jeudi 12 mars 2015

Le mal et autres passions obscures / recension de Pierre Macherey





« Je crois qu’il faut creuser encore cette expérience incompréhensible 
qu’on évoque sous le nom du mal, de sa bestialité, 
des visions qu’il engendre, des imaginations qu’il prescrit. 
On n’est pas allé assez loin dans la métaphysique du mal, 
dans la métaphysique comme expérience supérieure, 
poussée sur le versant d’une théologie radicale. »
Jean-Clet Martin Le mal et autres passions obscures, Kimé, p. 63 



Parmi les grands problèmes auxquels s’intéresse la philosophie, il y a le mal, problème qu’elle a l’habitude (et la prétention) d’appréhender dans sa pleine généralité, de manière intemporelle : par exemple, elle s’interroge sur ce que peut être le mal en soi en demandant si on a raison de lui reconnaître une réalité, ou bien s’il ne correspond en fin de compte qu’à une question mal posée ; dans tous les cas de figure, qu’elle débouche sur son contournement (on détourne pudiquement les yeux) ou sur sa condamnation (on pousse des cris d’orfraie), cette approche a pour but d’éliminer ou de sanctionner le mal, vis-à-vis duquel est adoptée une attitude de dénégation, fondée en dernière instance sur la crainte. Le livre de J.- C. Martin, qui rompt radicalement avec cette perspective, témoigne ainsi qu’il est possible de faire de la philosophie autrement. Sa démarche se distingue par le fait qu’elle se situe dans la perspective propre à l’actualité d’une expérience, « une expérience étrange » (p. 10), qui est notre expérience : elle envisage le mal en tant que phénomène que nous vivons, non dans la distance (et comme c’est le plus souvent le cas dans le rejet), mais dans la proximité. En un sens, on pourrait donc dire qu’elle se propose de nous réconcilier avec le mal, non suivant la procédure d’une dialectique élémentaire qui parviendrait à démontrer que le mal … est bien : il ne s’agit pas du tout d’opérer un retournement de ce genre, qui relèverait encore d’un esprit de légitimation, mais de faire comprendre que le mal, tout mal qu’il est, - en tant qu’il fait mal -, est, que nous le voulions ou non, consubstantiel à notre manière d’être, appelons-la notre culture à nous, « modernes ». 
Notre modernité, en tant que destination pratique, et par voie de conséquence aussi théorique, consiste dans le fait de vivre avec le mal, de vivre le mal, non dans l’apaisement certes, mais dans le déchirement, la séparation de soi, la « mauvaise » conscience. Et, si elle prend en compte cette situation, qui peut être présentée en d’autres termes comme une perte des origines, avec la nostalgie qui est le corrélat de cet éloignement, la philosophie est amenée en conséquence à se renier en tant qu’activité de part en part rationnelle, et à se tourner du côté des « passions obscures » qui constituent, aujourd’hui du moins, et depuis déjà un certain temps, le terrain effectif de son fonctionnement, sa cible principale. Comme J.-C.Martin le dit tout à la fin de son livre : « Quelque chose donc s’est produit au sein de l’espace de la pensée, dans la façon de nous orienter au sein de la pensée… » (p. 114) C’est de cet événement qu’il se propose de rendre compte.

