Les philosophies de Deleuze et de Richir assument toutes deux à la fois le régime de l’infondation et la granularité de la pensée. Au-travers ou au-delà de la déconstruction, elles mettent en scène, "en drame" et "en fiction". Peuplées de figures similaires, elles présentent parfois des climats proches. Il y va, d’un côté comme de l’autre, de l’abandon de toute figure prototypique et de tout donné référent, un saut dans l’océan. L’admiration pour Melville est d’ailleurs partagée par les deux auteurs. Un océan, certes, qui ne gronde pas de la même façon : immensité accidentée de sa surface, chez Deleuze, énormité de ses abysses chez Richir.
Les concepts utilisés par les deux auteurs sont proches : "pluralité phénoménologique" pour Richir, "multiplicités" pour Deleuze, avec dans les deux cas, une méditation de la thématique kantienne des schématismes, et dans les deux cas aussi, le même reproche à l’égard de la pensée heideggérienne et de tout le massif qu’elle soutient : une incapacité à saisir l’enjeu de la Troisième Critique de Kant.
Pour Richir comme pour Deleuze, l’ "interprétation heideggérienne" de la question de l’imagination transcendantale doit être remise en cause, car l’imagination telle que la présente Heidegger est très peu imaginative, espaçant sans proliférer, "inquiétant" sans déconstituer. Tant la reprise richirienne que la reprise deleuzienne insistent, elles, sur ce que l’imagination a d’originairement "créateur" et "multiple". La "passibilité" se trouve démultipliée en transpassibilité, « l’y être » diffracté. L’entre-deux épaissi en "phantasia", ne se comprend plus seulement à travers la figure de la limite mais de sa réverbération infinie.
Un même souci de genèse traverse l’ensemble de l’œuvre richirienne et affleure dans les premiers moments de celle de Deleuze. Un même refus, des deux côtés, de l’idée de fin de la philosophie. Pour Deleuze, « (…) on parle de la faillite des systèmes aujourd’hui, alors que c’est seulement le concept de système qui a changé[1] ». Pour Richir, de la même façon, « (…) il est sans doute temps de considérer que, depuis le développement sans précédent historique des sciences positives, la philosophie est libérée des tâches de la connaissance, et peut dès-lors tendre moins aveuglement à ce qui fait la consistance de son lieu.[2] »
L’ontologie deleuzienne comme la phénoménologie richirienne se caractérisent par un examen rigoureux de leurs propres conditions de pensabilité et de prononçabilité. Elles manifestent une compréhension profonde de l’approche transcendantale. En cela, la parenté des moments réflexifs de la pensée deleuzienne et de la pensée richirienne est forte. L’une et l’autre fluidifient le transcendantal, le considèrent comme une discipline de "souplesse" et de "mobilité" de la pensée. Ainsi, pour Deleuze, « (…) c’est au lecteur d’avoir les correcteurs cérébraux qui défont les dualismes que nous n’avons pas voulu faire, par lesquels nous passons. C’est au lecteur d’arriver à la formule magique que nous cherchons tous : pluralisme=monisme, en passant par tous les dualismes qui sont l’ennemi, mais l’ennemi tout à fait nécessaire, le meuble que nous ne cessons pas de déplacer.[3]» Pour Richir : « (…) la phénoménologie telle que nous l’entendons n’est pas moins vouée au zigzag que la phénoménologie de Husserl – mais il s’agit d’un zigzag interne à l’architectonique et non plus interne au champ des structures intentionnelles.[4] »
Ces proximités ne sont pas quittes de distances considérables car le processus de plastification conduit Deleuze à redéfinir totalement la pratique même de la philosophie, alors que Richir place son dépassement dans l’horizon d’une refondation. Ainsi, l’ontologie que déploie Deleuze dans "Différence et Répétition", marquée par le bergsonisme, par la théorie sartrienne du champ transcendantal, par l’ontologie merleau-pontyenne, par la réflexion de Simondon sur la transindividuation et l’individuation comme régime d’équilibre métastable, déploie une problématique proche de ce que Richir développe de son côté dès "Par-delà la révolution copernicienne". Par contre, le chemin de pensée ultérieur de Deleuze, en particulier dans ses ouvrages co-écrits avec Guattari, s’éloigne de plus en plus du mode d’exposition classique, de l’orientation ontologique de sa problématique, pour s’adonner à ce qu’on peut appeler une pratique de la multiplicité – une philosophie en d’autres termes qui ne soit plus une pensée de la multiplicité, mais une pensée dans la multiplicité.
Le pli et le phénomène
On s’intéressera pour commencer à la relation de la pensée de Deleuze à la problématique phénoménologique. Pour Deleuze, notons-le tout de suite, la phénoménologie procède d’une approche biaisée : son objet propre, apparaître, doit être saisi à même l’être. Ce reflux du phénoménologique vers l’ontologique se fait cependant d’une manière tout à fait spécifique chez Deleuze. Si Deleuze en appelle explicitement au concept heideggérien de Pli (Zwielfalt), jusqu’à donner ce titre à un ouvrage[5], il développe cependant cette thématique de façon singulière.
La coappartenance de l’apparaître à l’être
Les tentatives de développer une ontologie qui rende compte de la question de l’apparaître ont été nombreuses au sein de la tradition métaphysique française (de Ravaisson, en passant par Bergson, Merleau-Ponty, Simondon, Roger Chambon). Il s’est le plus souvent agi, dans un mouvement très schellingien, de considérer le paraître en tant qu’il appartient à l’être ; de considérer que l’être paraît, n’est que de paraître, que l’événement singulier de l’apparition n’est que la pulsation même de l’être accomplissant sa sortie de soi originelle. L’être nous est donné parce que quelque chose apparaît, se creuse et met en jeu sa propre origine en sa donation, mais c’est aussi l’être qui se donne à travers son apparition. Si l’apparaître n’est pas seulement le lieu qui nous confronte et nous ouvre à l’être, mais le lieu de la révélation de l’être même, alors cela veut dire qu’il est « de l’essence de l’être », ou qu’il est partie prenante de sa structure métaphysique d’apparaître, ou, tout du moins, de pouvoir le faire, qu’il y a, dans la détermination ontologique la plus abstraite qu’on peut faire de l’être, déjà la place pour son apparaître potentiel. Il n’y a d’être concevable en effet qu’en ce que l’être est passible à lui-même, qu’en ce qu’il y a de l’être « pour l’être ». Le phénoménologique est intégré au mouvement de l’être, pensé comme un de ses moments.
