses Leçons sur la conscience
intime du temps n’a pas songé (non pas simplement retenir les sons passés
pour suivre et constituer psychiquement la mélodie, non pas encore reconstituer
de mémoire un air), mais ils modifient notre présence au monde, qui peut
consister en une jubilation, la danse par exemple, un acquiescement à l’être-au-monde,
un parcours spatial en celui-ci qui révèlerait la liberté dans la spatialité de
même que la propre infinité et profondeur de cette dernière, ou encore un
retrait, la méditation et la rêverie, en somme la constitution d’un autre temps
et d’un autre espace dans le for intérieur.
De cet instrument, précisément on joue. On joue et on en
joue. Et l’instrument a du jeu, c’est-à-dire qu’il ne se cesse de devenir et
d’être autre chose que l’objet qu’il est. On peut dès lors comprendre en quoi
il se distingue très radicalement d’un outil. Et c’est ce qui le renvoie
nécessairement à l’instrumentiste. Mais que signifie au juste
« jouer » ? En l’occurrence le
trait communément ludique n’est pas la finalité spécifique de l’activité en
question qui, au demeurant, ne possède pas de contraire. Plus important est
manifestement l’écart produit par
l’activité eu égard à la réalité de l’objet que l’on utilise. Il en va ainsi, plus
qu’analogiquement, comme pour la définition du mouvement chez Aristote (« l’acte de ce qui est en puissance, en tant
que tel, voilà le mouvement »), c’est-à-dire non pas la réalisation de
quelque chose qui n’était préalablement que virtuel, mais le déploiement de la
puissance elle-même en tant qu’elle est appropriée à quelque fin. C’est ainsi
que le violon n’était certes pas virtuellement dans le bois, mais que le bois
s’est montré pleinement adéquat à être un violon, et encore que ce bois-ci a
accédé à une plénitude et à une forme d’appropriation dans le violon (autrement
dit encore, rien ne remplacera ce bois pour être un violon et le bois lui-même
trouve dans son être-violon sa plénitude de bois). Cette référence
philosophique permet de comprendre ceci, qui est crucial, que le schéma de la
technique est ici très insuffisant et même inadéquat. La finalité technique
n’est pas la finalité tout court, en tout cas pas celle de la matière, ou de la
puissance. Ainsi, l’exécution d’une tâche se conforme certes à une
planification en termes de forme et de matière, soit le projet et l’idée qu’on
fera passer dans la réalité. Mais la vérité du mouvement lui-même et en
lui-même n’est pas d’ordre technique. C’est la matière elle-même qui traduit sa
puissance ou encore il existe une puissance de la matière et un acte de cette
puissance. Ainsi, le fait de jouer du violon vérifie cela, en ce que justement l’instrumentiste
vérifie la puissance de l’instrument. Il s’agit en réalité, dans cette affaire,
de ne pas confondre deux réalités bien distinctes : d’une part la
confection technique de l’instrument et d’autre part le jeu de l’instrument
lui-même, soit la production d’une musique à partir de cet instrument. Et c’est
par conséquent le jeu qui devient le critère de (la qualité de) l’instrument et
non l’instrument qui fera le jeu, cet instrument fût-il déclaré d’une valeur
incomparable. Pourtant, ce n’est pas que cette valeur soit négligeable, car la
question reste suspendue de savoir si tel jeu est effectivement possible avec
n’importe quel instrument. Toutefois, la règle qui vient d’être établie ne s’en
trouve pas structurellement ébranlée. D’un matériau, il faut en somme tirer ou
retirer non pas ce qu’il est techniquement en mesure de devenir en réalisant le
projet ou l’idée, mais ce qu’il est en lui-même, ce qu’il devient lui-même,
lorsqu’il est lui-même, ce qu’il faut entendre une fois de plus non au sens
d’une finalité technique préétablie, mais au sens du jeu, précisément, ou de
puissance. Ainsi, si c’est bien lorsque le violon sonne qu’il est violon, c’est
en revanche lorsqu’il sonne d’une certaine manière qu’il remplit non pas sa fonction,
de sonner comme un violon, mais de sonner de manière inédite et imprévisible.
