dimanche 25 janvier 2015

Houellebecq ou la banalité de l'ambiguïté / Alexander Schnell




Soumission est un roman qui se distingue à plusieurs égards des livres antérieurs de Houellebecq. Ce qui frappe dès les premières pages, c’est que la langue de l’auteur est d’une qualité littéraire un peu supérieure à celle de ses premiers romans (effet de goncourtisation ?). Abstraction faite de quelques dérapages linguistiques que l’on trouve au milieu et à la fin (et de quelques lamentations superflues), le roman est clairement ordonné et déploie sa trame dans une langue certes encore relativement sobre et directe, mais moins journalistique que d’habitude – ne serait-ce que parce qu’elle est truffée d’allusions à la littérature.
Dans des remerciements rajoutés à la fin de l’ouvrage, Houellebecq souligne qu’il n’a jamais fait d’études universitaires (il veut apparemment dire par là qu’il n’a pas fréquenté « la fac »). Cette insistance est-elle censée signifier qu’il n’en a pas eu besoin pour être en mesure de livrer des analyses littéraires en bonne et due forme ? Dans des passages assez nombreux, le roman s’apparente en tout cas à une sorte d’étude universitaire sur Joris-Karl Huysmans. Heureusement que Houellebecq choisit la bonne dose dans ces renvois à l’écrivain d’abord « naturaliste » puis « décadent ». Il évite ainsi que l’ennui ne s’installe.

Le thème principal du roman n’est pas l’attitude des élites politiques et intellectuelles vis-à-vis d’un changement politique fondamental (même si Houellebecq évoque lui-même le parallèle avec les accords de Munich de 1938). Si Houellebecq veut donner l’impression de capter quelque chose qui est de nos jours « dans l’air », c’est dans la mesure où il cherche à montrer que le point final (provisoire, du moins) de notre civilisation – à savoir le regain en puissance du religieux après l’échec de la version « dure » de l’humanisme (i. e. le communisme) et de la version « molle » (i. e. la démocratie libérale) – qui, après l’affaiblissement de la catholicité en Occident, ne pouvait avoir lieu que dans et à travers l’Islam, renferme en lui le même germe nihiliste que tout ce qui avait déjà fait l’objet de ses réflexions auparavant (dans ses ouvrages antérieurs). Houellebecq a toujours été le maître de la description du nihilisme occidental. Dans Soumission, il se dépasse encore une fois à cet égard. Dans trois endroits du roman, le lecteur est à ce point jeté dans l’abîme de l’absence de sens existentiel(le) que l’on se demande comment le livre pourrait bien continuer, voire même quel sens cela pourrait bien avoir de se lever encore le lendemain. Et pourtant ça continue...
La trame de l’action est facilement résumée : un enseignant de lettres de l’université de la Sorbonne (qui a 44 ans) assiste en 2022 à la prise de pouvoir d’un islamiste modéré (avec le soutien de l’UMP (mais s’appellera-t-elle alors encore comme ça ?) et du PS, et contre le FN), élu par le suffrage universel. Ce changement politique radical (qui s’effectue de façon beaucoup plus violente que les médias ne le disent) entraîne un changement social de fond : l’éducation nationale est islamisée, la politique familiale massivement favorisée (ce qui veut dire : le statut de la femme est dévalorisé, ce qui du reste semble laisser complètement indifférent le narrateur) et la politique sociale quasiment abandonnée. On propose alors d’abord au narrateur une pension de retraite qu’il accepte, avant que l’« Université Islamique de Paris Sorbonne » essaie de le recruter à nouveau moyennant un salaire exorbitant et une proposition officielle de polygamie (afin de renforcer la légitimité et la crédibilité de cette institution qui cherche à se doter de chercheurs ayant une renommée internationale). Dans la mesure où cette dernière étape est racontée au conditionnel, il n’est pas clair d'établir si le narrateur va céder à ces tentations – tout laisse cependant à penser qu’il en soit ainsi. Le roman se termine avec la phrase : « Je n’aurais rien à regretter. »