Une des inspirations les plus fortes de Deleuze est la pensée simondonienne. Simondon[6] s’est en effet employé à penser la spécificité de l’individuation (de l’être comme individuation) à différents niveaux (physique, biologique, psychologique, social). Tout individu résulte en quelque sorte pour lui d’une singularisation, d’une « brisure de symétrie[7] ». Pour Simondon, l’être n’est pas autre chose que relation, ou plus exactement dynamique de différentiation, mais dès lors, cet être existe malgré tout qualitativement indépendamment de la conscience qui le pense et le parle : la pensée ne fait que rajouter une relation (analogie) entre des relations préalables. La venue de l’être, non plus seulement à l’individuation, mais à la parution, le passage, autrement dit, de l’inorganique à l’organique, puis que l’organique au conscient, implique la « transposition » du déphasage originaire de l’être en structure retard. L’apparaître est pensé comme l’expression de la "différence d’avec soi de l’être". Plus exactement, chez Bergson, il est considéré comme le degré le plus relâché de cette différence : la durée a contact avec elle-même dans sa différence rythmique, et les degrés d’apparaître sont autant de différentiels ; l’apparaître proprement dit, dégagé en apparence de toute l’intériorité de la durée, autrement dit, l’apparaître purement spatial porteur d’extériorité, n’en est qu’un "extremum".
Cette co-appartenance pose pourtant une question redoutable dont la pensée simondonienne n’appréhende pas vraiment, pour Deleuze, la dimension problématique. Comment en effet penser la passibilité de l’être à lui-même attestée par l’apparaître, comment penser la différence d’avec soi de l’être dans l’apparaître ? En deçà de la question du monde comme champ de l’apparaître, c’est la question de l’affection de l’être par l’être et en l’être que la phénoménologie ouvre, et que l’ontologie ne peut esquiver si elle veut penser jusqu’au bout ses conditions de possibilité. Le terme de diplopie ontologique (emprunté par Merleau-Ponty à Maurice Blondel) illustre bien la difficulté à articuler la considération des êtres et celle de l’Etre sans dissoudre un des pôles dans l’autre. La résolution de cette diplopie ne peut être pour nous que partielle et se fait à travers la discursivité qui la prononce. En quelque sorte, « l’indécidabilité » de l’ontologie comme discours devient pour lui l’expression d’une ambiguïté originelle de l’être (ou de l’Être). L’ontologie deleuzienne, de son côté, prend précisément acte de cette ambiguïté, et se caractérise ainsi par un examen rigoureux de ses propres conditions de pensabilité et de prononçabilité. Deleuze choisit d’intégrer le paradoxe transcendantal de l’apparaitre au sein même de son ontologie. De cette façon, l’apparaître n’en est plus un simple moment, mais une forme transcendantale, un plan de coupe auquel aucune place ne peut être assignée, mais avec lequel la pensée s’efforce de jouer en concevant ses déplacements et ses variations.
L’immanentisation deleuzienne de l’apparaître
De "Différence et Répétition" à "Image Temps" et "Image Mouvement", Deleuze élabore une pensée de la genèse endogène du sensible qui se développe en théorie de l’apparaître comme « apparibilité pure ».
Deleuze consacre un chapitre de "Différence et répétition"[8] à la question de la genèse du sensible. Il entend alors montrer que le sensible ne doit pas être pensé d’abord en son lien avec une qualité (un rapport de qualités senties), mais en son pur être sensible. Il s’agit pour Deleuze de fonder l’esthétique non pas sur ce qui peut être représenté dans le sensible, mais sur ce qui ne peut pas l’être[9], ce qui dans le sensible ne peut être que senti. La sensibilité, en cette acception archaïque, a, comme nous l’écrivions plus haut, une fonction ontologique ; elle enveloppe la perception dans une profondeur qui n’est pas suscité au sein de cette perception, mais qui, au contraire, la met en scène, la configure. De cette façon, la racine de la sensibilité comme pure faculté n’est pas inscrite dans le senti ; elle ne s’élucide qu’en deçà de celui-ci. S’inspirant de Kant[10], Deleuze écrit ainsi que cette sensibilité pure ne peut être saisie en toute sa radicalité qu’en étant pensée comme une différence dans l’intensité. Ainsi, « (…) l’intensité est la forme de la différence comme raison du sensible (…)[11] » car, « (…) c’est la différence dans l’intensité, non pas la contrariété dans la qualité, qui constitue l’être « du » sensible.[12] » L’intensité est de la sorte un concept construit afin de rendre raison de la sensibilité en son sens strict ; sa signification n’est pas arrêtée car ce concept ne désigne qu’une façon efficace de penser l’être pour en saisir à la fois le mouvement de différentiation et les oppositions au sein de ses différentiations[13]. L’intensité est plutôt la forme de la manifestation de la différentielle que son fondement ; elle cherche à penser la dynamique même du différentier, le différentier dans son vif, mais ne peut à son tour être posée qu’à partir de différences constituées, stabilisées, extensivement distribuées. Ainsi que « (…) nous ne connaissons d’intensité que déjà développée dans une étendue et déjà recouverte par des qualités (…)[14] », mais cela parce que le concept d’intensité n’a de sens que relativement aux qualités déjà données qu’il entend envelopper.
Réciproquement, « (…) il n’y aurait jamais de différences qualitatives ou de nature, pas plus qu’il n’y aurait de différences quantitatives ou de degré, s’il n’y avait l’intensité capable de constituer les unes dans la qualité, les autres dans l’étendue, quitte à paraître s’éteindre dans les unes et les autres.[15] »
La qualité posée en elle-même est en effet privée de qui « fonde » son pur être qualitatif, c’est-à-dire l’intensité. Le statut de cette construction conceptuelle est intéressant : il s’agit certes d’une construction spéculative (l’intensité n’est d’une certaine façon qu’un fiat de la pensée), mais elle est structurée par cette dimension, propre, selon Deleuze aux concepts philosophiques, d’intégrer en son espace propre ses propres contradictions, sa propre instabilité, et de faire, de cela même qui obscurcit sa compréhension, le moteur de sa dynamique. En ce sens, il subsume moins le réel qu’il s’y frotte, répond à ce que celui-ci propose sans se laisser saisir ; il ordonne un espace problématique rencontré à un autre niveau (celui de la perception proprement dite), et gagne sa pertinence par son efficacité à expliciter, à donner plus d’intelligibilité aux apories et aux tensions qui le caractérisent. De cette façon, le constructivisme deleuzien, bien qu’il n’ait rien de phénoménologique, intègre dans sa dynamique la dimension indirectement phénoménologique d’une rencontre avec une concrétude dont la forme propre est problématisée par le concept construit. Il y a bien là, selon nous, la prise en compte d’une irréductibilité au sien du phénomène, même si, pour Deleuze, celle-ci rend précisément toute phénoménologie impossible.
Par la construction de couplages conceptuels comme celui de l’intensité et de l’extension, Deleuze cherche finalement à penser, au sein de l’être, la « contrainte formelle » de l’apparaître sans l’assigner, autrement dit, à déployer une pensée de l’entre-deux, mouvante, toujours sautant d’un terme à l’autre. La passibilité à soi-même de l’être qu’il faut bien poser pour rendre compte de la réalité de l’apparaître, est rétro-jetée hors de lui-même, couplée à sa contrepartie transcendantale dans l’être qu’est l’intensité.