Le jeu met le violon en mouvement et déploie sa puissance de violon. Proprement,
le jeu musical est dans l’impropriété de tout modèle. L’instrument, dans
l’absolu, est donc quelconque. (C’est, on l’a vu, au commencement, la vérité de
l’instrument.) Quelconque, assurément, à moins d’objectiver une qualité de
l’instrument, d’en faire autre chose qu’un instrument, de lui reconnaître en
lui-même des propriétés, qui deviendront vite contraignantes et qui
commanderont le musicien. C’est en quelque sorte l’idéologie contemporaine de
l’écoute. Mais prenons un contre-exemple : Simon Rattle ne fait aucunement
la même chose avec la Philharmonie de Berlin, au même moment, que Claudio
Abbado, et Pierre Boulez fait tout autre chose avec la Philharmonie de Vienne
que Léonard Bernstein ; affaire non d’interprétation ni de jugement de valeur,
car c’est l’orchestre qui sonne différemment.
Rien ne le laisse mieux comprendre que la voix, qui peut être un instrument de
musique. Certes, toute voix possède un grain, une amplitude et une tonalité
fondamentale. Certes, il existe des voix plus belles que d’autres (plus suaves,
plus puissantes, plus colorées). Et il existe des voix plus aptes à chanter tel
rôle que d’autres (tout le monde ne peut pas chanter Lulu ou Elektra, Wotan ou Tristan :
à cette fin, il faut évidemment un outil qui se combine avec l’instrument). Mais
nul ne peut préjuger de la puissance exploratoire d’une voix, quelle qu’elle
soit, repérable seulement et rarement lors de situations extrêmes (la joie et
la jouissance, la douleur et la maladie, la colère ou la plainte). C’est lors
de ces occasions qu’elle expérimente ce qu’elle ne se savait pas recouvrir,
c’est aussi et surtout qu’elle s’apparaît à elle-même non comme un simple moyen
d’expression ou une propriété au sens fort du terme (celle qu’elle se sait
posséder), mais comme l’agent d’exhibition et de pénétration du soi. En vérité,
elle devient, comme l’instrument matériel et objectif le sera dans la même
mesure, un théâtre, une scène, sur et dans lesquels se jouera la partition
subjective qu’elle s’efforce précisément de déchiffrer.
À ce titre, l’instrument ne peut se résoudre en seul moyen,
qu’il est à l’évidence, bien que la distribution entre sujet, moyen, fin et
objet s’évanouisse. Serions-nous quelque chose et quelqu’un pourvus de moyens,
donc d’instruments, ou bien ne serions-nous jamais autre chose que pur moyen
d’un sujet ou d’un objet indéterminés, instrument de nous-mêmes et pour
nous-mêmes, et par conséquent et en toute rigueur instrument tout court ? L’homme,
cet instrumentiste… Et au lieu de dire le vivant, l’ « homme »
sentant, pensant et parlant, l’homo faber
aussi, il faudrait remonter à la profondeur indéterminée de l’instrument qu’il
est à lui-même.
Car, au fond, chacun se joue soi-même. Ce qui est autre
chose et plus fondamental encore que l’idée par ailleurs décisive de l’homme
comme comédien (Diderot, Rousseau). Au demeurant, les deux philosophes que l’on
vient de citer en sont bien conscients : Diderot, dans le Rêve de d’Alembert, évoque le
clavecin ou l’épinette que nous sommes, et Rousseau fait dans les Confessions et ailleurs le partage entre
la monodie de la musique de l’homme authentique et par conséquent non corrompu,
et la musique agencée polyphoniquement à des fins d’agrément social. La
conséquence est que deux sortes de musiques sont possibles : l’une que
l’on joue et dont on n’est jamais que l’instrument, l’autre que l’on se joue en
faisant vibrer l’instrument qu’on est. La première consiste en un certain usage
méthodique de la parole, l’autre dans l’éveil d’une pensée, cet orchestre
intérieur si peu accordé, qui doit préalablement trouver son accord et déployer
comme sa création même ce qu’elle est. Se trouvent ainsi engagés le souffle de
la pensée et son amplitude, les coups d’archet que l’on donne à ses cordes,
l’épaisseur et la richesse des orgues que constituent les tuyaux et les boyaux
du corps, la percussion et la rythmique que celui-ci est pour lui-même. (On
songe ici, pour rappeler un grand musicien si méconnu, Robert Wyatt, batteur et
surtout chanteur, à la voix improbable de fausset, un mélange d’enfant, de
castrat et de narrateur de contes, qui, aussi bien avec le groupe Soft Machine
qu’en solo, a produit une œuvre singulière et cohérente qui n’est que
l’histoire de son corps, lui-même à jamais paralysé par une chute, découvrant
et dépliant certainement dans sa voix la tonalité flottante de l’être-au-monde,
sans la moindre compromission avec les attendus du monde lui-même).
