jeudi 19 mars 2015

Canulars, impostures intellectuelles et postmodernisme / Aurélien Barrau




En 1996, le physicien Alan Sokal parvient à publier dans une revue d’études culturelles postmoderne, Social Text, un article parodique contenant de nombreuses absurdités. L’année suivante, avec le physicien Jean Bricmont, il écrit un livre, Impostures Intellectuelles, où il dénonce divers versants de la French Theory et l’inconséquence de ses principaux acteurs : Derrida, Deleuze, Lacan, Baudrillard, Kritseva …
Il y a quelques jours, deux chercheurs parviennent à nouveau à publier – sous pseudonyme cette fois –  un article essentiellement vide de sens dans la revue Société. Ce nouveau canular réussi est là encore utilisé pour dénoncer les dérives et escroqueries des intellectuels postmodernes.

Qu’en penser ? À l’évidence que le fait d’être publié dans une revue à comité de lecture ne garantit pas la qualité d’un article. C’est effectivement une donnée intéressante qui mérite d’être à nouveau soulignée et étudiée. Est-elle surprenante pour autant ? Evidemment pas. Tous les « publiants » savent que les « rapporteurs » jugeant de la qualité des articles soumis aux revues sont eux-mêmes des chercheurs, pris dans la spirale de leurs propres travaux et enseignements, qui n’ont ni le désir ni la possibilité matérielle de vérifier point par point tous les calculs d’un article de physique théorique ou toutes les références d’un article de sciences humaines. Ce n’est d’ailleurs pas leur mission. L’immense majorité des articles clairement erronés sont rejetés par le système (les auteurs des canulars ratés ne s’en ventent pas et personne ne saura combien ont été déjoués). Quelques-uns passent pourtant à travers les mailles du filet. C’est évidemment regrettable mais parfaitement connu de chaque communauté concernée. Celle des sciences dures n’est pas épargnée et de notoires charlatans sont parvenus à publier dans des revues respectables et reconnues.
La physique théorique ne s’en est naturellement pas trouvée globalement disqualifiée ! Ces articles ont tout simplement été ignorés : ni lus, ni cités. Comme l’auraient été ceux de Sokal et de Tremblay (auteur fictif du dernier coup d’éclat) sans le projecteur médiatique et sarcastique du canular dévoilé.

Mais le but de ces démarches n’est pas seulement – et pas même principalement – de mettre en lumière, ce qui serait fort légitime, quelques failles du système des journaux à comité de lecture. C’est l’ensemble d’un courant de pensée, lui-même extraordinairement hétérogène, qu’il s’agit me semble-t-il pour ces auteurs de dénigrer. Et c’est là que le problème devient immense.

Chacun conviendra que le canular en lui-même n’a aucune capacité à discréditer une mouvance intellectuelle. Ni Derrida, ni Deleuze, n’ont été rapporteurs de l’article de Sokal et on imagine mal leur tenir rigueur de sa publication. Je n’ai moi-même pas été rapporteur des quelques articles calamiteux (parfois émanant d’usurpateurs, parfois émanant de scientifiques ayant truqué leurs données, parfois émanant d’auteurs de bonne foi ayant commis de grossières erreurs passées inaperçues) que l’on peut trouver dans des revues scientifiques de haut vol et mes propres travaux ne s’en trouvent donc en rien remis en cause.
Ce sont les interprétations ultérieures, peu liées au canular lui-même, qui s’attellent à cette étrange et terrible entreprise dépréciative. Et toutes commettent à mon sens la même erreur radicale : elles reprochent aux « communautés » concernées de ne pas satisfaire des critères qu’elles n’ont précisément jamais revendiqués !

Dans le cas de l’ouvrage de Sokal et Bricmont, il est tout à fait clair que le reproche principal et essentiel adressé aux philosophes incriminés est de ne pas être rigoureux. Mais de ne pas l’être, c’est le point nodal, quand ils sont jugés du point de vue des sciences dures. Et toute l’aberration tient à ce réquisit. Lors d’un séminaire sur l’affaire Sokal à l’Ecole Normale Supérieure, je me suis moi-même amusé à lire « en philosophe » un article de physique de Jean Bricmont. Bien que cet article soit fort bon et scientifiquement pertinent, il était très facile de le faire passer pour tout à fait inepte. Appréhendé suivant des critères qui ne sont pas les siens, il semblait incohérent et dénué de sens. Voire, en l’occurrence, comique ou grotesque. Il va sans dire, pour prendre un exemple parmi tant d’autres, que si les « singularités » qu’évoque Deleuze sont lues au sens mathématique du terme, la proposition devient stupide. Mais tel n’était évidemment pas le sens que Deleuze souhaitait donner à ce terme qui préexistait à son usage mathématique.