Cette volonté de découpler les racines de l’apparaître de son « site apparaissant » conduit alors Deleuze à développer, à la suite de Bergson, l’idée de ce que Pierre Montebello appelle l’apparaître pour personne (qui, chez Deleuze, se nomme Visibilité hors du regard », « lumineux substantiel », ou encore « invisibilité hors du regard »). Deleuze reprend d’une certaine façon à son compte la « fiction transcendantale bergsonienne » d’un monde d’images pures. A sa suite, il oppose à la présence de fait des images leur conscience en droit, partout diffuse. Pour Bergson, la perception, est définie comme une réfraction empêchée. Les images pures nous traversent tandis que nous n’en n’arrêtons que certaines. Comme l’ajoute alors Deleuze, notre « conscience de fait » est l’opacité sans laquelle la lumière n’aurait jamais été révélée tandis que la lumière est conscience de droit partout diffuse[16]. C’est le "réalisme transcendantal" deleuzien lui-même qui implique de poser l’antécédence ontologique des images. De cette façon, l’être chaotique n’est pas pour autant informe, mais toujours déjà fond virtuel d’une infinité de formes possibles, latentes dans sa texture même, au sein desquelles la conscience naît et auxquelles elle reste exposée. Le virtuel décharge ainsi l’apparaître actuel de sa richesse potentielle en dégageant les traits d’une « l’apparibilité » pure (dont la perception est une concrétion.) Reste à déterminer plus précisément le rapport d’un tel concept à celui de phénomène.
L’ambiguité du pli et du phénomène
Le concept de Pli est au centre de ce fonctionnement spécifique. Inspiré du concept heideggérien de "Zwiefalt", le Pli deleuzien entrecroise l’intériorité et l’extériorité, la pensée et le monde. Elle complète le commentaire esquissé par Heidegger de la monade leibnizienne qui partage avec le "Dasein" le fait de n’avoir pas besoin de portes et d’être déjà ouverture au monde dans sa clôture[17]. Pour Deleuze, l’être est originairement plié ; l’apparaître n’est lui-même qu’un pli de l’être, et l’âme une pliure du monde inscrite dans le monde autant que le monde est inscrite en elle. De cette façon, Deleuze entend récuser le concept d’intentionnalité (et, tout autant, la nécessité d’ouvrir la conscience au monde, de comprendre ses conditions d’accès à un intérieur qui est en fait toujours déjà inscrit en elle en cela même qu’il l’enveloppe, qu’il est sa texture même). De cette façon tout autant, le privilège de la phénoménologie est – selon Deleuze – défait, sans que sa question propre ne disparaisse. La phénoménologie se place et se fixe d’un côté du Pli tandis que la pensée deleuzienne entend le faire jouer, le déplacer, le Pli n’étant concevable qu’en ce qu’il est inassignable, qu’il traverse l’être sans y trouver un « logement » assigné[18].
Il ne peut y avoir de phénoménologie pour Deleuze parce qu’il ne peut y avoir, même indirectement, d’attestation d’une différentiation infiniment diffractée. Le "phénoménologique" n’est pas assignable car il a toujours déjà volé en éclat avec l’être[19] ; le phénomène fait question, mais est toujours déjà déchiré, n’est jamais rien d’autre que l’insistance d’un fantôme, qu’une question qui traverse indéfiniment l’être et se dissout sous la loupe du concept. Ce que la phénoménologie décrit comme loi n’est précisément déjà plus phénoménologique, parce qu’il ne s’agit plus de phénomène, mais toujours déjà des tentatives d’une pensée éclatée sur ses deux bords, déchirée entre immanence et transcendance, traversée par le réel, pour regagner le lieu de sa division. Il est de « l’essence » du pli d’être inassignable, ici et partout, toujours déjà plié, toujours indéfiniment replié, de sorte que la philosophie ne peut que le faire jouer dans de multiples combinaisons. En un sens, le pli peut être considéré comme le phénoménologique même, et la phénoménologie un approfondissement du discours deleuzien.
On remarquera que la façon dont Richir thématise le phénomène, en le désintriquant le phénomène de tout rapport à une structure-sujet pour revenir à une phénoménalisation envisagée comme telle, dans sa dimension nue, archaïque, produit une pensée de la phénoménalisation diffractée en multiplicité phénoménologique dont l’atmosphère parait très voisine de la pensée deleuzienne du Pli[20]. Originellement, la phénoménalisation n’est phénoménalisation pour personne : elle est phénoménalisation sauvage, et c’est seulement au sein de cette phénoménalisation à la fois formelle et sauvage. Pour Deleuze, c’est plutôt la phénoménologie qui pose le phénomène parce qu’elle est incapable d’affronter le pli. Le phénomène serait en quelque sorte lui-même une image spéculative du pli, une ombre faite chair dans la prolifération indéfinie du champ transcendantal[21].
Le pli doit se replier pour s’apparaître comme pli et n’a de sens que comme pliabilité. Le phénomène explicite la logique transcendantale de la pliabilité, mais le pli libère la sauvagerie du phénomène. En quelques sortes, l’impossibilité de se « décider » entre le pli et le phénomène, de trancher entre Deleuze et la phénoménologie, est elle-même encore deleuzienne.
Penser « hors l’un »
Deleuze, comme Richir, entendent penser hors l’un et hors ses succédanés ou transpositions. Les multiplicités de Deleuze, la pluralité phénoménologique de Richir, « (…) multiplicité proliférante (indéfinie ou « inconsistante » au sens cantorien) des « vécus » (…)[22] », constituent le milieu de cette pensée « hors l’un ».
Multiplicité et Pluralité
Les multiplicités deleuziennes sont le milieu de la genèse, mais elles ne doivent pas être considérées comme positivement productrices. Il ne faut cependant pas penser le rapport des multiplicités aux formes comme production des secondes par les premières. On ne « remonte » pas au multiple et aux multiplicités. Celles-ci ne sont « fondement » qu’en ce qu’elles sont « effondement », en ce qu’elles ouvrent en la différence la réserve virtuelle de la différentiation. Pour Deleuze, il n’y a originellement que du différentier, qu’un chaos transcendantal qui se différentie et dont les différentielles correspondent à des processus schématiques qui conduisent, chaque fois, à de l’individuation. La pensée deleuzienne est une pensée du mouvement à toutes ses échelles, dans les frottements de ses différents rythmes.