L’étonnant est que, en vue de défendre ce point de vue, J.-C. Martin, à côté de penseurs plus émotionnels ou sulfureux, « ceux qui déplacent les lignes de partage, s’aventurent dans la zone interdite » (p. 11), comme Pascal, Kierkegaard et Nietzsche, s’appuie sur de grands philosophes classiques, réputés être des hérauts de la raison triomphante, Descartes, Spinoza, Leibniz, dont il propose des relectures stimulantes : ces relectures décèlent la part d’ombre qui hante ces pensées soi-disant claires et qui, à l’examen, se révèlent chargées d’une certaine équivocité, ce qui ne les rend pas moins intéressantes pour autant, bien au contraire. Spinoza ne déclarait-il pas, à travers une formule qu’on a pris l’habitude de citer en l’amputant de sa partie finale, ce qui en dénature complètement la signification : « Verum index sui et falsi » ? Si le vrai est signe de lui-même, c’est dans la mesure où, indissociablement, dans un même geste, il indique le faux, ce qui laisse soupçonner que ce dernier pourrait être la condition, ou du moins l’une des conditions, de sa manifestation ; comme le dit Fernand Deligny dans son langage transgressif qui convertit en verbes les substantifs, celle-ci consiste à « vériter », en se plaçant dans le sillage d’une activité dont les lignes ne sont pas d’emblée toutes tracées et s’offrent sans cesse à être relancées dans des directions différentes. 
De même, sur un plan non plus gnoséologique mais pratique, si l’enjeu de l’éthique est la vie bonne (« bene agere et laetari », Ethique IV, scolies des propositions 50 et 73), il demeure que cette vie bonne ne peut consister en l’atteinte finale d’un bien en soi ; en effet, son processus se déroule, difficilement, tant bien que mal, à travers l’alternative de l’activité et de la passivité : se libérer, « liberter » dirait-on encore dans le style de Deligny, c’est être de plus en plus actif et de moins en moins passif (cf. à ce sujet le livre de P. Sévérac sur Le devenir actif chez Spinoza, Champion, Paris, 2005). En conséquence, l’esprit du sage le plus parfait, celui qui gère au mieux, ou le moins mal possible, sa constitution passionnelle, ce qui l’amène à se préoccuper de celle des autres, en clair à faire de la politique, n’en continue pas moins à recéler un fond tourmenté, désordonné, sauvage, ce qui exclut que sa rupture avec la condition de l’ignorant, avec lequel il doit de toutes façons coexister, cohabiter, revête un caractère définitif. 
Si bien et mal « n’indiquent rien de positif dans les choses considérées en elles-mêmes » (Ethique, IV, Préface), c’est que, comme le vrai et faux, ils n’existent pas à l’état pur, mais ils tirent leur réalité uniquement de leur relation, en dehors de laquelle aucun statut ne peut raisonnablement leur être assigné. C’est donc la raison même qui montre la voie conduisant vers les passions obscures, qui donnent à la philosophie son ultime champ d’exploration et terrain d’intervention : avant Spinoza, et lui indiquant ce chemin, Descartes, se confrontant à la réalité des passions de l’âme, dans son Traité dédié à la princesse Elisabeth (ce qui laisse soupçonner que sa rédaction s’est faite elle-même dans un contexte affectif), s’était extirpé de son supposé dualisme de l’âme et du corps en étudiant point par point les détours sinueux de l’union substantielle de l’âme et du corps, où se produisent des phénomènes ambigus, ni tout à fait âme ni tout à fait corps, qui sont des défis pour la raison ratiocinante.

Ces recherches, ces orientations se trament à travers un monde de rencontres et de plis, où vivre, c’est parier pour l’incertain, au bord de l’abîme, à ses risques et périls. Dans un tel monde, qui est celui propre à la condition de l’homme moderne, c’est-à-dire de l’homme ayant perdu irrémédiablement le sens de l’immédiateté, tout se joue à travers les interstices qui béent entre des îlots de certitude impossibles à réunifier en continu dans un esprit d’apaisement : dans ces intervalles, dans ces failles, le mal, qui n’a plus rien d’exceptionnel, rôde en permanence ; sa radicalité n’est plus celle d’un dehors lointain ; qu’on le sache ou non, qu’on l’accepte ou non, on vit avec lui. Si nous sommes des êtres de rencontre, qui vivent retranchés dans des plis, c’est que, n’ayant plus de destin assuré, nous sommes placés devant des choix cruciaux dont l’issue n’est pas garantie, et en conséquence nous sommes « condamnés à être libres » comme l’énonce la formule oxymorique de Sartre. 
Pour le dire autrement, vivre, c’est vivre en relation, échanger, en s’exposant à faire de bonnes et/ou de mauvaises rencontres : la possibilité du mal résulte de cette alternative, qui, tout en étant aménageable, reste indépassable. Quoi qu’on en dise, on existe toujours dans l’ailleurs, en transit, sous un horizon où les positions du même et de l’autre, sans pourtant se confondre, ne peuvent être nettement tranchées : c’est dans ce contexte difficile, incertain, tout sauf idéal, que se forment et se perpétuent des figures communautaires dont les agencements complexes font intervenir simultanément consensus et dissensus, accord et désaccord. Le « commun », - J.-C. Martin reprend en grande partie cette idée aux deux textes de J.-L. Nancy, La communauté désoeuvrée (1983) et La communauté désavouée (2004), entre lesquels se situe celui de Blanchot, La communauté inavouable (1984) -, n’est pas fait que de même uniment déployé (« Commun n’est pas le « même » au sens de l’unité », p. 35) : les égalités qu’il promeut sont les conquêtes d’un faire commun dont les acquis doivent être sans cesse, pragmatiquement, renégociés. « Communauté, rien n’est davantage multiple » (p. 35), « La communauté, c’est un rapport » : c’est pourquoi il n’y a de communautés que plurielles. La perspective adoptée par J.-C. Martin est en ce sens « dialectique » : de Hegel, le Hegel de la Phénoménologie de l’esprit davantage que celui de l’Encyclopédie des sciences philosophiques, elle retient l’idée d’un travail du négatif, sous réserve cependant que celui-ci soit expurgé du présupposé finaliste qui cantonne le négatif dans la position d’un moyen en vue de la réalisation d’une fin qui, en un ultime sursaut, effectuerait son annulation. Etre moderne, ce n’est précisément rien d’autre que se trouver dans la situation où le négatif est devenu incontournable : et le mal, le mal moderne, est la prise en compte de cette nécessité qui oblige à négocier, au jour le jour, des rencontres, en prenant acte de leur caractère aléatoire.