L’action se déploie de façon assez habile sur trois plans narratifs. D’abord, Huysmans est présenté au lecteur comme personnage, mais surtout comme écrivain. De toute évidence, le narrateur (et donc Houellebecq) s’identifie à lui. Ce qui va au-delà et ce qui caractérise le narrateur personnellement, ce sont exclusivement ses amourettes et histoires sexuelles (la prostitution occupe une fois de plus un rôle important là-dedans). Les descriptions « érotiques » (dont deux ou trois sont développées de façon plus détaillée – en particulier avec son étudiante juive Myriam qui va finalement migrer avec ses parents vers Israël) sont tellement sinistres que la misère sociale et humaine du narrateur frappe le lecteur de plein fouet. Ici, le seuil de l’ennui est souvent franchi – au détriment du plaisir de lecture, bien entendu. Cette « normalité » que l’auteur confère à son protagoniste est tout simplement dépourvue d’intérêt. Le troisième plan narratif (au-delà, donc, de Huysmans et du narrateur) concerne enfin la situation politique et sociale de la France au moment du changement de régime (et dans les mois qui suivent). Ici aussi, on assiste à beaucoup de misère et de tristesse – mais en tournant les choses positivement, on peut y voir, comme déjà mentionné, un diagnostic et une description du nihilisme radical (ce qui n’est certes pas un sujet d’une grande originalité).
Toutefois, la plupart des mesures politiques décrites sont à ce point irréalistes que le roman perd ici d’acuité et de crédibilité. Laisser croire que les socialistes – qui participent avec plusieurs ministres au gouvernement – seraient prêts du jour au lendemain à abandonner la politique de l’éducation, qu’ils s’accorderaient à mettre en place un patriarcat radical (qui fait de la femme la prisonnière du foyer) et qu’ils ne s’opposeraient pas à l’abolition de toute prestation sociale (ou presque), ne rime pas à grand-chose. Aussi le lecteur reste-t-il sur sa faim et est-il foncièrement déçu. Si ce roman, très centré sur la France, ne sera compréhensible qu’à celles et ceux qui sont très familiers du pays (de sa culture, de son paysage politique, etc.), il ouvre néanmoins une perspective socio-politique qui pourrait intéresser des lecteurs provenant d’autres contextes.

Quant à l’accusation d’« islamophobie », Houellebecq doit probablement en être acquitté (il n’en est pas de même concernant son évaluation (tue et donc éloquente) d’une université (voire d’un pays) « judenfrei » – laquelle absence de prise de position ne peut que laisser perplexe). Lorsqu’en revanche, tout à la fin du roman, le narrateur, fixant les conditions précises d’une réintégration à la Sorbonne, évoque la question de savoir « à combien de femmes il va avoir droit » (on imagine mal comment on pourrait aller plus loin dans la misogynie, à laquelle le lecteur de Houellebecq est pourtant habitué !) ; et lorsqu’il pose tout à fait sérieusement la question de savoir comment le choix des femmes pourrait concrètement avoir lieu, étant donné que les formes féminines sont cachées en raison du caractère « couvrant » du vêtement islamique (!), on voit comment la pauvreté et le caractère sinistre du personnage principal se confondent avec les nouvelles conditions sociales du pays. Et alors, la phrase (déjà évoquée) qui clôt le roman – « Je n’aurais rien à regretter » – est ou bien du sarcasme pur ou bien l’expression de l’absence de sens la plus radicale – une alternative qui ne rend certes pas le roman plus attractif.

Le livre est pourtant un "must" pour tout fervent de Houellebecq (mais on le savait déjà dès le départ). Les descriptions de l’intuition fondamentale de l’islam – l’acceptation du monde comme merveille de la création ; la soumission sous les lois du créateur ; le Coran comme louange immense et mystique de la création, etc. – les mots introductifs sur la littérature développant en particulier l’idée que seule la littérature est en mesure de nous rendre véritablement présente une personne défunte, etc. – sont des pages que l’on peut volontiers recommander. Cela ne vaut pas pour tout ce qui concerne les prises de position de l’auteur et de l’écrivain – ou plutôt son absence de toute prise de position (inutile de rappeler qu’il s’agit d’un roman et non point d’une description de la réalité par un sociologue ou un politologue). Mais Houellebecq dirait probablement que c’est sa façon de revendiquer et de mettre en acte sa liberté de pensée et de parole.
Il considère cette liberté comme intouchable, comme relevant d’un tout autre plan que la responsabilité. Et ce, quelles que soient les réactions et les réappropriations du lecteur. Le fait qu’il se complaise à la provocation n’invalide en rien ce droit fondamental. Il en est de même de son art de banaliser l’ambiguïté, quoique l’on sache, depuis H. Arendt, que dans la banalité peut reluire le mal. Dévoiler du possible dans le réel est une grande force. En cela, le roman est certes une réussite. En revanche, assumer cette nouvelle réalité ne relève pas nécessairement de l’art – et ce n’est pas dans les livres de Houellebecq que l’on pourra se convaincre du contraire.

Alexander Schnell

Alexander Schnell est enseignant-chercheur à la Sorbonne (tout comme le narrateur de Soumission), il a le même âge que lui, il a sillonné les mêmes endroits que lui en France et vit dans un pays où la religion d’État est l’islam.

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