« (…) la multiplicité ne doit pas désigner une combinaison du multiple et d’un, mais au contraire une organisation propre au multiple en tant que tel, qui n’a nullement besoin de l’unité pour former un système. L’un et le multiple sont des concepts de l’entendement qui forment des mailles trop lâches d’une dialectique dénaturée, procédant par opposition. (…)[23] »
La multiplicité est la vérité ontologique de la chose, elle est ce qui fragilise, relativise, circonstancie, événementialise sa consistance, ce qui dégage les deux processus parallèles des grandes stabilités apparentes du molaires et des proliférations du moléculaires. Toute forme peut être « dissoute » ou plus exactement répétée différentiellement en ce qu’elle n’est qu’une instanciation locale, un effet de surface. Toute la différence d’une ontologie de la différence, comme celle de Deleuze, et d’une ontologie de la vie réside précisément dans cette indétermination ultime de l’être ; la différence est elle-même originairement multiple ; elle circule entre l’Un-Tout et les simulacres qui s’y dessinent. En cela, elle se revendique (contrairement à la vie) comme un concept purement transcendantal (c’est-à-dire produit par la philosophie suivant les nécessités endogènes de son auto-réflexion, qui permet de penser le jeu de l’être et des êtres, c’est-à-dire aussi de penser la circulation de l’être à l’apparaitre comme un jeu, d’en mettre l’aporie en mouvement plutôt que de chercher à la réduire, ou à l’attaquer directement. L’insensé y est alors toléré comme une dimension en laquelle se meut toujours aussi la pensée.
De la même façon, la conceptualité engendrée par la pensée de Richir n’a pas d’autre objet en effet que de lui permettre de se placer dans le mouvement des pluralités concrètes. Richir n’entend plus penser l’être mais saisir l’intelligibilité à même la pluralité, le sens se faisant dans sa singularité, autrement dit encore, comprendre comment chaque sens est un sens, et ce sens, dans ce qui lui permet de se constituer, se déployer, dans les ordres de liaison, les modes d’éclairages – toutes les façons de faire sens qui s’initient en lui. La phénoménologie richirienne, nous l’avons montré, « conduit à l’océan », qui n’est ni plénitude de donation, ni vide et obscurité, car « (…) qu’il y ait là des proliférations phénoménologiques multiples et indécises ne permet cependant pas de parler d’une « plénitude » de l’origine, mais d’une « masse » où précisément rien n’est plein, ni non plus tout à fait vide[24] ».
Genèse et schématismes
La phénoménologie richirienne et la pensée deleuzienne sont ainsi l’une et l’autre des philosophies de la genèse au sens où elles entendent concevoir l’esquisse de formes et de différences positives sur fond de multiplicités ou de pluralités. L’une et l’autre mobilisent pour ce faire une réinterprétation de la pensée kantienne des schématismes. Non pas, ici, celle des schématismes assujettis à la figuration de concepts préconstitués, mais celle de la schématisation libre introduite dans la Critique de la Faculté de Juger : schématisation mise en œuvre au sein du jugement réfléchissant et suscitant librement l’horizon d’unité organique sous lequel le sensible sera saisi par les sciences de la nature.
Le concept de schématisme développé par Richir vise à comprendre, non seulement que quelque chose apparaisse, mais que quelque chose n’apparaisse que dans l’horizon d’un monde sans que ce monde soit présupposé – de telle façon que l’horizon de mondialité soit suscité par le mouvement même de phénoménalisation qui s’enroule sur lui-même de façon à se donner comme phénomène de ce monde dont il projette lui-même l’ombre. Richir évoque à de nombreuses reprises la thématique kantienne de l’idéal transcendantal, la présupposition par la raison de la totalité actuelle des déterminations de l’être, qu’il s’agit ici de conjurer[25]. La phénoménologie, explique-t-il, rencontre en effet l’avatar de cette illusion transcendantale la raison en ne parvenant pas à penser le phénomène autrement que comme le phénomène d’autre chose auquel celui-ci se subordonne d’abord, en ne parvenant pas, autrement dit, à penser cette structure comme structure transcendantale de la phénoménalité dont la source est elle-même à trouver dans le processus de phénoménalisation. Ainsi « (…) le schématisme avec son écart (qui en atteste la concrétude phénoménologique) est pour ainsi dire la seule réponse philosophique possible à l’instituant symbolique, c’est-à-dire à l’Un ou à Dieu[26] ».
Mais il s’agit aussi bien de comprendre la phénoménalisation à la lumière de cette illusion nécessaire à son déploiement : si le champ phénoménologique est intrinsèquement chaotique et hasardeux, la phénoménalisation ne se déploie que sous l’horizon de sa propre totalité : le champ phénoménologique se structure en d’autres termes comme monde, sous l’horizon de sa propre mondialité, l’essentiel étant ici de comprendre – Richir s’y attache en particulier dans ses "Méditations Phénoménologiques" – que chaque forme-monde est hantée par une pluralité indéfinie d’autres formes-mondes latentes ; que le monde n’est pas (contre Heidegger et Fink), la forme originelle et indépassable que révèle la phénoménologie, mais la forme matricielle de l’individuation des phénomènes.
Les images utilisées par Deleuze pour caractériser cette genèse ne sont pas exactement les mêmes, malgré la grande proximité de l’intuition à laquelle celles-ci répondent. Pour Deleuze, le schématisme prend moins la forme, esthétique, d’une mondanisation, et d’avantage celle d’une mise en drame. Pour Deleuze, c’est la dialectique transcendantale qui fournit le meilleur modèle du processus schématique : le multiple se schématise lui-même en s’auto-divisant faisant apparaître les lignes problématiques à travers lesquelles il se spécifie et s’individue. Pour Deleuze, l’Idée est essentiellement problématique. Ainsi
« Tout change quand on pose les dynamismes, non plus comme des schèmes de concepts, mais comme des drames d’Idées. Car si le dynamisme est extérieur au concept, et à ce titre schème, il est intérieur à l’Idée, et à ce titre drame ou rêve. (…).[27] »
Ici intervient la thématique des dissymétries et des ruptures d’équilibres dont nous avons rappelé combien, depuis la mise en évidence de leur rôle par Pasteur pour le développement de la chimie organique, elle a été reprise et méditée par des auteurs comme Lautman ou Simondon. On notera ici que le mécanisme du schématisme diffère ainsi quelque peu chez Richir et Deleuze. Chez Richir, il s’agit de l’enroulement sur elle-même d’une masse endogénéisant (pour reprendre le terme d’Alexander Schnell) son extériorité, se rythmant pour s’auto-apparaître dans des horizons creusés au sein de ces rythmes. Son paradigme est en d’autres termes essentiellement esthétique, et la métaphore qui en rend le mieux compte est le paysage. Un monde est une unité rythmique née de l’entrée en phase de forces aléatoires (fleuves, climats, érosion). Pour Deleuze, le modèle du schématisme est d’avantage celui de la cristallographie : condensation, spécification, accrétion d’un édifice à partir d’une dysharmonie première. Chaque monde, pour Deleuze, nait d’un problème : son énigme est celle du grain qui amorce le processus d’accrétion, celle de Richir la rythmique de son paysage.
