En
1996, le physicien Alan Sokal parvient à publier dans une revue d’études
culturelles postmoderne, Social Text, un article parodique contenant de
nombreuses absurdités. L’année suivante, avec le physicien Jean Bricmont, il
écrit un livre, Impostures Intellectuelles, où il dénonce divers
versants de la French Theory et l’inconséquence de ses principaux
acteurs : Derrida, Deleuze, Lacan, Baudrillard, Kritseva …
Il y
a quelques jours, deux chercheurs parviennent à nouveau à publier – sous
pseudonyme cette fois – un article
essentiellement vide de sens dans la revue Société. Ce nouveau canular
réussi est là encore utilisé pour dénoncer les dérives et escroqueries des
intellectuels postmodernes.
Qu’en
penser ? À l’évidence que le fait d’être publié dans une revue à comité de
lecture ne garantit pas la qualité d’un article. C’est effectivement une donnée
intéressante qui mérite d’être à nouveau soulignée et étudiée. Est-elle
surprenante pour autant ? Evidemment pas. Tous les « publiants »
savent que les « rapporteurs » jugeant de la qualité des articles
soumis aux revues sont eux-mêmes des chercheurs, pris dans la spirale de leurs
propres travaux et enseignements, qui n’ont ni le désir ni la possibilité
matérielle de vérifier point par point tous les calculs d’un article de
physique théorique ou toutes les références d’un article de sciences humaines.
Ce n’est d’ailleurs pas leur mission. L’immense majorité des articles
clairement erronés sont rejetés par le système (les auteurs des canulars ratés
ne s’en ventent pas et personne ne saura combien ont été déjoués). Quelques-uns passent pourtant à travers les
mailles du filet. C’est évidemment regrettable mais parfaitement connu de
chaque communauté concernée. Celle des sciences dures n’est pas épargnée et de
notoires charlatans sont parvenus à publier dans des revues respectables et
reconnues.
La
physique théorique ne s’en est naturellement pas trouvée globalement
disqualifiée ! Ces articles ont tout simplement été ignorés : ni lus,
ni cités. Comme l’auraient été ceux de Sokal et de Tremblay (auteur fictif du
dernier coup d’éclat) sans le projecteur médiatique et sarcastique du canular
dévoilé.
Mais le but de ces démarches n’est pas seulement – et pas même
principalement – de mettre en lumière, ce qui serait fort légitime, quelques
failles du système des journaux à comité de lecture. C’est l’ensemble d’un
courant de pensée, lui-même extraordinairement hétérogène, qu’il s’agit me
semble-t-il pour ces auteurs de dénigrer. Et c’est là que le problème devient
immense.
Chacun
conviendra que le canular en lui-même n’a aucune capacité à discréditer une
mouvance intellectuelle. Ni Derrida, ni Deleuze, n’ont été rapporteurs de
l’article de Sokal et on imagine mal leur tenir rigueur de sa publication. Je
n’ai moi-même pas été rapporteur des quelques articles calamiteux (parfois
émanant d’usurpateurs, parfois émanant de scientifiques ayant truqué leurs
données, parfois émanant d’auteurs de bonne foi ayant commis de grossières
erreurs passées inaperçues) que l’on peut trouver dans des revues scientifiques
de haut vol et mes propres travaux ne s’en trouvent donc en rien remis en
cause.
Ce sont
les interprétations ultérieures, peu liées au canular lui-même, qui s’attellent
à cette étrange et terrible entreprise dépréciative. Et toutes commettent à mon
sens la même erreur radicale : elles reprochent aux
« communautés » concernées de ne pas satisfaire des critères qu’elles
n’ont précisément jamais revendiqués !
Dans
le cas de l’ouvrage de Sokal et Bricmont, il est tout à fait clair que le
reproche principal et essentiel adressé aux philosophes incriminés est de ne
pas être rigoureux. Mais de ne pas l’être, c’est le point nodal, quand ils sont
jugés du point de vue des sciences dures. Et toute l’aberration tient à ce réquisit.
Lors d’un séminaire sur l’affaire Sokal à l’Ecole Normale Supérieure, je me
suis moi-même amusé à lire « en philosophe » un article de physique
de Jean Bricmont. Bien que cet article soit fort bon et scientifiquement
pertinent, il était très facile de le faire passer pour tout à fait inepte.