Dans le cas du récent canular, l’histoire se rejoue sur le même mode : reprocher à une revue de n’être pas ce qu’elle n’entend pas être.

Sans peut-être le savoir ou le chercher, les auteurs de ces dénonciations s’adonnent en réalité à un geste d’une grande violence. Non pas dans la moquerie du canular qui est assez bon enfant, non pas dans le débat d’idées qui est toujours légitime, mais dans ce que les conclusions qui suivent supposent implicitement : que toute pensée sérieuse devrait, d’une manière ou d’une autre, suivre la méthode des sciences dures. C’est là en effet une hypothèse d’une immense arrogance qui tend à atrophier drastiquement la diversité des modes d’affrontement au réel ou de créations de concept, déjà bien mise à mal par l’inquiétante hégémonie des sciences mathématiques dans la hiérarchie des enseignements « importants » du collège et du lycée. (Mathématiques d’ailleurs largement dévoyées puisque présentées comme un entrainement à la résolution mécanique de problèmes alors qu’elles sont en réalité un immense espace de création.)

En toile de fond de toutes ces attaques contre la pensée postmoderne – qui ne s’est jamais d’ailleurs réellement revendiquée telle – se dessine ici la hantise avouée du relativisme. S’il s’agissait de contester le « tout se vaut », la démarche serait naturellement bienvenue. Mais aucun philosophe pouvant être qualifié de relativiste dans la pensée contemporaine, qu’il s’agisse par exemple de Derrida ou de Foucault (qui se sont toujours opposés à cette dénomination) dans le courant continental ou de Goodman (qui le revendique explicitement) dans le courant analytique, n’a jamais défendu une telle posture. Loin s’en faut ! Le relativisme philosophique en question est en réalité le contraire d’un nihilisme épistémique ou d’un laxisme axiologique. Il s’agit, tout à l’inverse, d’un perspectivisme qui, en incluant dans l’étude elle-même les conditions de possibilité et les circonstances d’émergence d’une pensée, porte l’attention jusqu’aux cadres et non plus seulement sur les propositions qui y sont générées. Il s’agit donc, à l’opposé de ce qui lui est naïvement reproché, d’une exigence de rigueur supplémentaire puisqu’il est question d’autoriser une mise en perspective des lieux de production des règles et non plus seulement de jouer une simple partie dans un paradigme immuable ou donné.

Il n’est pas question de canoniser les penseurs postmodernes. La critique est évidemment autorisée et même bienvenue. On peut s’opposer à certains articles de Société – peut-être même à la totalité d’entre eux – et on doit noter quelques erreurs factuelles dans les assertions mathématiques de Lacan. Cela ne fait aucun doute. Mais pour critiquer une pensée, il faut la comprendre et surtout la faire vaciller suivant sa dynamique propre, sans quoi on montre seulement – au mieux – qu’elle est incompatible avec un horizon d’attente qui n’est pas le sien. On rate le débat et on commet précisément l’erreur que l’on souhaitait dénoncer : manquer de rigueur dans l’examen supposé minutieux de la posture scrutée.


Défendre la possibilité d’une (bonne) philosophie postmoderne, c’est aujourd’hui aussi défendre le droit – que je crois essentiel – à une forme de pensée ne se réduisant pas au seul diktat aléthique d’une logique quasi-mathématique qui, aussi utile et élégante soit-elle dans son champ propre, n’en demeure pas moins un mode d’élaboration conceptuel parmi d’autres.

Aurélien Barrau
Astrophysicien, professeur à l’Université Joseph Fourier, chercheur au Laboratoire de Physique Subatomique et de Cosmologie du CNRS, membre de l’Institut Universitaire de France.

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