On ajoutera que le schématisme a Deleuze a un rôle plus heuristique que pour Richir La perspective génétique richirienne en effet conserve l’ombre d’une hiérarchie : il s’agit bien, par la pratique du zigzag, de l’aller-et-retour, de la diplopie, de comprendre le chemin qui va de l’indéterminé au déterminé. La pensée richirienne est une pensée de l’œuvre comme création ; celle de Deleuze une pensée de l’œuvre comme "problématisation". Non, précisons-le, que la dimension problématique soit absente de l’œuvre richirienne. Elle y est au contraire abondement présente, par la thématique du sens-se-faisant, mais celui-ci présuppose l’élaboration schématique d’une forme-monde, alors qu’elle en est, chez Deleuze, l’amorce.
Résonances
Nous voudrions ici évoquer deux thématiques investies ou reprises à la fois par Deleuze et par Richir : le champ transcendantal, dont l’un et l’autre font le milieu de déploiement de la genèse, la rythmique de la genèse comme mise en résonance de singularités.
Le champ transcendantal et ses singularités
Le thème du champ transcendantal, introduit par Sartre, repris et perfectionné par Merleau-Ponty, joue un rôle capital dans la pensée deleuzienne comme dans la phénoménologie richirienne. Deleuze marque en effet son intérêt envers certains concepts et problématiques de la phénoménologie (dans Logique du sens, « De la double causalité », Deleuze loue ainsi Husserl d’avoir cherché à penser le double caractère du sens, à la fois produit et impassible, mais lui reproche d’avoir ensuite conçu le sens classiquement comme prédicat et non comme événement[28]. Deleuze signale par ailleurs à plusieurs reprises son intérêt pour des concepts phénoménologiques comme les synthèses passives, auxquelles il renvoie au début de Différence et Répétition, « La répétition pour elle-même », et qui irriguent aussi l’œuvre richirienne… Mais Deleuze ne les introduit que pour aussitôt reprocher à la phénoménologie de ne pas les penser assez loin.
Le champ transcendantal doit, pour Deleuze comme pour Richir, être pensé indépendamment du monde constitué. Les reproches faits à la pensée husserlienne sont très proches chez Deleuze et Richir. Selon Deleuze en effet, « (…) il apparaît que Husserl pense la genèse, non pas à partir d’une instance nécessairement « paradoxale », et « non identifiable » à proprement parler (manquant à sa propre identité comme à sa propre origine), mais au contraire à partir d’une faculté originaire de sens commun chargé de rencontre compte de l’identité de l’objet quelconque, et même d’une faculté de bon sens chargée de rendre compte du processus d’identification de tous les objets quelconques à l’infini.[29] » Mieux, ajoute Deleuze, « (…) jamais le fondement ne peut ressembler à ce qu’il fonde (…)[30] » Le problème, ajoute Deleuze, vient de la détermination du transcendantal comme conscience. Ainsi,
« (…) le tort de toutes les déterminations du transcendantal comme conscience, c’est de concevoir le transcendantal à l’image de ce qu’il est sensé fonder. Alors, on bien l’on se donne tout à fait ce qu’on prétendait engendrer par une méthode transcendantale, on se le donne tout à fait dans le sens dit « originaire » qu’on suppose appartenir à la conscience constituante. Ou bien, conformément à Kant lui-même, on renonce à la genèse ou à la constitution pour s’en tenir à un simple conditionnement transcendantal : mais on n’échappe pas pour autant au cercle vicieux d’après lequel la condition renvoie au conditionné dont elle décalque l’image.[31] »
De la même façon, pour Richir c’est l’idée même de transmission, de validation possible, donc de l’établissement d’une genèse « traçable » du sens qu’il s’agit de contester. Comme Deleuze ainsi, Richir insiste sur la nécessité de penser un champ transcendantal indéterminé, mais c’est également pour insister sur les mécanismes phénoménologiques conduisant à ce qu’il paraisse déterminer. Ce processus, que Richir qualifie avec Merleau-Ponty de déformation cohérente, conduit à ce que « l’avant » soit toujours interprété et individué depuis « l’après », le phénomène incarné et déterminé sur fond de son inscription dans un certain registre de structuration – ce que Richir appelle un registre architectonique. Il y a pour Richir une complicité originaire de la façon dont la phénoménalité du phénomène m’est possiblement donnée depuis le monde et la structure constituée de ce même monde[32]. Le problème est bien que le phénomène ne peut se saisir (se prélever) que « sur fond » déjà préconstitué du monde. Il est à la fois saisi « toujours trop tard » – c’est-à-dire, de façon qu’il est toujours déjà engagé et structuré – et « toujours trop tôt » – parce qu’il n’est précisément jamais saisi comme un phénomène-de-monde, mais toujours seulement comme un fragment ou un lambeau de lui-même[33].
La différence capitale des « champs transcendantaux » deleuzien et richirien est que Deleuze ne conçoit la thématisation d’un champ transcendantal non altéré que par la sortie de la phénoménologie. La conscience, en tant que telle, est déjà phénoménalisation déterminée : l’expérience humaine se déploie sur des lignes problématiques déjà distinguées ; le champ transcendantal doit autrement dit être pensé en deçà de toute expérience humaine ou même animale, et donc de toute phénoménologie, qui n’en occupe jamais que les niveaux structurés et apaisés. Le champ transcendantal deleuzien est un champ transcendantal réel.
Chez Richir, l’ambiguïté est plus grande : les premiers essais de Richir déploient en effet une logique transcendantale du phénomène qui n’est à proprement parler assignée à rien. Pour autant, Richir ne cesse d’ancrer le phénomène dans les profondeurs de l’expérience : il s’agit toujours pour lui de remonter le plus loin possible dans les méandres de l’expérience concrète pour retrouver les traces des nœuds et des transpositions qui ont conduit à la phénoménalisation du monde tel que nous le rencontrons d’abord et le plus souvent. Cette genèse est en quelque sorte générique. Si le réel ne doit originairement pas être postulé dans sa détermination supposée, on ne peut tout autant postuler que le phénoménologique re-parcoure chaque fois l’ensemble du chemin qui mène à la phénoménalisation, sans que les tendances inscrites au fil des générations dans l’expérience de ceux qui m’ont précédé ne viennent s’inscrire dans l’épaisseur originelle du champ phénoménologique. En quelque sorte, la description richirienne est transinvididuelle : il s’agit de la phénoménalisation en tant que telle, du processus de phénoménalisation tel qu’il a été inchoativement et successivement porté par de nombreux vivants héritant au fur et à mesure de quelque chose de l’expérience des uns des autres, se transmettant des sensibilités, des attachements, des gestes « engrammés » sous formes de rythmes phénoménologiques. Toute sa force est de considérer cet héritage non comme une donnée eidétique, mais comme une tendance qui n’appartient pas originellement à la phénoménalisation, et habite celle-ci comme une extériorité (rythmique et affective) qui s’y endogénéise peu à peu.