Il s’avère à la fois
si surprenant et si évident de constater que l’interprète au concert est moins
le conducteur de l’instrument qu’il joue que le jeu induit par celui-ci. C’est
l’instrument qu’il est qui est joué. Lorsque cet événement a lieu – il
s’entend, il s’éprouve dans la salle –, alors la musique s’élève. La technique
et tout ce que l’on considère par là se trouve assujettis par l’autorité de la
musique. L’instrument de musique certes ne disparaît pas, mais à l’écoute et
parfois même à la vision (Richter, Gould, Bernstein, Abbado dont l’antithèse
serait le hiératisme purement instrumental, contemplatif et technique d’un
Boulez), la cérémonie musicale ne consiste plus en un corps-à-corps entre
l’interprète et l’instrument, mais en une corporéisation réciproque, un effort
non plus tourné vers l’extérieur comme dans le travail et la technique, plutôt
une plongée inquiète et interrogative dans l’existence. La musique : une
question posée de l’existence à l’existence, du corps au corps et dans la
tension les réponses toujours insuffisantes que l’instrument matériel à la fois
permet et interdit – il fait en effet l’expérience de sa limite comme chez
Richter, lorsque le piano à l’évidence ne suffit plus et cherche à s’excéder,
au point de vouloir se briser, dans un instrument qui n’existe pas –, le musicien se trouve face à l’instrument
infini, insondable et parfois monstrueux, qu’il est.
Ce n’est pas parce que l’homme possède des instruments qu’il
est musicien, mais c’est bien parce qu’il est musicien qu’il possède des
instruments. Cette logique peu apparente, qui est comme on sait celle
d’Aristote lorsqu’il considère la nature et la fonction de la main par rapport
à l’intelligence, a pour elle de ne pas cliver et de ne pas réifier l’homme
comme instance neutre et fermée sur elle-même, et dont toute l’action serait l’instrumentalisation
de ses organes. Or ces organes, si l’on veut conserver ce termes, sont déjà des instruments. Autrement dit,
l’instrument est premier naturellement, c’est-à-dire ontologiquement, et c’est
de lui que l’homme doit jouer en jouant de lui-même.
Mais dans ce cas, qu’apporte la musique et en quoi l’usage
du langage et la pratique des techniques ne suffisent-ils
pas pour rendre compte de l’homme ?
Cela, Aristote ne le dit pas, du moins en ces termes. Tout l’effort du
Philosophe est en effet de tendre vers la vie théorétique par laquelle l’homme
accède momentanément à la contemplation de la vérité, à la limite donc de la
fusion avec elle. Nous aurions ainsi et une définition de l’homme par sa
finalité la plus extrême et une vérité disponible à laquelle il est permis
accéder. Le moyen terme est constitué par l’usage de la pensée dans la pratique
du logos, cette petite musique que rend la pensée, dont Platon, déjà,
faisait l’éloge au début du Phédon en
considérant que la philosophie est la plus haute des musiques en ce qu’elle
déterminerait par sa puissance d’analyse dialectique l’harmonie des choses et
de l’âme.