Sur ces bases d’une ontologie du négatif et d’une éthique qui, au lieu de l’expulser, inclut dans son champ la considération du mal, le rapport de la raison à l’imagination s’offre à être repensé de fond en comble. J.-C. Martin écrit : « L’existence est un espace serré de rencontres qui conviennent ou disconviennent à mon développement. Dans cet espace de rencontres, il faut compter avec ceux qu’on croise nécessairement mais également avec des relations imaginaires : des démons ou des dragons redevables au hasard des contrées traversées… Dans ce tissu de rapports bigarrés, les passions auxquelles répondaient nos songes et nos fables sont inévitables » (p. 18). L’imaginaire n’est pas de l’autre côté d’une ligne de partage qui le différencierait une fois pour toutes du réel : Breton avait défendu une idée de ce genre en se servant de la métaphore des « vases communicants » pour rétablir, contre tout bon sens, une communication entre rêve et révolution. La fiction est une composante de ce monde-ci et c’est à tort qu’on lui attribue, dans un esprit de dénégation, une fonction d’évasion par rapport à lui : elle est particulièrement apte à en révéler la face cachée, qu’elle projette sur le plan d’un autre monde ; or cet autre monde, si peu tangible qu’il apparaisse, se révèle à l’examen être l’autre du monde, qui creuse son gouffre tout au fond de celui que nous croyons connaître et dont nous ne voyons le plus souvent que la surface en ignorant les remous qui l’agitent par dessous.

J.-C. Martin est ainsi amené à soutenir que, loin de se poser en alternative aux raisonnements de la philosophie, les fictions élaborées par les écrivains les recoupent, et même les confortent dans la mesure où elles les éclairent d’une lumière nouvelle. Des héroïnes de roman comme la Princesse de Clèves, Julie de Lespinasse, la Justine de Sade ou madame Bovary en disent plus sur la condition désenchantée de l’homme/femme moderne que ne le fait une analyse objective et argumentée de celle-ci ; cette dernière, en effet, demeure arquée sur la considération des faits, et ignore leur intrication avec valeurs et interprétations qui, sourdement, les déstabilisent, corrodent la netteté de leurs contours prétendument arrêtés. Prise de cette manière, comme l’avait soutenu Bataille, la littérature entretient un rapport intrinsèque avec le mal : elle est la mieux en mesure de révéler la permanence de celui-ci sous des formes indéfiniment variées, les unes discrètes et insidieuses, les autres tapageuses et explicites. « Le mal n’est pas ontologique, n’est pas un fait, une substance, mais davantage une interprétation dont l’intelligence passe par une histoire racontée, un récit » (p. 42). Telle serait en fin de compte la leçon philosophique de la littérature : elle montre, à défaut de le démontrer, que, si le mal en soi n’existe pas sous la forme unitaire qui permet de le dénoncer en bloc, c’est parce que, en réalité, il fourmille sous nos pas, il ne cesse de faire événement ; ses manifestations peuvent être énormes ou microscopiques, et c’est précisément cette possibilité infinie de transformation qui rend sa menace omniprésente, au quotidien, de manière plus ou moins latente. La morale de la belle âme ne veut pas du mal : elle l’écarte en droit, catégoriquement ; l’éthique, à mi-chemin de la littérature et de la philosophie, enseigne, sinon à s’en accommoder, du moins à se préparer lucidement au retour de son hypothèse, qui fait corps avec notre actualité.

Pierre Macherey 

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