Rythmes et fragments
Le concept de rythme revient fréquemment, tant sous la plume de Deleuze que sous celle de Richir. On peut ici postuler l’influence commune de la philosophie de Maldiney. Si, dans ce second cas, le poids de la référence maldinienne dans l’itinéraire richirien est attesté par les nombreux renvois élogieux de Richir à son ainé, il faut souligner que les premières élaborations de Maldiney sur la question des rythmes ont également recueilli l’approbation du jeune Deleuze. Dans sa conférence « Esthétique des rythmes », Maldiney écrit que c’est par le rythme que « s’opère le passage du chaos à l’ordre ». Le rythme peut ainsi être caractérisé comme « simultaneité de l’enveloppement et du détachement dans une même configuration ». Comme le souligne Jean-Christophe Goddard "Ruthmos" veut dire forme. De cette façon, chez Maldiney « (…) le rythme désigne (…) la forme dans l’instant qu’elle est assumée par ce qui est mouvant et fluide. Plus précisément : à cette configuration instantanée, la forme rythmique ajoute la continuité interne d’une durée, de telle sorte qu’en elle l’opposition de l’instant et du temps se supprime. »
Le rythme apparaît dans la phénoménologie de Maldiney comme un « double mouvement de diastole et de systole. » Il faut cependant préciser ici que si le modèle du rythme est important, le rythme n’occupe pas la même position architectonique pour les trois penseurs. Pour Maldiney, comme d’une autre façon pour Deleuze, le rythme est un concept ontologique, caractérisant un mouvement de genèse et de dislocation de la forme au sein d’une mobilité informe. Pour Richir le rythme est un concept transcendantal désignant le caractère du champ phénoménologique de pouvoir s’enrouler sur lui-même, de pouvoir être phénoménalisation. Il n’en reste pas moins que le schème conceptuel du rythme est chaque fois le même : comprendre le surgissement de la forme au sein du chaos sans y présupposer l’ordre.
Chez Deleuze comme chez Richir, la rythmique opère à partir de fragments. Pour Deleuze ainsi, il faut partir de singularités :
« (…) ce qui n’est ni individuel ni personnel, au contraire, ce sont les émissions de singularités, en tant qu’elles se font sur une surface inconsciente et qu’elles jouissent d’un principe mobile immanent d’auto-unification par distribution nomade, qui se distingue radicalement des distributions fixes et sédentaires comme conditions des synthèses de conscience.[34] »
Richir utilise de son côté avec Merleau-Ponty, le terme de "Wesen sauvages" pour désigner ces concrétudes. Dans les notes pour "Le visible et l’invisible", Merleau-Ponty place à la base de la phénoménalisation un processus originaire de sédimentation existentiale mettant en jeu des concrétudes jouant le rôle d’existentiaux incarnés[35]. Il s’agit par-là de saisir le "principe barbare"[36] de la genèse d’une expérience. Dans la description richirienne, la sauvagerie des "Wesen" est majorée : les "Wesen" sauvages ne préparent aucun monde, n’ont littéralement pas de sens, n’assignent la phénoménalité à aucun "logos" – si ce n’est une amorce de logos disloquée et hasardeuse, inchoative et gratuite.
Sur cette thématique encore, la grande proximité des outils ne doit pas masquer la différence des perspectives. Les singularités deleuziennes sont des lignes de brisures, d’hétérogénéité amorçant les synthèses problématiques. Les singularités sauvages richiriennes de leur côté, relèvent de l’inscription plus que du problématique. Pour Alexander Schnell[37], les "Wesen" sauvages jouent dans la phénoménologie richirienne comme une archi-écriture derridienne. La rythmique, en d’autres termes, suit moins chez Richir une ligne problématique qu’elle ne trouve son thème au sein d’une résonance chaotique et hasardeuse au sein de laquelle seulement se déploiera la dimension problématique. En effet, c’est seulement sur fond d’une rythmique ouvrant à une proto-temporalisation, proto-spatialisation que les "Wesen" sauvages, se ségréguant du flux rythmé, pourront amorcer une phase de sens[38]. Pour Richir en d’autres termes, il faut penser d’abord l’écart schématique et sa mise en rythme, puis la singularisation problématique. L’indéterminité du flottement précède transcendantalement la conflictualité. Pour Deleuze, le champ transcendantal est originairement agonistique.
Conclusion. L’expérience du penser
La façon dont Deleuze et Richir envisagent l’expérience du penser atteste à la fois leur proximité et leur distance. Il s’agit dans les deux cas d’une genèse de la pensée affectée par l’extériorité, d’une pensée appelée, donc s’échappant, selon le modèle établi par Heidegger dans qu’Appelle-t-on penser. La distance nait cependant de la conception proposée par les deux auteurs de la philosophie. Pour Richir, la philosophie est classiquement fondée sur sa réflexivité, sur son mode spécifique d’attestation de ce qu’elle élabore ; il s’agit donc de retrouver une forme d’auto-contact au sein même de l’extériorité à soi. Pour Deleuze, la philosophie est problématisation multiforme. Par-là, il ne s’agit plus pour elle de s’assurer de sa propre intelligibilité, mais de jouer chaque fois de nouveaux coups avec cette extériorité.
L’ontologie de Deleuze est en quelque sorte volontairement provisoire ; elle n’entend pas saisir l’être, mais à s’y orienter, à y naviguer, à en jouer en exploitant ses harmoniques, en en pinçant les cordes. Son objet n’est ni de circonscrire d’une manière ou d’une autre le champ de ce qu’on peut en dire, mais il n’est pas davantage d’en penser l’intelligibilité même en dévoilant les contraintes que pose, d’emblée, l’exercice de la pensée pure s’y appliquant, comme le ferait un idéalisme classique. Il s’agit, écrit Pierre Montebello, de produire[39] une « (...) genèse de la pensée affectée par le réel[40] ». Cette production est en d’autres termes strictement conceptuelle : la philosophie se donne les moyens de penser ce qui ne peut être que pensé (dans les termes de Montebello), ou encore d’établir « La condition de possibilité d’une production réelle et d’une genèse réelle dans le réel[41]. », c’est-à-dire également les conditions auxquelles la pensée peut ménager une place à cette généticité immanente du réel sans projeter en lui ses propres reflets.
Cette éclipse est néanmoins loin d’être totale, car il s’agit bien aussi d’accéder au point de contact de la pensée et du réel. « Le double refus d’attribuer le plan d’immanence à un absolu réel ou spirituel, chez Spinoza et Bergson, nous rappelle précisément à l’exigence de construire le plan. », écrit ainsi Montebello[42]. La construction de concepts répond ainsi à ce qui se présente comme nécessité pour la pensée, tout en ménageant en eux-mêmes l’insistance d’un insensé, d’une quasi-impensabilité de fait au sein de laquelle il ne faut pas « projeter » notre pensée, mais qu’il faut au contraire y laisser éclore. D’une certaine façon, l’affirmation du paradoxe, sans le surmonter, le met en mouvement, en déplie la puissance spéculative. Ainsi, Deleuze se propose d’impliquer l’impensable au sein de la pensée même : « (...) comment pourrait-elle éviter (la pensée) de penser ce qui s’oppose le plus à la pensée ?[43] ».