Toutefois, rien de tout cela ne nous est plus donné, ni la
définition assurée de l’homme, ni celle de la vérité, encore moins la certitude
de sa réalité objective et intemporelle. Quant à la pensée, elle est toute
l’affaire. Car à bien comprendre, la musique révèle bien dans l’homme, lorsque
précisément il joue de lui-même en se rythmant, se faisant résonner, en
s’écoutant, en amplifiant sa respiration, en caressant sa peau, en portant sa
voix, bref en se sentant et s’éprouvant lui-même, qu’il recèle en son tréfonds
des vibrations comme autant de nervures dont il lui faut suivre le cours, comme
autant de désirs dont les raisons et l’objet lui échappent. À chaque fois, dans
la musique, il se trouverait devant son propre instrument, dont il ne sait pas
jouer mais qu’il ne peut que jouer, et que donc il joue. Si la musique est si
structurante de l’existence, c’est bien qu’elle porte un transcendantal de
l’existence, à savoir une de ses structures fondamentales, et, comme dirait
Heidegger, un existential. Davantage : on peut risquer l’idée qu’elle
constitue l’existentialité comme telle, puisqu’elle n’est pas encore articulée,
en particulier en logos, en projet,
ni même en conscience. La musique comme bruissement de soi, comme émotion ou
comme intensité vibratoires, dans un curieux mixte de chaos et d’ordre (d’ordre
deviné dans le chaos et de chaos vertigineux ressenti dans le pressentiment de
l’ordre), d’expressif et d’inexprimable, la musique, donc, se présente
originairement dans l’instrument de soi qu’est l’existence, dont chacun se fait
l’instrumentiste, le chef d’orchestre, alors même que la partition est
présente, mais indéchiffrable et qu’aucune interprétation ne peut prétendre rendre
en termes de vérité.
Reste évidemment la difficulté la plus grande, la première,
liée au terme d’instrument lui-même. Il désigne en principe quelque chose de
concret et de matériel (combien d’instruments ne dénombre-t-on pas dans les
cultures et les civilisations aux formes les plus variées et aux possibilités
expressives les plus inouïes ?), mais si on le réfère à ce dont il est le moyen,
il apparaît comme une détermination possible d’un réel indéterminable. Or c’est
ce qu’il s’agit de contester. Si la finalité de l’instrument technique peut
toujours être assignée (les archéologues s’y emploient), celle de l’instrument
de musique ne l’est pas. C’est ce qui l’associe au langage. Et de même que
celui-ci est dans l’impossibilité de recouvrer sa propre origine et de se dire
lui-même, de même l’instrument de musique n’est en vérité rien de déterminable
en soi. Son nom est sans nom (le violon est autre chose que le violon, autre
aussi que toutes les musiques qu’il joue). L’instrument ne fait pas la musique,
il ne la détermine qu’en un certain sens, qui est second, puisque c’est au
contraire la musique qui s’y réfléchit et s’y fait écho. En réalité, elle n’y
trouve que ses voix, multiples et singulières ; elle y prend forme et
apparence. Mais il n’est lui-même, jusqu’à son nom, qu’une apparence (ce qui ne
signifie aucunement une illusion) : le siège matériel et sonore de
l’innommable.
L’instrument, en effet, réside dans sa puissance
d’invocation ; c’est en lui et à travers lui qu’elle a lieu, et qu’a lieu en
sens inverse la parution qui fait échec à toute forme réifiée de médiation.
C’est ainsi que la vérité de l’instrument est sa destruction ou son sacrifice.
Pour l’occurrence la plus extrême, pensons au cérémonial de Jimmy Hendrix,
mettant le feu à sa guitare après l’avoir brisée : au fond, nul artifice
en cela, mais la rencontre de l’homme avec la puissance de la musique qu’il
porte en lui comme son appartenance et qui le destine à la vocation
d’instrumentiste.
André
Hirt
- -S. Richter at Carnegie Hall, 19 octobre 1960, Beethoven, Appassionata, in The Complete album
collection, Live and studio recordings for RCA and Columbia (Sony).
- - Soft Machine Third
(Moon in June avec la voix de Robert
Wyatt), Columbia.
-Jimmy Hendrix, Band
of Gypsys, Legacy Recordings.
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