Appréhendé suivant des critères qui ne sont pas les siens, il semblait
incohérent et dénué de sens. Voire, en l’occurrence, comique ou grotesque. Il
va sans dire, pour prendre un exemple parmi tant d’autres, que si les
« singularités » qu’évoque Deleuze sont lues au sens mathématique du
terme, la proposition devient stupide. Mais tel n’était évidemment pas
le sens que Deleuze souhaitait donner à ce terme qui préexistait à son usage
mathématique.
Dans
le cas du récent canular, l’histoire se rejoue sur le même mode :
reprocher à une revue de n’être pas ce qu’elle n’entend pas être.
Sans
peut-être le savoir ou le chercher, les auteurs de ces dénonciations s’adonnent
en réalité à un geste d’une grande violence. Non pas dans la moquerie du
canular qui est assez bon enfant, non pas dans le débat d’idées qui est
toujours légitime, mais dans ce que les conclusions qui suivent supposent
implicitement : que toute pensée sérieuse devrait, d’une manière ou d’une
autre, suivre la méthode des sciences dures. C’est là en effet une hypothèse
d’une immense arrogance qui tend à atrophier drastiquement la diversité des
modes d’affrontement au réel ou de créations de concept, déjà bien mise à mal
par l’inquiétante hégémonie des sciences mathématiques dans la hiérarchie des
enseignements « importants » du collège et du lycée. (Mathématiques
d’ailleurs largement dévoyées puisque présentées comme un entrainement à la
résolution mécanique de problèmes alors
qu’elles sont en réalité un immense espace de création.)
En
toile de fond de toutes ces attaques contre la pensée postmoderne – qui ne
s’est jamais d’ailleurs réellement revendiquée telle – se dessine ici la
hantise avouée du relativisme. S’il s’agissait de contester le « tout se
vaut », la démarche serait naturellement bienvenue. Mais aucun
philosophe pouvant être qualifié de relativiste dans la pensée contemporaine,
qu’il s’agisse par exemple de Derrida ou de Foucault (qui se sont toujours
opposés à cette dénomination) dans le courant continental ou de Goodman (qui le
revendique explicitement) dans le courant analytique, n’a jamais défendu une
telle posture. Loin s’en faut ! Le relativisme philosophique en question
est en réalité le contraire d’un nihilisme épistémique ou d’un laxisme
axiologique. Il s’agit, tout à l’inverse, d’un perspectivisme qui, en incluant
dans l’étude elle-même les conditions de possibilité et les circonstances
d’émergence d’une pensée, porte l’attention jusqu’aux cadres et non plus
seulement sur les propositions qui y sont générées. Il s’agit donc, à l’opposé
de ce qui lui est naïvement reproché, d’une exigence de rigueur
supplémentaire puisqu’il est question d’autoriser une mise en perspective des
lieux de production des règles et non plus seulement de jouer une simple partie
dans un paradigme immuable ou donné.
Il
n’est pas question de canoniser les penseurs postmodernes. La critique est évidemment
autorisée et même bienvenue. On peut s’opposer à certains articles de Société
– peut-être même à la totalité d’entre eux – et on doit noter quelques erreurs
factuelles dans les assertions mathématiques de Lacan. Cela ne fait aucun
doute. Mais pour critiquer une pensée, il faut la comprendre et surtout la
faire vaciller suivant sa dynamique propre, sans quoi on montre seulement – au
mieux – qu’elle est incompatible avec un horizon d’attente qui n’est pas le
sien. On rate le débat et on commet précisément l’erreur que l’on souhaitait
dénoncer : manquer de rigueur dans l’examen supposé minutieux de la
posture scrutée.
Défendre la possibilité d’une (bonne) philosophie postmoderne, c’est
aujourd’hui aussi défendre le droit – que je crois essentiel – à une forme de
pensée ne se réduisant pas au seul diktat aléthique d’une logique
quasi-mathématique qui, aussi utile et élégante soit-elle dans son champ
propre, n’en demeure pas moins un mode d’élaboration conceptuel parmi
d’autres.
Aurélien Barrau
Astrophysicien, professeur à l’Université Joseph
Fourier, chercheur au Laboratoire de Physique Subatomique et de Cosmologie du
CNRS, membre de l’Institut Universitaire de France.

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