La pensée philosophique ici n’est donc pas sans concrétude (même s’il s’agit d’une concrétude spécifique, transcendantale, une « concrétude abstraite » qui naît de la rencontre toujours fugitive et toujours paradoxale du sens et de l’être. Deleuze développe en d’autres termes une véritable pensée du transcendantal en tant que tel : elle entend ainsi exhiber le champ d’exercice indépendant, autonome du philosopher, dans la mesure où un tel champ est bien produit ex nihilo par la pensée qui se le donne comme lieu de son propre mouvement. De la sorte, la philosophie dépasse – et parfois défait – le champ de la rationalité qui présuppose une appropriation préalable du penser et de l’être à laquelle Deleuze substitue une infixable contiguïté que la philosopher s’efforce alors de tisser. « La philosophie commence nécessairement par le tissage de l’être et de la pensée (...) », note en effet Montebello[44]. Mais un tel tissage n’est qu’infinie composition, recomposition, enchaînement. Le « est » disparaît au profit d’une sorte de principe métamorphique au sein du multiple. Deleuze entend d’une certaine façon remplacer le « est » par « et » au sein d’une pensée qui ne cesse de jongler. L’opacité fondamentale de l’être, qui le rend imprévisible et insondable, n’est autre chose que l’épure de sa concrétude. La philosophie, ne pouvant saisir le pli ni se retourner sur lui, le fait jouer. Elle ne pense pas la puissance génétique du réel, ni même le réel comme puissance, mais se place en son sein, en l’accompagnant sans l’arrêter, en y traçant des plans de coupe.
La pensée de Richir est, elle, une pensée classique. Toute la conceptualité que crée Richir n’a pas pour but de dépasser le classicisme, mais de plier et tordre le classicisme pour lui permettre d’absorber la postmodernité. En cela, l’œuvre de Richir est immense : immense parce qu’elle n’entend pas reprendre autrement, pour les mener plus loin, les concepts de la postmodernité, comme le fait Badiou, mais qu’elle ose contre vents et marées, déconstructions, soupçons, un renvoi, une reprise englobante, réconciliatrice, revitalisant toute la conceptualité philosophique et y accueillant les problématiques de la mort de la philosophie. Richir est un auteur dont l’ambition est très hégélienne : tout accueillir, tout expliquer, tout intégrer. Chez lui, dès-lors, même si l’inhumain reste inscrit dans l’expérience, même s’il est son fond, sa démesure, son abîme, il s’agit toujours encore de le réfléchir. Pour autant, Richir se place lui au sein même du concret : sa phénoménologie des pluralités entend assumer l’infondation du concret, et non simplement comme Deleuze, qui se situe toujours d’une certaine façon à l’extérieur, la penser. Pour Richir, il s’agit au travers de cette refondation des catégories philosophiques de penser la création au sein du concret. Il se place ainsi dans le mouvement de montée au sens, de la lumière dans l’informe réel, dans l’épaisseur de l’expérience, au risque du vertige de cette épaisseur, pour y saisir les germes de sens naissants Au sein même de ce chaos, Richir veut comprendre, en exposant les catégories philosophiques assouplies au risque de la concrétude qui les nourrit. Son discours, certes ne peut jamais s’assurer de lui-même, mais ne cesse pourtant, à la manière des "Wissenschaftslehre" de Fichte, de se répéter, de s’auto-réfléchir. La connaissance reste le telos richirien, tandis que Deleuze se contente de « lancer » sa pensée sans vouloir à tout prix l’expliquer, à la justifier, à la réfléchir.
Chez Deleuze, la philosophie ne cherche pas à se saisir comme philosophie, en tant qu’elle pense, mais à saisir la façon dont elle pense. L’élément de la pensée nous vient : on ne se le réfléchit pas pour l’expliciter, on construit un cadre par lui. La problématologie de l’idée est active, pas indéfiniment réflexive. L’image est sans pourquoi. Il n’y a pas d’échelle pour aller jusqu’à elle. Deleuze entraine la pensée à se laisser déposséder par la sauvagerie, tandis que Richir s’intéresse au moment de passage du non-sens au sens. Deleuze, pratique la pensée, ses angles, ses courbes, ses figures pour l’éprouver : Richir suit les mêmes lignes, les mêmes angles, les mêmes courbes pour accrocher quelque chose de l’impulsion du sens à sa naissance. Il y a quelque chose d’Achab chez Richir qui se rue au sein du chaos en toute connaissance de cause et se tient droit face à sa sauvagerie et son immensité. Il y a quelque chose d’Ismael chez Deleuze qui se laisse porter par les tourbillons de la surface.
Ce jeu, certes, rend parfois la pensée de Deleuze friable ; Deleuze ne résiste pas à l’air du temps (quoi de plus beau, écrit-il, qu’un air du temps ?) mais le transforme. Sa pensée se veut pensée à hauteur de l’époque : pensée de ce qui se fait souterrainement dans l’époque, et que la philosophie se donne ainsi les moyens de ressaisir. Ce faisant, elle fournit en quelque sorte une ontologie à une époque qui la conteste, mais peut aussi manquer de liens, se désarticuler, s’affadir, s’absorber dans ce qu’elle veut transformer.
Mais il y a de la même façon dans la rigueur richirienne une forme de folie qui expose sa pensée à l’abîme. Richir est par excellence un penseur de la profondeur. Deleuze, un penseur de la surface. Richir, dans un mouvement proche de la Transfiguration de Raphael, décèle la lumière qui se profile dans l’obscurité de l’abîme. Deleuze, lui, travaille à la surface, à même la peau, le diaphane. Richir décrit la mécanique des affects. Deleuze les fait fonctionner.
Florian Forestier
(texte, sous une version différente, publié dans Eikasia, Revista de Filosophia, n°51, 2013)
[1] G. Deleuze, F. Guattari, Qu’est-ce que la philosophie, Paris, Editions de Minuit, 1990, p. 14.
[2] M. Richir, Phénoménologie et institution symbolique, Grenoble, Editions Jérôme Millon, 1987, p. 11-12.
[3] G. Deleuze, Rhizome, p. 60.
[4] M. Richir, « La refonte de la phénoménologie », Annales de phénoménologie n°7/2008, p. 210.
[5] G. Deleuze, Le pli. Leibniz et le baroque, Paris, Editions de Minuit, 1988.
[6] G. Simondon, L'individu et sa genèse physico-biologique, Grenoble, Jérôme Millon, 1995.
[7] La découverte pasteurienne de la dissymétrie moléculaire est à la base de la chimie organique. Cf. F. Dagognet, Méthodes et doctrine dans l'œuvre de Pasteur, Paris, 1967; rééd. sous le titre Pasteur sans la légende, 1994, préface à la nouvelle édition, p. 17. La dissymétrie, dont Kant faisait l'exemple type du synthétique a priori, s'est d'ailleurs, selon Lautman (et après lui Simondon et Deleuze), révélée comme le lieu par excellence où se laisse saisir une dimension ontologique fondamentale du réel. On notera que la question des dissymétries joue également un rôle capital dans la cosmologie moderne : ce sont les dissymétries originelles, dont on traque les premières esquisses de plus en plus près du Big Bang, qui constituent la trame des structures de l'univers.
[8] G. Deleuze, « Synthèse asymétrique du sensible ».
[9] G. Deleuze, Différence et répétition, Paris, 1968, p. 79-80.
[10] Dans l'analytique des principes, les anticipations de la perception, selon lesquelles toute perception a une grandeur intensive. Pour Deleuze, anticipations de la perception et axiomes ne sont pas sur le même plan : l'intensité est à la racine des intuitions sans être elle-même intuitive, elle concerne l'étoffe de l'apparaître dont l'extension n'est qu'un effet, même si celui-ci ne peut être ouvert que dans son extension.
[11] G. Deleuze, Différence et Répétition, p. 286, op.cit.
[12] G. Deleuze, Différence et Répétition, p. 305, op.cit. Deleuze écrit également, p. 294 que « L'intensité s'explique, se développe dans une extension (extensio). C'est cette extension qui la rapporte à l'étendue (extensum) où elle apparaît hors de soi, recouverte par la qualité ».
[13] Ainsi, ajoute Deleuze la profondeur est une dimension intrinsèque de l'intensité. L'intensité se crée des différences, se crée sa propre « ligne problématique » pour se déployer comme espace.
[14] G. Deleuze, Ibid p. 288.
[15] G. Deleuze, Ibid p. 308.
[16] G. Deleuze, Image Mouvement, p. 90, cité par P. Montebello, Deleuze : la passion de la pensée, Paris, Editions Joseph Vrin, 2008, p. 228-229.
[17] G. Deleuze, Le Pli, p. 3, op.cit.
[18] De la même façon, la façon dont Deleuze lie, dans le même ouvrage et dans ses cours de Vincennes, l’ouverture sur l’être à la prise de perspective sur lui, la profondeur de l’être à la singularité toujours plus profonde que le point de vue lui-même, co-originaire de sa parution, entend concurrencer et dépasser la phénoménologie sur son propre terrain. Deleuze élabore en effet un concept de singularité qui diffère de la singularité phénoménologique, car elle n’a pas besoin de s’attester dans l’étreinte d’une auto-affection ni d’être éveillée par la donation d’un phénomène, mais est un effet structurel de la perspective.
[19] On peut paradoxalement rapprocher la position deleuzienne de la formule de Wittgenstein selon laquelle il y a des problèmes phénoménologiques mais pas de phénoménologie (cf. L. Wittgenstein, Remarques sur les couleurs, II, § 248).
[20] F. Forestier, « La pensée de Marc Richir et les enjeux saillants de l’espace philosophique contemporain : réel, contingence, sens », Eikasia. Revista de Filosofia, n°47.
[21] G. Deleuze, « La différence n'est pas le phénomène, mais le plus proche noumène du phénomène », Différence et répétition, p. 286, op.cit.
[22] M. Richir, Phénoménologie en esquisses, Grenoble, Editions Jérôme Millon, 2000, p. 20.
[23] G. Deleuze, Différence et Répétition, p.236, op.cit.
[24] M. Richir, Phénoménologie en esquisses, op.cit., p. 27.
[25] Ainsi, ajoute Richir « La pluralité est originaire, mais aussi l’indéterminité, étant entendu que cette dernière n’est pas celle, classique, de l’empirique, mais celle, bien plus profonde, du transcendantal et du proto-ontologique (...) », Ibid., p. 163.
[26] M. Richir, « Pour une phénoménologie des racines archaïques de l’affectivité », Annales de phénoménologie n°4/2005, p. 162-163.
[27] G. Deleuze, Différence et Répétitions, p. 281-82, op.cit.
[28] Ce qui n’est pas tout à fait exact, si on se réfère à l’importance de la question de l’acte, et à ce que celui-ci concerne d’irréductiblement actif, dans la genèse de la pensée husserlienne.
[29] G. Deleuze, Logique du sens, Paris, Editions de Minuit, 1969, p. 119.
[30] G. Deleuze, Ibid, p. 119.
[31] G. Deleuze, Ibid., p. 128.
[32] On notera une fois encore le caractère assez heideggérien de cette objection, puisqu'il s'agit bien de rappeler qu'on ne peut saisir le paraître que là où il se met en jeu et à partir des catégories autorisées par sa mise en jeu. Mais on notera réciproquement la stratégie, très husserlienne en revanche, de Richir. Husserl en effet distingue également pour sa part l'ego transcendantal réduit de l'ego transcendantal se liant à un monde au sein duquel il se projette comme s'y inscrivant par ses actes, ses perceptions. Mais la rupture avec le monde est selon Richir plus difficile à conquérir que Husserl ne semble le penser et n'a lieu qu'au prix de l'indétermination.
[33] Cf. Frédéric Streicher, La phénoménologie cosmologique de Marc Richir et la question du sublime. Les premiers écrits (1970-1988), Paris, Éditions L'Harmattan, 2006 : « (...) le narcissisme absolu de l'absolu, lui-même illusoire, est relativisé de manière irréductible par la critique phénoménologique, puisqu'il ne renvoie plus à une présence à soi parfaite et accessible adéquatement, mais à l'illusion indéracinable de cette présence à soi apparaissant toujours en imminence », p. 30.
[34] G. Deleuze, Différence et répétition, p. 124-125, op.cit.
[35] Très explicitement, il écrit : « Des concrétudes ou des Wesen phénoménologiques sauvages portant en eux-mêmes, en leur masse indivise, du sensible (visible, tangible, audible, etc.), de la Stimmung, et de la pensée. » (Ibid., p. 57). Le visible et l’invisible, Paris, Gallimard, 1964, en particulier « Interrogation et intuition ». Cf. aussi, dans les Appendices, le concept de rayons de monde (p. 293-295).
[36] M. Merleau-Ponty, Le Visible et l’Invisible, p. 321 (notes de travail).
[37] A. Schnell, « Temporalité et affectivité », dans P. Kerszberg, A. Mazzu, A. Schnell, L’œuvre du phénomène. Mélanges de philosophie offerts à Marc Richir, Bruxelles : Ousia, 2009, p. 122 : « La concrétude de cette écriture serait constituée d’après M. Richir justement par les Wesen sauvages. »
[38] Ce processus est décrit en détail par Richir dans L’institution de l’idéalité et dans Fragments phénoménologiques sur le langage.
[39] « Or répétons-le, le plan d'immanence n'est pas une chose, une nature, un absolu positif (même si c'est un « horizon absolu » pour la pensée) c'est au contraire une production », Montebello, ibid., p. 223.
[40] Montebello, ibid., p. 10.
[41] P. Montebello, ibid., p. 21.
[42] P. Montebello, ibid., p. 224.
[43] G. Deleuze, Différence et répétition, p. 292, op.cit.
[44] P. Montebello. ibid., p. 16 qui renvoie à Logique du sens p.151
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